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J’avais été perturbée à ma première lecture de Tristram Shandy en français par un Madame dont je me demandais bien à qui il renvoyait quand je compris enfin que c’était à moi et que j’avais été trompée dès le départ par le traducteur qui, à aucun moment, n’avait traduit reader par lectrice.

Un jeune homme auprès de qui j’argumentais la nécessité du genre commun, en donnant cet exemple, se targua de son expérience de traducteur pour prendre de haut mes considérations et avancer que ce Madame n’était peut-être qu’une erreur du traducteur.

Nous avons là une réflexion caricaturalement conditionnée par l’androcentrisme que des générations d’instituteurs et d’institutrices ont imposé et se sont imposé à elles-mêmes dans l’apprentissage de la langue. J’admis, bien entendu, qu’une erreur pouvait toujours être possible et d’autant plus que la traduction est toujours création si l’on suit Yigit Bébert, auteur turc parfaitement bilingue qui écrit soit en turc soit en français et ne se traduit pas lui-même parce que, dit-il, « toute traduction est une création » qu’il laisse donc entre les mains des traducteur·ices223. Cependant, même si ce Madame fut une erreur de Charles Mauron qui aurait traduit ainsi un Sir, ce dont je doute, et même si c’est une erreur de ma propre lecture, car il est vrai que je ne retrouve plus ce passage, l’hallucination éventuelle m’aura permis de faire une réflexion dont la justesse ne peut être remise en question, y compris par un traducteur très sûr de lui. Mais « tout bon raisonnement offense »224, dit225 Stendhal.

En français en effet, nous n’avons aucun doute sur la désignation masculine de « lecteur » qui ne peut renvoyer qu’à un individu masculin, homme ou garçon, car nous avons le terme de « lectrice » qui ne peut renvoyer qu’à un individu féminin, femme ou fille. La relecture de Stendhal, qui m’accompagne dans ma rédaction, me confirme dans ce propos.

Dans Le rouge et le noir226 en effet, la lectrice que je suis, si elle a pu être intégrée au premier « on » (« A peine entre-t-on dans la ville ») est, tout de suite après, placée en spectatrice d’un éventuel « voyageur » qui « demande à qui appartient cette belle fabrique de clous » puis qui « s’arrête quelques instants dans cette grande rue de Verrières » où « il verra paraître un grand homme à l’air affairé et important ». Ce « voyageur », quelques lignes plus bas, est spécifié, il est « parisien ». Et nous entrons dans le roman, la connaissance des lieux et des gens, par l’intermédiaire de ce « voyageur parisien » qui a senti « l’atmosphère empestée des petits intérêts d’argent dont il commence à être asphyxié. »

Le troisième paragraphe, après cela, débute par « Ne vous attendez point à trouver en France […]». Ce « vous » s’adresse donc aux lectrices et aux lecteurs que nous sommes. Cependant, le retour en arrière dans le temps de la narration que nécessite le rappel de l’achat « de petits morceaux de terrain » par « M. de Rênal » s’accompagne d’un retour dans l’espace du « voyageur » et dans le temps de l’énonciation :

« cette scie à bois, dont la position singulière […] vous a frappé en entrant à Verrières, et où vous avez remarqué le nom de SOREL »227.

Ici, la lectrice, interpellée comme telle en ce début de paragraphe, est prête à quitter sa position de spectatrice en étant assimilée au « voyageur » ou à une voyageuse qui a été « frappé(e)228 » et qui a « remarqué », bien que l’accord ne soit pas proposé au féminin.

223 Le style indirect libre me rend libre d’écrire un terme qu’il ne peut pas avoir dit ainsi puisque c’est encore un

néologisme. Cependant c’est ma traduction d’un discours qui m’a été rapporté et dont je n’ai pas été témoin

224 Stendhal, Le rouge et le noir, Éditions Gallimard, folio, 1972, p. 226

225 Ici je pourrais écrire « écrit » aussi bien que « dit » et donc « dit et écrit Stendhal » dans la mesure où

« Stendhal » est un pseudonyme créé pour l’écriture. Mais c’est un développement de réflexion que je préfère laisser ici, en note, à la marge en quelque sorte, ce qui permet de tisser une autre dimension du texte – une « pliure » ou une strate, pliure et strate à la fois.

