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Pour la récolte des données, tant lors de la phase d’observation participante que lors de la phase de réalisation des entretiens, nous avons procédé à des allers-retours permanents entre la littérature et le travail de terrain. L’entrée sur les terrains de recherche ne s’est pas effectuée sans lectures théoriques préalables sur, entre autres, la sociologie de la confiance. Sans pour autant se situer dans une démarche déductive, nous avons abordé les terrains de recherche avec les différents cadres d’analyse issus de cette littérature. Nous n’avons pas cherché à en vérifier la véracité mais à en tester la pertinence sur les terrains étudiés. Ces cadres cognitifs ont permis d’éclairer les pratiques effectives des acteurs issues du travail d’observation et les pratiques racontées relevant des discours des acteurs. Le travail d’analyse débute dès les premières observations effectuées sur le terrain.

Par exemple, nous avions en permanence en mémoire les formes logiques (pari, défi, gage, sacrifice) d’Ogien. Nous regardions les actions et entendions les discours des acteurs à l’aune de ces quatre formes pour voir dans quelles circonstances ils apparaissaient. Trop précoce pour être définitive, l’analyse reste à ce stade une proposition à vérifier. La récolte d’autres données a pour objectif de confirmer, d’infirmer voire de nuancer cette proposition. Inversement, la collecte d’autres informations invite le chercheur à approfondir les cadres théoriques et à en explorer d’autres. Ainsi, ce jeu d’allers-retours entre le terrain et la littérature s’inscrit dans une démarche d’analyse des données du type « abductif », nommée aussi « démarche

do not generally think through in a straight line. Often we have the experience of being immersed in a mass of confusing data. We study the data carefully, bringing all our powers of logical analysis to bear upon them. We come up with an idea or two. But still the data do not fall in any coherent pattern. Then we go on living with the data – and with the people – until some chance occurrence casts a totally different light upon the data, and we begin to see a pattern that we have not seen before » (Whyte, 1961, p.280-281).

L’abduction proposée par C.S. Peirce en 1960, est un mode de raisonnement, le principe par excellence de la découverte scientifique. Elle se situe entre les démarches de déduction et d’induction. Cette méthode de raisonnement consiste dans les faits « à procéder par allers-retours entre des observations et des connaissances théoriques tout au long de la recherche. Le chercheur a initialement mobilisé des concepts et intégré la littérature concernant son objet de recherche. Il va s’appuyer sur cette connaissance pour donner du sens à ses observations empiriques en procédant par allers-retours fréquents entre le matériau empirique recueilli et la théorie » (Charreire et Durieux, 2003, p.70). L’intérêt de la démarche de Peirce se situe dans le fait que la production de sens peut s’effectuer par la combinaison de plusieurs méthodes de recherche. Dans la partie suivante, nous allons rendre compte de la technique utilisée pour le traitement matériau.

4. La méthode de traitement des données

« Après quelques mois, nous voilà submergés par un flot de données, de

rapports, de transcriptions, de tableaux, de statistiques et d’articles. Comment donner un sens à ce capharnaüm au fur et à mesure qu’il s’entasse sur notre bureau, qu’il remplit d’innombrables disquettes ? (…) Le compte-rendu d’enquête pourrit sur pied tandis que nous essuyons les remontrances des directeurs de thèse, des financeurs et des clients, les plaintes de nos proches et de nos enfants qui nous voient farfouiller dans cette sombre masse de données dans l’espoir d’éclairer le monde » (Latour, 2006, p.180). Malgré les

cahiers de terrain colorés à l’extérieur par une belle couverture cartonnée et à l’intérieur par les stylos multicolores et fluorescents, la masse de données reste fort sombre. Le matériau doit être analysé mais comment s’y prendre ?

4.1. Une reconstruction du processus et des histoires

a posteriori

Commencer par le début semble être la meilleure solution. En tous les cas, cette formule paraît rassurante car elle donne la sensation d’avancer progressivement et de façon structurée. Nous nous centrons d’abord sur les données issues des deux terrains belges, le terrain de recherche en Suisse n’étant pas encore réalisé lorsque nous nous plongeons dans les premières analyses du matériau. Pour mettre de l’ordre dans les données, nous suivons les différentes étapes de l’appel à projets et de la vie du partenariat à savoir la sélection des opérateurs, le conventionnement, la mise en place et le suivi des projets ainsi que l’évaluation des projets et le renouvellement de la convention de partenariat. Ces phases ont été reconstruites et catégorisées

a posteriori en trois étapes clés de la vie du partenariat (cf. figure 8) car lors

de la réalisation des terrains de recherche, les activités se sont présentées de façon désordonnée. Comme nous l’avons précisé précédemment, les acteurs de terrain mènent en même temps des activités au sein de plusieurs appels à projets dont la temporalité diffère. Sur une journée, nous pouvions participer à une réunion sur la sélection des dossiers de candidature du futur appel à projets et à un comité de suivi sur l’évaluation des projets de l’appel en cours.

