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D.

Quel est notre part de maîtrise sur l’action ? Et où commence-t-elle ? Ne faut-il pas déjà différencier deux ordres : celui de l’ego et celui des particules élémentaires dont nous ne pouvons rien décider en tant qu’ego pour l’instant, que nous pouvons laisser en suspens comme question non résolue, à reprendre éventuellement plus tard ? Les particules élémentaires ayant été classées dans l’ordre de la chimie en interaction avec des lois physiques, nous pourrons tout de même les retrouver plus tard dans la mesure où le discours prononcé à leur propos, ou même étranger au propos, est lui-même facteur d’action.

Qui dit discours et effet de discours se situe dans l’ordre de la collectivité des egos181 .

Ici la sonorisation du terme [ego] nous oblige à une digression nécessaire à la fois sur l’égalité et sur la notion de jeu et de travail182

pour jeu de mot(s) et travail de mot(s).

Jeu de mot(s), travail de mot(s) : Alors que l’idée de ludicité183 inscrite dans jeu de mot(s) nous renvoie à la légèreté, si ce n’est à l’insouciance de l’enfance (qui n’est peut-être qu’une vue de l’esprit adulte) l’idée de labeur inscrite dans travail de mot(s) nous renvoie à la gravité et à la force de la matière, à l’exercice de la force en tout cas. Jeu et travail peuvent également être considérés comme appartenant à des champs sémantiques distincts184 et d’autant plus si on les croise d’une part avec les âges de la vie, d’autre part avec les catégories sociales et/ou professionnelles. Cependant les deux mots seront réunis dans le champ sémantique de l’activité humaine, et même non humaine.

Mais c’est l’activité humaine qui nous occupe parce qu’elle seule utilise les mots. Ainsi nous avons rendu compte de la notion de jeu et travail associée aux mots comme étant celle d’une activité humaine, activité des personnes que nous avons appelées des « egos ».

La deuxième partie de la digression, que j’ai annoncée dans un premier temps, est motivée par la sonorité du mot [ego] qu’un automatisme sémantico acoustique fera entendre égaux. C’est pourquoi j’ai énoncé la « digression nécessaire » sur « l’égalité ». Ici, je dois signaler que cette réflexion s’ancre dans ma pratique de la poésie orale publique où les mots de l’expression intime sont exhibés. Ainsi l’ego est précisément ce qui se met en scène face à ses

égales qui, au masculin, se disent « égaux ».

181 La marque du pluriel est une francisation du terme et l’absence d’accent nous situe dans la latinité du même

terme. Ainsi, notre écriture symbolise l’union de l’écart historique, la dilution, dans l’instant de l’énonciation, de perceptions éloignées dans le temps de l’histoire.

182 Alors que l’expression « jeu de mots » renvoie à l’univers du discours prosaïque où elle désigne une pratique

courante de jeu avec les sens d’un même son, l’expression « travail de mot(s) » n’existe pas en tant que telle (sinon peut-être dans le discours psychanalytique) car elle place le mot en amont de la conscience. Et c’est précisément dans le débusquement de ce travail que réside notre jeu.

183 Le logiciel dictionnairique de mon traitement de texte ne connaissant pas le sens du mot, je l’indique ici : il

s’agit de l’idée du « ludique » (du latin « ludo, ludere » je joue, jouer). N’est-il pas amusant de remarquer qu’une lecture rapide peut intervertir les syllabes pour voir « lucidité » à la place de « ludicité » alors que la prononciation des deux mots a peu de chance d’être confondue : dans lucidité, le voisinage de « lucide » nous situe directement dans l’optique lux, lumière ; dans ludicité, le voisinage de ludique est moins évident à cause du changement de consonance de la troisième syllabe, mais les deux premières ne nous rapprochent pas plus de

lumière que de lune, l’une, l’utile, ludique, l’urgence ou Ludivine. La prévisibilité est toujours en rapport avec un

environnement existant connu ou supposé.

184 Nos références sont toujours liées à un vécu, qu’il soit organique ou culturel, ainsi « jeu » et « travail » sont

pour moi liés à une anecdote d’enfance qui m’a été rapportée : Quand j’avais quatre ans et alors que ma mère était hospitalisée, j’avais été confiée à la garde de ma tante (elle était receveuse et son mari facteur) qui avait une grande maison dont elle entretenait le sol avec attention et régularité. Un jour qu’elle passait la serpillère, je restais près d’elle en pensant l’aider sans doute par ma présence alors que je l’encombrais. Elle me dit alors d’aller jouer ailleurs. Je lui répondis « Mais jouer c’est pas travailler ! ». Si cette réplique est restée dans la mémoire familiale, c’est qu’elle avait frappé par son imprévisibilité, son originalité donc et, par voie de conséquence, son potentiel informationnel. Celui-ci alimente aujourd’hui encore ma réflexion.

