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Ce que « Les Anciens » appelaient « l’âme » est ce qui peut s’appeler aujourd’hui « inconscient collectif » (le « on » de Sartre) et qui se forge avec les lectures multiples des différents réseaux de codes que nos sens enregistrent et auxquelles ils donnent sens.

Et la narration nous fait entrer dans un univers imaginaire qui donne une autre réalité à ce qui peut ailleurs s’actualiser différemment : il en est ainsi de la virtualité du mot « homme » et de toutes les désignations de l’humain au masculin qui nous entraîne dans un chemin différent selon que l’on est une fille ou un garçon. Le paragraphe « point de vue d’une lectrice » donne l’exemple d’un chemin que peut ouvrir la narration dans sa différence sexuée.

Si nous acceptons l’idée de Ward Goodenough selon laquelle :

« la culture d’une société consiste en tout ce qu’il faut savoir ou croire pour se conduire d’une manière acceptable pour les membres de cette société, et ce dans tout rôle qu’ils accepteraient pour chacun des leurs » (Winkin : 1957/1964 : 36),

nous considérons que chaque membre est sous le contrôle d’un jugement collectif dont l’intériorisation interdit la remise en question. Nous imaginons également qu’il y a une homogénéité de formation du savoir et des croyances. Nous éliminons donc la possibilité que, dans une même famille, des croyances et des savoirs s’opposent. Or la réalité nous oblige à abandonner cette idée. Sauf à dénucléariser le mot famille et à désolidariser « famille » et « société ».

Nous enfermons enfin la personnalité dans un rôle, et qui dit « rôle » dit spectacle déjà écrit, même si c’est dans les grandes lignes, comme celles de la commedia dell Arte. Nous renvoyons donc à un déterminisme paralysant que maintiennent en place ceux et celles qui jouissent du pouvoir rassurant de cet ordre.

Or, même si le regard d’autrui est en effet structurant et déterminant, les sociétés évoluent. Et elles évoluent grâce aux membres de la société qui ont justement remis en question leurs connaissances et leurs croyances. C’est pourquoi, je préfère définir la culture d’une manière générale comme étant ce que chaque membre choisit de cultiver dans les connaissances, traditions et croyances qui lui sont transmises, en reconnaissant que les dispositifs de transmission sont de deux ordres : l’exemple et le discours. J’entends par « exemple » ce qui relève du comportement, qu’il soit incitatif ou rébarbatif, j’entends par « discours » ce qui relève de la parole écrite ou dite, l’exemple pouvant être possiblement traduit en discours. Ainsi quand les stéréotypes s’inscrivent dans les gestes c’est-à-dire les comportements et qu’ils sont en phase avec les discours, nous sommes dans une société inamovible et totalitaire. Mais une société inamovible, existe-t-elle ?

Dans la mesure où l’idée de société au singulier a été abandonnée pour envisager des sociétés, au pluriel, même si c’est dans une volonté ou un désir d’inamovibilité, nous sommes forcé·es de considérer impossible une société inamovible puisque la technicité des communications et la liberté humaine rendent l’étanchéité impossible.

Cependant, quand les stéréotypes de différenciation des sexes qui s’appuient sur des données biologiques primaires sont confortés par des lois civiques et/ou religieuses, ils construisent un terreau économique et linguistique qui nourrit à son tour ces stéréotypes.

Ainsi, ce sont bien les lois et les religions qui doivent être questionnées, débattues, et, si besoin, transformées ou abandonnées. Or, pour ce qui est de la différenciation des sexes, quand un seul d’entre eux est représenté dans l’organisation de ces institutions, la remise en question du stéréotype ne peut pas avoir lieu puisque celui-ci apparaît comme la raison d’être de l’institution en cause.

L’hypothèse d’une société primitive où la femme était vénérée comme l’élément hiérarchiquement supérieur est émise par certain·es comme une explication de l’entreprise de domination patriarcale qui s’est muée en l’actuelle domination viriarcale. Cependant, les

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vestiges de cette société sont difficilement reconstituables à partir d’inscriptions dont les traces ont subi un saccage qui semble systématique.

S’il est avéré cependant qu’une telle civilisation a existé, la mise en œuvre de son opposée est allée très loin dans la réduction de l’autre. Et c’est l’héritage que nous continuons à transmettre en n’accordant pas la même importance aux deux sexes et en interdisant de la sorte que se déploie la potentialité humaine.