Figure 8 : Les trois étapes clés de la vie du partenariat

1

Conventionnement

2

Suivi des projets

3

Évaluation des projets

Nous avons d’abord traité la question de la sélection des opérateurs par les services publics de l’emploi. Après avoir retracé les différentes étapes du processus de sélection, nous avons centré notre attention sur les dossiers de candidature posant des difficultés aux évaluateurs (les agents du service partenariats du SPE) lors des réunions de sélection. Ce choix a été posé car les dossiers sans ou avec de gros problèmes sont rapidement passés en revue. En deux secondes, ceux-ci se sont vus apposer le mot « accepté » ou « refusé » sans faire spécialement l’objet de discussions. Il n’y a rien à en dire et, par conséquent, rien à en tirer ou peu de choses au niveau de l’analyse du

matériau. Par contre, s’intéresser aux « dossiers critiques » offre plus d’opportunités pour saisir la manière dont les SPE construisent du partenariat. Pour ce faire, nous nous sommes centré sur l’échange des arguments entre les différents évaluateurs pour comprendre la manière dont ceux-ci tranchent ces dossiers critiques. L’identification, dans le matériau, de ces dossiers critiques a été une étape décisive au niveau de l’analyse et de la rédaction de la thèse. Le concept d’« épreuve », au sens de Boltanski et Thévenot (1991), apparaît dans le raisonnement. Il sert, désormais, à qualifier les dossiers dits « critiques » qui constituent une « épreuve » pour la (potentielle) relation partenariale.

Comme le souligne Becker (2002, p.110), un intérêt tout particulier doit être porté à l’« histoire de la rupture » comme le fait Dianne Vaughan (1986) en sociologie de la famille. Celle-ci cherche à comprendre les étapes du processus qui mène à la rupture au sein d’un couple. Elle étudie la manière dont ces étapes sont interreliées et dont elles créent ou non les conditions propices à la rupture. L’explication de ce phénomène passe par l’identification de ces étapes plutôt que par les caractéristiques des individus, d’où l’importance de saisir les processus par lesquelles les événements se produisent. Dans notre démarche, nous avons cherché à identifier et à comprendre « la rupture », ce qui met à l’épreuve la relation partenariale et, par conséquent, la confiance entre le partenaire public et le partenaire privé. Les dossiers « critiques » sont un élément pouvant déclencher la rupture au niveau de la mise en partenariat. L’analyse de l’ensemble du matériau s’est effectuée par l’identification des difficultés, des « épreuves ». Ainsi, un ensemble d’épreuves effectives (observation) et racontées (entretiens) ont été identifiées pour chacune des étapes de la vie du partenariat. Ces épreuves racontées sous forme d’« histoires » appartiennent à des appels à projets différents tant au niveau du contenu que de la temporalité. Nous n’avons pas toujours eu l’occasion d’obtenir les deux points de vue – celui du SPE et celui de l’opérateur – concernant les histoires. Par exemple, le processus de sélection s’effectuant en l’absence des opérateurs, seule la voix des agents des SPE est présente dans le matériau.

Quand des situations critiques se sont manifestées en comité de suivi ou d’accompagnement, nous avons interrogé les deux parties-prenantes – l’opérateur et l’agent du SPE – afin d’avoir leur vécu, leur impression et leur explication de l’épreuve. Le but n’est pas de confronter les avis pour définir

lequel des deux partenaires a raison mais de cerner le vécu de chacun d’entre eux. En entretien, il est arrivé maintes fois que la personne interrogée nous raconte une situation critique sans évoquer le nom du partenaire (opérateur ou agent). Le fait de ne pas réunir les deux points de vue ne constitue pas un obstacle à la reconstruction des histoires. Quand l’occasion s’est présentée de rencontrer « le deuxième point de vue », nous l’avons saisie. Sinon, nous n’avons pas cherché à tout prix à pister les acteurs de terrain pour avoir leur avis.

Selon Becker (2002), deux contraintes s’imposent dans le fait d’« élaborer des histoires scientifiques » (p.47-48). D’abord, l’histoire doit « fonctionner » en ce sens où elle doit être cohérente et « faire sens ». Puis, elle doit être conforme aux faits découverts. Nous ajoutons une troisième contrainte, en ce sens où l’histoire doit affecter la relation partenariale. Les problèmes « organisationnels » liés à la mise en place des projets d’accompagnement et/ou de formation (l’absence d’un formateur, le manque de motivation des candidats, etc.) n’a pas été pris en considération car ils concernent l’opérateur principalement. Par contre, l’absence de candidats est, par exemple, un problème qui a un effet sur la relation partenariale à partir du moment où l’Office de l’Emploi s’engage à envoyer des demandeurs d’emploi à l’opérateur. La collaboration est touchée de plein fouet, tout comme la confiance entre les deux partenaires.