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En utilisant ce masculin qui nous coupe de la notion sonore de l’égalité, phonétiquement distincte de l’ego, nous créons et entretenons une confusion pernicieuse dans la mesure où l’unique est pris pour le multiple et le multiple pour l’unique et nous empêche ainsi d’avoir la conscience de l’égalité à construire entre les hommes et les femmes.

Car, si l’ego se construit en interaction avec le monde peuplé d’êtres humains et non-humains, l’égalité, elle, se construit dans le fonctionnement d’un ego à l’autre. Notre situation de sujet élaborant sa pensée nous place à mi-chemin du macrocosme et du microcosme et c’est en étant dans l’altérité face à d’autres egos que nous créons l’échange, source d’enrichissement personnel et collectif.

Terminant ici notre digression, nous pouvons répondre à l’interrogation sur notre part de maîtrise : elle commence quand nous sommes constitué·es en tant qu’ego185 et elle s’exerce sur nous-mêmes, sur le collectif et sur l’environnement. Quant à savoir sa motivation, après qu’imitation et curiosité nous ont guidé·es, c’est bien plaisir ou déplaisir qui constituent les ressorts suivants, l’exercice de l’autonomie étant source de satisfaction en soi.186

C’est pourquoi dans le rapport aux autres, la contrainte physique est la première atteinte à l’intégrité de l’ego.

Après cette description des deux études, nécessaire sans doute pour comprendre notre positionnement analytique, nous entrons dans l’analyse des deux situations.

Analyse de la situation 1 :

La prévisibilité du premier acte est mécanique, arithmétique même : les personnes en question sont là pour vous sauver d’une immobilité accidentelle et doivent vous transporter. La situation fait que les intentions sont claires. Mais le pré où vous avez atterri est bosselé et l’on vous a recouverte d’une couverture, pour éviter peut-être le refroidissement dû au choc. Les quatre paires de bras qui doivent vous soulever vont avec quatre paires de jambes. L’une de ces jambes repose sur l’un de vos pieds, recouvert par la couverture et peut-être assimilé à une bosse du sol par le centre captateur sensitif du corps à qui appartient la jambe. Quand vous entendez les voix au-dessus de vos têtes entonner : « UN, DEUX … », vous savez que, à la syllabe suivante, l’effort va être fourni avec ensemble pour vous décoller du sol. C’est en quoi la prévisibilité est aussi mécanique, ou physique, qu’arithmétique : c’est la performativité de la parole. De votre côté, vous savez aussi que, si vous laissez faire sans intervenir, la suite logique sera d’aggraver votre posture déjà mal en point. Or, ce n’est pas le but du jeu. Comme vous êtes en possession de vos moyens d’expression, vous dites en direction du porteur de jambes : « mon pied ». Et cela suffit pour arrêter l’énumération et faire bouger la position d’appui de la paire de bras interpellée. Votre parole a été performative à son tour, et contre- performative de la première prédictibilité.

Le message ici est informatif et réfère à une connaissance de la réalité physique que l’émettrice du message est la mieux à même d’appréhender. Sa fonction, au-delà d’une reconnaissance informative, est de faire agir un élément (jambe) du décor, qui est aussi agent de l’action future187

(soulever le corps), de sorte que cette action future n’aggrave pas la situation qu’elle est censée améliorer, car nous sommes dans un contexte social où les individus envoyés sur le lieu se sont engagés188 à coopérer pour le bénéfice des victimes189. Le mot, ou le geste si nous n’avons pas de langue commune, est donc ici salvateur, il a eu une fonction performative.

Comparaison des situations 1 et 2 qui ont en commun la qualité salvatrice d’un mot :

185 C’est-à-dire vers l’âge de 3 ans, d’après mes cours de psycho de 1976.

186 Certainement liée à une qualité d’éducation qui fait applaudir l’adulte aux premiers pas de l’enfant faits sans

appui, ou même à sa première station debout.

187 Nous savons que tout geste, et particulièrement quand il est un geste d’effort, engage la musculature de tout le

corps, ainsi les jambes sont aussi agentes que les bras dans l’action de soulever.

188 Le collectif peut obliger à un respect de l’engagement dans la mesure où il implique possible témoignage, lui-

même source de sanction ou de récompense, de reproches ou de reconnaissance.

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Le mot Victime est entendu ici comme désignant une personne mise en difficulté d’agir, y compris suite à un acte dont elle est elle-même responsable, en l’occurrence un virage mal négocié en moto (125 cm3).