La prise de conscience d’une inégalité installée officiellement, qui gagne de plus en plus la langue française avec la masculinisation réaffirmée par l’Académie française, fait émerger a contrario des résistances qui s’organisent dans la francophonie.

Etant nous-même dans la situation de la partie non prise en compte par le discours officiel, et ne doutant pas de notre importance égale à quiconque de la partie prise en compte, nous avons voulu relever les marques visibles de ce déni, pour en mesurer l’enjeu en pratiquant la permutation possible du genre. C’est notre partie action.

Enfin, pour qu’une société change dans l’intérêt de tous-tes, il faut que tous ses membres soient encouragé·es à la remettre en question, ce qui ne peut passer que par l’éducation, qu’elle soit populaire, permanente, scolaire ou universitaire.

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Ancre(s) de discipline(s)

H.

rendre la langue française pour objet d’étude pourrait nous situer en lettres modernes ou en linguistique autant qu’en sciences de l’information et de la communication et je me reconnais dans chacun de ces trois domaines. Mais la soutenance d’une thèse nécessite une direction humaine.

Le hasard et la nécessité se sont allié·es pour me faire rencontrer Marlène Coulomb-Gully dont j’ai reconnu les préoccupations comme faisant écho aux miennes, mais sur un versant plus éclairé, celui de l’actualité238. Or, c’est précisément dans ce champ de l’information publique que je souhaite inscrire mon travail puisqu’il a été le lieu d’émergence de la problématique que l’on pourrait très grossièrement définir comme étant celui du genre dans la langue française.

Et cette problématique du genre dans la langue française ne m’a jamais interpellée en tant que créatrice, comme par exemple ce fut le cas pour Michèle Causse, Monique Wittig, Pierrette Fleutiaux, Christophe Pulci mais aussi pour Véronique Perry dans son enfance, et bien d’autres sans doute.

L’identification au masculin dans la langue ne me posait aucun problème puisque je vivais mon identité féminine dans la vie comme une supériorité intellectuelle.

La comparaison entre garçons et filles dans mon enfance était toujours au bénéfice de celles- ci et, depuis, les statistiques prouvent en effet que les filles réussissent mieux que les garçons en classe. J’ai dû rapidement conclure que les garçons étaient génétiquement déficients mais comme l’on nous apprenait à être charitables envers autrui et que l’égalité était un principe républicain, je pratiquais la même humanité avec chacun·e.

Je crois même avoir imaginé que le masculin dans la langue compensait cette infériorité de nature. L’idée que le masculin avait été pensé plus noble par ces messieurs m’aurait, je pense, paru totalement incongrue.

Ce n’est donc pas en « lettres modernes » que ma problématique pouvait s’inscrire, même si je considère qu’à présent c’est justement dans ce « champ » que le travail de réinterprétation des textes doit se faire, associé à celui de l’écriture, de la traduction et de l’invention. C’est précisément celui auquel je m’applique actuellement dans mon travail non universitaire, c’est- à-dire l’artistique, dans les scènes slam auxquelles je participe. Ainsi, je suis actuellement à la cinquième version publique239 d’un texte écrit avant 1993 et que j’utilise comme corpus témoin pour mon apprentissage personnel du « genre commun ».

Quant à la linguistique, je dois dire que c’est elle qui, si la vie est une guerre, m’a donné des armes, sinon des outils, pour comprendre. C’est en effet l’étude non pas tant de la comparaison des langues que du fonctionnement de celles-ci selon les trois niveaux de la matière sonore, de la matière syntaxique (celle du discours) et de la matière sémantique (celle du monde) qui a donné corps à cette perception que j’avais appréhendée dans mon jeune âge comme un jeu solitaire : déshabiller un mot de son sens pour n’en conserver que la face phonique à son tour désarticulée pour être désintégrée de son utilité.

C’est le mot [dezᴐrmε] auquel j’avais fait subir ce sort. Fondu qu’il était dans l’espace, j’ai voulu le rappeler pour le reconnaître en l’habillant de ses lettres, mais il était définitivement mort au sens. « Définitivement » tant qu’il n’allait pas ressusciter de lui-même, intégré dans la nécessité d’une phrase où il réapparaîtrait avec le sens qui m’avait été familier avant sa désintégration opératoire. Opération quelque peu vertigineuse qui oblige, une fois réalisée, à faire confiance au monde du discours pour récupérer un sens essentiel. « Désormais » marque

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C’était à Ombre Blanche, librairie toulousaine, lors de la présentation par Brigitte Grézy de son ouvrage « Contre le sexisme ordinaire »

239 1ère version publique en 2009 à Toulouse, deuxième version le 12 juillet 2012 au Bazacle à Toulouse,

troisième version à Ombres Blanches et au Caméléon (Toulouse), en 2014, quatrième version à La Pizzéria de La Fontaine (Toulouse), cinquième version à St Girons (Ariège) le 9 janvier 2015.