Toutes les épreuves ont été groupées par thématique. Qualifier les épreuves en leur donnant une étiquette commune n’a pas toujours été aisé. Par exemple, une des épreuves identifiée au Forem est la réception tardive de la lettre de réponse de l’Office concernant la sélection ou non du dossier de candidature. Nous regardons ce qu’il en est du côté d’Actiris. Le courrier de réponse est envoyé plusieurs mois avant le début du conventionnement. Pourtant, les opérateurs bruxellois vivent ce moment comme une épreuve car il a des conséquences au niveau de la collaboration. Ces deux épreuves ont été groupées sous l’appellation « la réception de la lettre de réponse ». Cette étiquette peut contenir différentes modalités d’envoi du courrier, à savoir dans les temps ou en retard.

Afin de procéder à la comparaison entre Actiris et le Forem, nous avons comparé les épreuves identifiées au sein de chacun des terrains de recherche. Généralement, les épreuves observées et racontées par les acteurs bruxellois et par les acteurs wallons ont certaines similitudes, ce qui a permis de les

grouper sous une même étiquette et de comparer les pratiques et les argumentations mises en exergue. Certaines épreuves ont semblé de moindre importance car elles concernaient très peu d’acteurs, elles n’ont, dès lors, pas été traitées. On peut noter, par exemple, les problèmes linguistiques rencontrés par quelques opérateurs bruxellois. D’origine néerlandophone, ces prestataires doivent faire face à un département partenariats au sein d’Actiris dont les agents sont principalement francophones. Ce type de problème ne fait pas partie des épreuves énoncées par les acteurs wallons. De plus, il relève plutôt d’une spécificité de la région bruxelloise que d’une difficulté intrinsèque à la relation partenariale.

4.2. Le travail d’interprétation : place aux discours

des acteurs

Tout au long de l’analyse du matériau, nous avons choisi de nous référer aux discours des acteurs pour la qualification des épreuves. Les extraits d’entretien utilisés dans la partie empirique ont été réécrits dans un langage correct et anonymisés. Ils laissent transparaître le vécu des acteurs vis- à-vis des épreuves. Le chercheur ne peut interpréter la manière dont les acteurs ont ressenti ces moments. Les épreuves ont d’ailleurs été formulées par les acteurs de terrain. Le chercheur n’a fait que les lister par la suite. Se tenir à cette règle méthodologique n’est pas facile car il est aisé de tomber rapidement dans l’interprétation des discours. À plusieurs moments, nous nous sommes surpris à penser à la place des acteurs de terrain. Reprenons l’exemple de la réception du courrier de réponse envoyé par Actiris aux opérateurs. Ceux-ci racontent un ensemble de faits mettant en évidence leurs interrogations par rapport au maintien ou non de leur équipe de formateurs. Nous avons l’impression que cette situation les met en « danger » mais ils ont plusieurs mois pour s’organiser en fonction de la réponse contenue dans le courrier de l’Office.

Nous tombons dans le piège de l’interprétation par le fait de postuler que cette situation se réfère au « défi » mis en exergue par Ogien. En prêtant plus d’attention au discours, nous nous rendons compte que les prestataires ont des difficultés à anticiper les conséquences de la lettre de réponse, que les enjeux ne sont pas clairs avant la réception de celle-ci et que la réponse de l’Office laisse les opérateurs face à un choix à alternative simple, c’est-à-dire accepter ou refuser la proposition. Les prestataires ont l’impression de vivre

cette épreuve comme un « pari » et non comme un « défi ». D’apparence, l’exercice semble simple mais le piège est vite tendu. Pourtant, « la signification

des événements observés […] se trouve dans ce que les individus disent. Ils commentent sans arrêts leurs activités » (Coulon, 2007, p.85). Il est alors, en

principe, aisé de s’en tenir aux propos des acteurs. Ceux-ci fournissent tout : l’acte, le discours et son interprétation.