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Pouvons-nous analyser de la même façon le message et la prédictibilité dans la deuxième situation ?

Oui, si nous considérons que le mot prononcé renvoie à une réalité identique reconnue par les protagonistes et que la reconnaissance de cette réalité empêche qu’elle se produise en permettant l’anticipation des conséquences pour les deux partis190

et parties191 en présence192. Le mot a également eu une fonction performative.

Non, si nous considérons, d’une part, le système de valeurs auquel renvoie le message (« Mais c’est un viol ! ») où il y a reconnaissance verbalisée d’un jugement et anticipation de celui-ci, (alors que dans la première situation il n’était question que de nomination d’une réalité en présence) et, d’autre part, la situation où s’est immiscé l’agresseur en lieu et place de l’adjuvant193

que le message paralyse en exhibant la contradiction de ses positions, alors que dans la première situation, la continuité est établie dans le rôle de l’adjuvant que le message permet de conforter, en devenant lui-même auxiliaire préventif.

Par ailleurs, les deux situations diffèrent également dans la mesure où la première présente une configuration simple d’un groupe venu en aide à une personne en difficulté, l’empathie des protagonistes entre eux y est implicite, alors que la seconde est un face à face où l’un des protagonistes utilise sa position de sujet adjuvant pour se transformer en sujet utilisateur de l’autre qu’il réduit au statut d’objet utilisé. Ici, nulle empathie ne peut exister. Il n’est pas non plus question de conflit puisqu’il n’y a pas d’argumentation en présence. Il y a eu déclaration de guerre par geste. Le passage du statut de sujet à celui d’objet correspond au passage de l’animée à l’inanimée, du corps vivant au cadavre. Or l’emploi de la force physique ou de la soumission en défense n’intervient qu’après l’échec du recours à la parole, arme de l’intelligence. Mais faut-il encore qu’une expérience antérieure permette à l’intelligence d’intervenir avec le bon mot, alors assimilé au bon outil.

Ayant dit cela, je comprendrais que me soit reprochée l’assimilation de la nomination et de la monstration à du « dénotatif » alors que seule la nomination (« nommer un endroit du corps » » et « désigner du mot adéquat l’acte ») appartient au « dénotatif » dans son sens linguistique et son opposition au « connotatif ». Cependant, tout se définit dans un cadre donné et nous nous situons ici dans le cadre des rapports humains en acte et de leur prévisibilité, c’est-à-dire précisément dans la définition de la « communication » selon Ray Birdwhistell comme étant le processus « par lequel les êtres humains établissent une continuité prévisible dans leur vie » (1970 : 14)

190 « parti » a le sens de protagoniste en tant que partis opposés. Pensons ici au masculin du résultat (cf. note 84)

et la connotation qui peut être avancée du caractère figeant, fixateur et donc irréductible autrement que par sa destruction, d’un « parti ».

191 « partie » a le sens de protagoniste en tant que membre à part égale d’une situation que partagent les deux

protagonistes, le fait que le lieu de la situation appartienne à l’un des deux ne détruit pas l’égalité des membres, les lieux étant neutres par excellence, mais les différentes parties composent l’unité de la situation. Si nous pensons au féminin dans le sens de action (note 84) nous comprenons qu’à l’intérieur d’une situation donnée les différentes parties agissent en faisant évoluer la situation sans détruire l’ensemble

192 Le logiciel orthographique de mon traitement de texte attend un P majuscule à parti de la note 176et pas à

partie de la note 177, ni à « partis » et « parties » écrit dans le texte. Pourquoi ? Je l’ignore. D’autant que, testant

une deuxième fois la même écriture, à la note suivante, il ne la souligne plus.

193 J’utilise des termes de l’analyse narrative dont la commodité me permet d’assimiler les expériences vécues à

un jeu dont les enjeux nous situent dans la direction de la naissance vers la mort : si l’agresseur a été identifié sous le masque de l’adjuvant, qu’il avait d’abord revêtu dans un premier temps sur le trajet, c’est qu’il a soudain fermé la voiture de l’intérieur et s’est tourné vers la passagère en un geste possesseur. Mais encore fallait-il identifier le type d’agression et le mot adéquat qui le signifie. Que le mot ait eu fonction salvatrice fut une surprise qui nous permet d’émettre en retour la nécessité de reconnaître au langage sa portée performative et qu’il est nécessaire de maîtriser, ou d’apprendre à maîtriser, dans la situation de guerre où nous installe la culture du pouvoir sur autrui.

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Des mots tueurs : leur action à décoder