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Ibid. p. 24 et 25

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Serait-ce que les parenthèses feraient trop administratif229 ? Ou que Stendhal ne penserait pas aux lectrices ? Ou que, décidément, c’est le « voyageur parisien » qu’il souhaite conserver comme unique interlocuteur ? Nous savons en effet, de la propre plume de Stendhal que « Toutes les femmes de France lisent des romans » (Projet d’article sur le Rouge et le Noir, 1832 : p. 345)

Enfin l’auteur, ou plus justement le narrateur, se met en scène, (« Combien de fois […] mes regards ont plongé ») et pourrait bien se découvrir sous le « voyageur parisien » car c’est en « songeant aux bals de Paris abandonnés la veille » que ses « regards ont plongé dans la vallée du Doubs ». Quelques lignes plus bas le personnage de « M. le maire » et le narrateur sont comparés dans leurs opinions « (quoiqu’il soit ultra et moi libéral, je l’en loue) », ce qui nous rappelle le sous-titre « Chronique de 1830 » et l’ancrage du roman dans l’actualité de l’époque. Ce qui nous permet aussi de réaliser les étapes du dédoublement et d’un jeu de « miroir » qui commence ici : dédoublement auteur/narrateur, dédoublement voyageur/narrateur, dédoublement entre lui et je, dédoublement de moi-même et de lui, présence enfin de lui-même par notre propre présence (« vous »).

La lectrice découvre alors le plaisir d’entendre parler l’auteur, ou plutôt le narrateur, en son nom propre, et un véritable arrière-plan se dessine ainsi d’un tissu complice, qui se plisse et se tend, entre lecture et écriture. Un tissu commun où l’histoire s’ancre et se raconte, et se dessine, par encre interposée.

« Mais, quoique je veuille vous parler de la province pendant deux-cents pages, je n’aurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur et les ménagements savants d’un dialogue de province. » (p.30)

L’écriture a passé le temps pour atteindre sa lectrice qui pourra revenir à sa guise sur tous les chemins tracés des caractères. Nous sommes dans l’acte d’amour intellectuel, et physique à la fois par la matérialité230 du papier et de l’encre, celui qui naît de la « solitude essentielle » dont parle Blanchot.

Et nous continuons de loin en loin à entendre le narrateur dans le portrait qu’il fait, par exemple, d’un « de ces êtres grossiers, effrontés et bruyants, qu’en province on appelle de beaux hommes » et que Mme de Rênal évite. Ou encore dans la description des hommes que celle-ci se fait sur le modèle de son mari et de ses fréquentations :

« La grossièreté, et la plus brutale insensibilité à tout ce qui n’était pas intérêt d’argent, de préséance ou de croix ; la haine aveugle pour tout raisonnement qui les contrariait, lui parurent des choses naturelles à ce sexe, comme porter des bottes et un chapeau de feutre. » (p.62)

Y compris en utilisant parfois le pluriel de modestie que nous avons marqué en gras ci- dessous:

« Comme notre intention est de ne flatter personne, nous ne nierons point que […] » (p.75)

Et en laissant ce pluriel inclure le narrateur et les différents lecteurs, peut-être plus que les lectrices car il s’agit des soins qu’apporte Mme

de Rênal à sa toilette :

« Une chose singulière, qui trouvera peu de croyance, parmi nous, c’était sans intention directe que Mme de Rênal se livrait à tant de soins. » (p.75)

Enfin, c’est seulement à la page 219 que le mot « lecteur » est écrit, et c’est un lecteur spécifié, celui « qui sourit peut-être », et que le narrateur renvoie à des souvenirs que l’on

228 Frappée de monnaie ici ( !), en voulant ajouter le e entre parenthèses puisqu’il n’y est pas dans le texte de

l’édition Gallimard. C’est le signe € qui a surgi quand j’ai frappé la deuxième parenthèse.

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Ici, mon logiciel ne semble pas connaître le masculin adverbial.

230 En me relisant aujourd’hui j’ai eu un lapsus de lecture en voyant « maternité » où était « matérialité », et j’en

assume l’expression qui se justifie d’autant plus à mes yeux que j’étais dans l’univers stendhalien de « Le rouge et le noir » qui fut apparemment ma matrice intellectuelle (ou peut-être culturelle, ou encore littéraire, à moins que ce ne fût « communicationnelle »)

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suppose communs aux contemporain·es de l’auteur. Autrement dit, la lectrice ne se sent pas exclue, mais accompagnée par de possibles lecteurs, hommes ou garçons qui ont la même occupation qu’elle et peuplent l’univers du roman.

