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La casquette d’observateur : une négociation des identités

La recherche au sein de SPE, une démarche

2. La méthode de récolte des données

2.1. Le travail d’observation

2.1.4. La casquette d’observateur : une négociation des identités

Le terrain de recherche met à l’épreuve l’identité du chercheur. Il peut provoquer une démultiplication des identités à savoir celles d’observateur, de stagiaire, de secrétaire, d’expert, de témoin, etc. Aux yeux des agents, nous apparaissons comme un stagiaire, c’est-à-dire un nouvel agent temporaire, quelqu’un qu’il faut encadrer. Pour accélérer le processus d’intégration dans le milieu, nous avons proposé aux agents quelque chose en échange de notre présence à leur côté comme le fait de faire un compte-rendu de la réunion, par exemple. Quelques-uns ont accepté la proposition. Nous

sommes devenu secrétaire le temps d’une réunion. Le carnet de terrain sous le bras, nous avons pris note des échanges qui se déroulaient sous nos yeux. Le style direct nous a semblé le plus approprié pour noter rapidement les dires de chaque partie-prenante.

Il a fallu être stratège pour arriver à coucher un maximum d’informations sur papier et surtout être intuitif pour adapter au mieux notre attitude aux circonstances. Même en étant dans un milieu facilitant le travail de prise de notes – une organisation formelle où les agents passent leur journée avec un bloc de feuilles et un stylo à la main –, en prendre trop paraît suspect aux yeux des agents tout comme le fait de ne pas en prendre suffisamment. Comme le précise Peretz (2004), la prise de notes à découvert peut gêner les personnes observées. Les acteurs de terrain s’interrogent sur ce qui s’écrit dans le carnet, « sur les raisons de l’attitude intermittente de l’observateur :

tantôt il s’arrête de prendre des notes, tantôt, plongé dans son carnet, il donne l’impression de ne plus regarder, tantôt il note quelque chose que l’acteur considère comme sans importance ou fâcheux » (Peretz, 2004, p.75).

Être en charge du compte-rendu de la réunion constitue une bonne réponse à ces questions. La crainte de l’acteur s’efface sous l’acquisition par l’observateur du rôle de « secrétaire de réunion ». Cette nouvelle identité permet d’écrire librement face à des acteurs détendus. En l’absence de ce rôle, il a fallu trouver la meilleure tactique pour prendre note de tous les échanges à notre aise. Une stratégie mise en place a été de changer régulièrement la position du cahier en alternant son dépôt sur la table et sur les genoux. Le cahier sur les genoux facilite la prise de notes sans attirer l’attention des acteurs autour de la table. Cette technique fonctionne à partir du moment où le regard est orienté vers les individus. Sinon, tourner les pages délicatement et choisir un stylo silencieux a permis de rester discret. Peretz (2004) invite le chercheur à noter en s’adaptant au rythme de l’action, en ce sens où celui-ci ne doit pas paraître absent ou réagir brusquement à une situation, mais aussi à faire preuve d’humour face aux commentaires des personnes observées. En général, nous avons réussi à noter en direct les propos de chaque acteur sous forme de dialogue. Après la réunion, nous notions nos impressions et les questions d’éclaircissement ou d’approfondissement à poser à chacune des parties-prenantes ultérieurement, lors de discussions informelles ou lors de l’entretien.

D’autres agents ont préféré recevoir un feed-back sur la réunion et, parfois, des conseils pour améliorer leur pratique. Certains ont saisi l’occasion de la présence d’un observateur extérieur pour obtenir un avis sur le déroulement des échanges entre les différentes parties-prenantes. Ces agents nous ont interpellé en tant qu’expert. Par exemple, un agent de l’Office genevois ne souhaite pas notre présence lors d’une activité prévue avec un opérateur pour l’évaluation de sa prestation. Il nous annonce cela une semaine avant la date consacrée à la réunion. À ce moment-là, nous nous connaissions très peu car le terrain de recherche venait de débuter. Au fur et à mesure des journées passées dans « le milieu », des activités réalisées avec les différents agents et des temps de midi partagés ensemble, la confiance s’installe. À chaque fois que l’agent nous parle de la « fameuse » réunion, nous reprécisons notre rôle, proposons quelque chose en échange et surtout évitons de lui faire sentir une pression. Il a le choix d’accepter ou de refuser notre présence. Finalement, il accepte volontiers notre participation car il souhaite avoir un avis sur la manière dont l’échange se déroulera.