Par ses travaux sur l’opportunisme, Neuville (1998, p.87) donne un conseil pour éviter de tomber dans le piège de l’interprétation. Il propose de s’écarter de la vision dualiste où l’opportunisme est opposé à la confiance : être ou ne pas être opportuniste ; faire ou ne pas faire confiance. Laissant de côté les grands paradigmes s’attachant à la nature humaine utilitariste, il invite à réintégrer l’opportunisme dans des relations concrètes. Ceci l’amène à considérer que faire le choix d’adopter un comportement opportuniste n’est pas un problème en soi. La difficulté se situe plutôt au niveau de la perception du partenaire adverse qui interprète le comportement comme une trahison. L’opportunisme est ainsi un problème relationnel : ce n’est pas l’observateur extérieur qui est en mesure de définir l’opportunisme mais bien les acteurs qui sont dans la relation. Le fait que le partenaire interprète le comportement comme étant une « trahison » lui confère le statut de comportement opportuniste. Il est, alors, plus qu’essentiel de se centrer sur les discours des acteurs car « les mêmes signes de confiance engendrent

des effets différents, voire opposés, selon les individus » (Karpik, 2006, p.113).

Recourir aux discours des acteurs pour l’interprétation des faits observés et racontés constitue seulement la première étape de l’analyse. Le travail d’interprétation du chercheur apparaît à partir du moment où il faut mettre en évidence les facteurs expliquant l’épreuve. Le chercheur ne peut se contenter de s’abstenir d’un travail d’interprétation du matériau. Sinon, « il

s’interdit de pouvoir mener un travail théorique » (Kaufmann, 2011, p.93). Le

travail d’interprétation s’effectue dans un deuxième temps, après avoir posé les premiers éléments d’analyse.

Conlusion

Dans ce chapitre, nous avons présenté notre objet de recherche et relaté notre démarche de récolte et de traitement des données. L’entrée sur les terrains de recherche – les services partenariats au sein des services publics de l’emploi – a pris plusieurs mois et s’est accompagnée d’une négociation des attentes mutuelles. Être un observateur à découvert dans une organisation formelle implique de répondre aux attentes des instances supérieures des SPE en termes de production de résultats et de droit d’avis sur les productions scientifiques. Trois terrains de recherche ont été effectués sur les quatre initialement prévus à savoir Actiris (SPE bruxellois), le Forem (SPE wallon) et l’OCE (SPE genevois), Pôle Emploi (SPE français) ayant refusé de collaborer. Chaque SPE possède des modalités de gestion du partenariat particulières en termes de technique de création et de gestion du partenariat. La comparaison entre ceux-ci s’effectuera à partir de ces caractéristiques. La configuration du terrain de recherche a nécessité une adaptation de la part du chercheur dans son travail de récolte des données. Le chercheur a intégré les services partenariats pendant plusieurs mois pour observer les activités partenariales et les interactions entre les agents et les opérateurs privés en termes de confiance. Il a « filé » les agents afin de saisir leur travail quotidien et l’ensemble des activités partenariales du service. Ce travail de filature lui a permis de rencontrer des opérateurs privés. Le travail d’observation met à l’épreuve l’identité du chercheur. L’entrée sur le terrain lui donne une nouvelle identité : celle d’observateur. Cependant, celle-ci n’est pas nécessairement suffisante pour accompagner les agents. L’observateur doit négocier son identité et en endosser d’autres comme celles de secrétaire, d’expert, de témoin, de juge etc. Ces négociations ne doivent pas éloigner le chercheur de son identité initiale. Le travail d’observation recouvre également la collecte de documents effectuée auprès des agents des services partenariats.

Des entretiens ont été effectués auprès des agents des SPE mais aussi auprès des opérateurs privés. Deux types d’entretiens ont été réalisés : premièrement, des entretiens semi-directifs à destination des responsables des services partenariats afin d’interroger les processus et, deuxièmement, des entretiens compréhensifs à destination des agents des services partenariats et des opérateurs afin d’interroger les interactions observées entre ceux-ci. Le travail de terrain relève d’une démarche de type « abductif »,

mélangeant la déduction et l’induction. Des allers-retours ont été réalisés de manière permanente entre la collecte des données et la lecture de théories. L’observation et les connaissances théoriques ont été entremêlées, l’une enrichissant l’autre.

Le traitement des données s’est accompagné d’un travail de reconstruction du processus de mise en partenariat et des histoires a posteriori. Les histoires relatent les difficultés, les obstacles, c’est-à-dire les épreuves effectives (observation) et racontées (entretiens). Elles ont été identifiées pour chacune des étapes de la vie du partenariat à savoir le conventionnement, le suivi et l’évaluation des projets. Le travail d’interprétation des données observées est laissé aux acteurs lors des entretiens permettant un approfondissement de celles-ci ; l’interprétation du chercheur intervient seulement dans un deuxième temps de l’analyse. Dans le chapitre suivant, nous allons examiner la manière dont se déroule la sélection des opérateurs privés.

Chapitre 3

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