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en effet une étape, un commencement, un pari sur l’avenir. Ne plus l’avoir en stock, c’est ne plus pouvoir énoncer son appropriation du temps à venir. Mais tout cela ne se sait qu’une fois le mot retrouvé.

L’expérience inverse me fut donnée de vivre également. Une écrivaine autrichienne, rencontrée en Espagne, m’offrit un collier de deux grosses perles tenues ensemble par un lacet. Bien qu’elle enseignât le français en Autriche, elle ne connaissait pas le nom français de la matière et, l’assemblée autour de nous, composée d’un Anglais et d’un Portugais qui s’exprimait en espagnol, attendait que je le dise à partir des indications qu’elle et eux me donnaient en anglais et en espagnol, à savoir le mot lui-même, [ambᴓr] [sebia] et sa définition « sève fossilisée de l’arbre ». Toutes ces indications pourtant si parlantes me laissaient toujours aussi ignorante. Cette accumulation d’informations souhaitait faire émerger l’expression d’une information dénotative.

Or quand, bien plus tard, j’appris que c’était le mot « ambre » la solution, je réalisai que c’était un mot qui m’accompagnait depuis mon jeune âge sans que je n’en connaisse la signification : dans un de mes textes, j’avais écrit « l’ambre de la vie » et peut-être, l’avais-je utilisé aussi dans un autre. La consonance et la graphie du mot me parlaient suffisamment pour que je l’emploie en espérant qu’elles parleraient de la même façon aux autres bien que, l’écrit poétique de jeunesse étant d’abord pensé pour être dit à soi-même et faire du bien à son « âme », il soit possible qu’aucune pensée de lectrice ou lecteur autre ne m’ait alors effleurée. Cependant, si j’avais le mot dans mon stock phonétique et graphique sans l’avoir dans mon stock référentiel, c’est que je l’avais déjà rencontré et qu’il m’avait donné une partie de sa signification, du moins la partie que l’auteur (ou l’autrice) avait su faire passer dans la phrase où il avait été employé. C’est dire que le mot avait alors une telle richesse de connotation qu’elle suffisait à elle seule à remplacer la dénotation. Il n’avait qu’une « fonction poétique » selon Jakobson. Et comme je pratiquais alors plutôt l’écriture automatique, il a dû venir sous ma plume comme un automatisme graphique et phonétique.

Mais le mot était peut-être d’autant plus impossible à trouver au moment de la recherche en Espagne: je ne pouvais pas l’assimiler à un mot du monde des autres parce que justement il m’avait habitée de l’intérieur sans aucun lien avec un objet du monde extérieur. Je ne pouvais pas non plus l’assimiler au monde de l’oral parce qu’il avait d’abord jailli de l’écrit et était retourné à l’écrit sans être passé par la verbalisation. Seul le mot anglais écrit, amber, aurait eu une chance de me mettre sur la voie pour lui donner ma voix ! Cet ambre, n’est-ce pas la mémoire et la sève inspirante à la fois ? L’anecdote me permet de distinguer nettement la fonction informative (la définition), selon Jakobson, de la fonction expressive (où la connotation a autant de part que la dénotation), de la fonction uniquement poétique (connotation phonique et graphique), qui est de l’ordre du performatif que l’on peut appeler peut-être ici « noétique ». La frontière est ténue entre la sensation et la connaissance.

La linguistique est pour moi cette discipline qui s’étend à l’infini parce qu’elle touche l’émission sonore autant que la trace graphique, elle m’a permis d’entrer dans Saint-John Perse par l’abstraction mais je souhaite couper un peu les ponts avec cette compagne assidue. Je souhaite en effet ne considérer la langue que dans son utilité pratique, en envisageant des œuvres qui ont été conçues pour se montrer au public. C’est ici le rapport au lectorat qui m’intéresse et non à la langue.

Et c’est encore dans un quiproquo de sens et de sons issu de l’enfance que résident peut-être la compréhension et la justification de mon inscription institutionnelle en sciences de l’information et de la communication.