Au fur et à mesure de notre présence sur le terrain, une certaine proximité s’est établie avec les agents. Il nous est arrivé deux ou trois fois de leur donner des conseils, à leur demande, pour la réalisation de l’ordre du jour d’un comité d’accompagnement, par exemple. Ce fut la requête d’un agent d’Actiris. Nous avons été en mesure d’y répondre positivement car nous venions de rencontrer plusieurs opérateurs privés, ce qui nous a permis d’avoir accès à leurs attentes. Étant en début d’année civile, nous avons conseillé à l’agent de laisser chaque opérateur s’exprimer sur le bilan et son vécu de l’année précédente. Les prestataires ont fait part d’une grande satisfaction par rapport au déroulement de la réunion. Cette formule a permis à l’agent d’avoir un retour qualitatif sur les différents projets menés par les opérateurs et d’acquérir la confiance de ces derniers.

Nous avons également été mobilisé par les acteurs de terrain comme « témoin » mais aussi comme « juge ». Par exemple, lors d’un comité de suivi dans une direction régionale du Forem, un agent annonce à l’opérateur une réduction des budgets suite à une erreur dans le calcul des dates de validité des délivrables (document attestant, dans ce cas-ci, l’entrée en formation qualifiante du demandeur d’emploi ou sa mise à l’emploi). Il doit donner cette information-là à l’opérateur depuis plusieurs semaines. Il a préféré attendre la réunion pour lui annoncer de vive voix. Le prestataire est surpris et s’empresse de nous prendre comme témoin de la situation. Les propos échangés entre

l’agent et l’opérateur tournent autour de la présence de ce témoin dont il fait l’objet d’un règlement de compte entre les parties-prenantes, comme le relate l’extrait ci-dessous.

Agent : « Oui ! Ça fait des semaines que je devais te dire ça.

Opérateur : Et, tu avais peur !? Et c’est pour ça que tu as pris un garde du corps, un témoin extérieur (le chercheur).

Agent : Un témoin qui pourra aller dire à mon responsable et au siège central que j’ai réparé mon erreur. »

Lors d’un autre comité de suivi, dans une autre direction régionale du Forem, l’agent et l’opérateur ne sont pas d’accord sur la manière d’effectuer le calcul du financement de la prestation. Les deux techniques de calcul donnent une différence de 1.500 euros. La technique de calcul mise en avant par l’opérateur réclame cette somme à l’Office alors que l’autre façon fait perdre ce montant au prestataire. La méthode de calcul est expliquée dans un document prévu à cet effet mais il y a deux manières de l’interpréter. Comme aucun accord n’émerge de la discussion, l’agent et l’opérateur se tournent vers nous pour obtenir notre avis sur la compréhension du document, comme si nous étions « juge » de la situation. Face à ces incertitudes, l’agent décide de contacter le siège central pour avoir une réponse claire à donner à l’opérateur. Il avait raison dans sa manière de comprendre la méthode de calcul. L’opérateur recevra une somme plus faible que ce qu’il avait imaginé.

Au sein de tous les terrains de recherche, nous avons dû essuyer quelques refus de la part d’agents en ce qui concerne notre participation à certaines activités partenariales. Nous n’avons pas réussi à faire accepter notre identité d’observateur ni à la négocier auprès des agents. Ces derniers ont estimé les activités partenariales trop « délicates » pour autoriser la présence d’un observateur externe. « Délicates » signifie « croustillantes » pour le chercheur mais rien n’y fait, les agents maintiennent leur position. Ils n’ont pas souhaité notre présence car les réunions « délicates » concernent le refus d’un opérateur de signer la convention de partenariat, l’annonce de la diminution de l’action et du subside ainsi que la résolution de problèmes relationnels. La seule manière de récupérer ces données est de recourir à l’entretien avec les agents une fois l’activité terminée. Nous avons négocié cela avec eux : tous ont accepté. Lors de l’entretien, ils ont avoué que nous aurions pu

être présent car les réunions se sont bien déroulées avec les prestataires en question.

Avoir une identité de « secrétaire », d’« expert » à côté de celle d’« observateur » a favorisé notre présence auprès des agents. La démarche d’échange a été rapidement adoptée afin de s’intégrer à un maximum d’activités. Comme le précise Zimmerman (1981), « short of such talents, the ethnographer [the searcher] must devise means to get to where he needs to be, see and hear

what he can, develop trust between himself and his subjects, and ask a lot of questions » (p.8). Développer une multitude d’identités a joué en notre

faveur au niveau de l’intégration sur le terrain de recherche et pour se trouver là où il faut être, c’est-à-dire au cœur de l’action. Le chercheur doit jongler avec les différentes identités sans s’attacher à celles-ci car il doit toujours revenir à son identité initiale : celle de chercheur. D’ailleurs, le secrétaire ne prend pas les mêmes notes que l’observateur (le chercheur). Endosser ces deux identités implique une double attention pour répondre à la fois aux attentes des acteurs de terrain et à celles de la recherche.

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