La deuxième mention du lecteur est au début du chapitre suivant :

« Le lecteur voudra bien nous permettre de donner très peu de faits clairs et précis sur cette époque de la vie de julien. Ce n’est pas qu’ils nous manquent, bien au contraire ; mais, peut-être ce qu’il vit231 au Séminaire est-il trop noir pour le coloris modéré que l’on a cherché à conserver dans ces feuilles. Les contemporains qui souffrent de certaines choses ne peuvent s’en souvenir qu’avec une horreur qui paralyse tout autre plaisir, même celui de lire un conte. »232

Ici, la lectrice, sans se sentir exclue pour autant, n’est pas concernée. Elle pourra comprendre la dernière phrase et la prendre à son compte en tant que vérité psychologique ; mais, pour ce qui est de la réalité des faits, ils renvoient à la vie au Séminaire, ce qui y est vu et vécu, un univers d’hommes et de jeunes hommes, un univers exclusivement masculin et qui est noté comme tel : « le lecteur », « les contemporains ».

Enfin, la troisième mention, vers la fin du chapitre :

« Nous craignons de fatiguer le lecteur du récit des mille infortunes de notre héros. »233

exclut avec bonheur la lectrice infatigable qui se reconnaît ainsi le privilège de n’être pas de ceux-là, forcément masculins. Elle peut continuer sa lecture avec d’autant plus d’ardeur et recevoir au passage les confidences de l’auteur sur Julien, comme elle avait déjà reçu celles de ses opinions politiques. Les parenthèses en sont le signe :

« (c’était un mauvais mot qu’il tenait du vieux chirurgien.) »

C’est à propos de l’expression « à lui le pompon »234. Les parenthèses entourent aussi la traduction des répliques ou des titres latins. Ainsi l’auteur est médiateur, non seulement entre un monde et un autre mais entre une langue et une autre.

Cependant, un « monsieur » est inséré bientôt qui ne peut qu’exclure la lectrice. C’est, dans le livre second, quand Julien se fait conduire à Paris, précisément à la Malmaison. Une réplique d’étonnement est supposée émise par le sujet lisant auquel l’auteur s’assimile. La réponse, « Oui, monsieur », est cinglante pour la lectrice qui est, cette fois-ci, objectivement exclue. Car nulle « madame » ne viendra plus loin proposer l’éventualité d’une lectrice, comme ce fut le cas pour Tristram. Voici le passage :

« Je me garderai de raconter les transports de Julien à la Malmaison. Il pleura. Quoi ! malgré les vilains murs blancs construits cette année, et qui coupent ce parc en morceaux ? – Oui, monsieur : pour Julien, comme pour la postérité, il n’y avait rien entre Arcole, Sainte-Hélène et la Malmaison. »235

A partir de là, la lectrice a tout loisir de se donner un rôle autre que celui qu’elle avait choisi et qui est le sien dans la vraie vie.

Elle peut hésiter entre celui de spectatrice d’une histoire racontée entre hommes, voyeuse donc, et celui de véritable et seule destinataire dont les apparences sont cachées pour tromper l’adversaire (mais quel·le adversaire ?). D’autant que Stendhal permet cette suggestion en

231

Notons qu’ici ce verbe peut aussi bien être entendu et interprété comme le verbe « voir » au passé simple que le verbe « vivre » au présent de narration. Et d’autant plus que « noir » renvoie à la vue aussi bien qu’à la symbolique de l’expérience négative.

232 Ibid. p. 223-224 233 Ibid. p.227 234

P. 231 Pour ma part, en relisant ce mot, je ne peux m’empêcher de revoir ma mère, à présent morte et dont c’était aussi une expression, et entendre sa voix rire en disant « c’est le pompon ! » Pardon pour cet afflux de mon intimité ! C’est de la « matérialité maternelle ».

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P. 278-279. Nous pouvons en déduire que les pleurs sont larmes d’émotion à la pensée de Napoléon Bonaparte.

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donnant des exemples avec les lettres que Julien reçoit au Séminaire : que ce soit celle qui est signée du nom fictif de Paul Sorel236 et que Julien croit être de Mme de Rénal ou que ce soit celle de l’abbé Pirard qui a signé d’un autre nom mais a pris soin de glisser cette « feuille d’arbre » qui tombe de la lettre selon un « signe […] convenu »237

entre eux.

Mais quand rien n’est convenu entre auteur et lectrice, les plus fantaisistes interprétations président aux échanges d’un côté comme de l’autre. Et c’est bien d’un soliloque en effet qu’il s’agit. Ou d’un dialogue énigmatique entre univers parallèles.

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P. 240

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Culte ou culture ?