Et si notre actuel n’était pas le leur

« A l’heure actuelle » est une expression de l’oralité qui ne se trouve pas (ou exceptionnellement) dans les romans. Je m’en suis rendu compte quand j’ai dû transcrire un entretien où l’informatrice répétait souvent « à l’heure actuelle » que j’écrivais « à leur actuelle ». La rectification faite par Paul Rivenc m’a resituée dans la légèreté de l’heure, celle

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qui est à tout le monde et change à tout moment, en lieu et place de l’univers qui n’appartient qu’aux autres et dont il faut tenir compte comme d’un roc imperturbable240

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Pour avoir tenté d’analyser le processus de cette mise en place de sens, je retiens plusieurs éléments qui tiennent tous au contexte familial d’éducation, que je peux appeler premier contexte communicationnel. Ils sont de deux ordres: formel (de l’ordre du « dispositif » selon Agamben ou de « l’outil transversal » selon Charaudeau) et situationnel (mise en place de règles et de consignes structurantes), les deux présidant à la lecture du monde, au déchiffrement du sens.

Pour ce qui est des éléments d’ordre formel, c’est en particulier le bain graphique de la langue dont la connaissance s’est faite par l’écrit plus que par l’oral (comme on l’a vu avec l’anecdote de l’ambre) et dont une des conséquences est la mise en place d’une orthographie première. Ainsi [lᴔr] peut s’écrire l’heur, l’heure, leur, leurs et même leurre(s) dans une prononciation propre à l’émettrice génitrice qui avait passé son enfance et sa jeunesse à Paris (d’après William Labov c’est avant l’âge de sept ans que s’acquiert ce que l’on appelle « l’accent »).

Pour ce qui est des éléments d’ordre situationnel et structurant, une frontière relativement étanche séparait l’univers familial de l’univers social.

A l’intérieur de la famille, il nous était en effet interdit de médire comme de mentir. Ainsi nous ne pouvions pas rapporter un fait véridique dont nous étions « victime » puisqu’il aurait fallu dénoncer un·e coupable. Ce qui nous mettait aussi dans l’obligation de ne compter que sur nous-mêmes pour nous défendre. Et les règles valables pour les enfants étaient aussi respectées par les parents. Mentir voulait dire « affirmer pour vrai ce que l’on sait être faux ». L’exemple manifeste était la croyance en l’existence du père Noël. Ainsi nous n’avions rien à lui demander241 puisque nous savions qu’il n’existait pas.

L’existence de Dieu, du diable et de l’incarnation divine était d’un autre ordre car les personnes qui nous y faisaient croire y croyaient elles-mêmes.

Cette frontière entre « univers familial » et « univers social » est peut-être aussi la prise de conscience d’une première triade : l’égo forcé de prendre sa distance avec les deux univers dans un triangle qui le construit.

Elle donne à voir le mouvement dans ses différents instants et lieux à partir de l’insaisissable présent bouillonnant ou vide selon les points de vue, mais dont le vide exerce attraction.

« N’oublions pas que l’attribut d’« être présent·e » est confiné à chaque « ici- maintenant » particulier et qu’on ne peut jamais l’étendre au-delà de ses limites pour le transformer en « partout-maintenant », en « maintenant universel »242, nous rappelle Milic Capek.

Et enfin, qui sommes-nous243 sinon des êtres de passage dont l’expérience vécue permet que se réalise le futur ?

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Je donne ici l’idée dont je crois me souvenir quand j’entendais ma mère parler de « leur actuel ».

241 Etrangement le logiciel orthographique propose une correction avec le participe passé !!!! La préposition

« à » n’est donc pas prise en compte de même qu’il n’y a pas d’analyse effectuée selon les différents niveaux syntaxiques qui ferait apparaître « demander » à deux niveaux hiérarchiques au-dessous de « avions ».

242 Capek Milic, Temps-espace plutôt qu’espace-temps, Diogène 123 Gallimard 1983, p.37, j’ai aménagé la

traduction de Marc-André Béra, en introduisant le genre commun qui permet de rendre visible l’idée d’attribut que la phrase suivante précise, dans le texte de Milic Capek, avec la référence au « sens étymologique de prae-

esse »

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Ici mon logiciel souligne en vert et, vu sa proposition d’écrire « est », il ne connaît pas le sujet inversé pourtant relié au verbe par un tiret !!!

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À la chasse au signe