• Aucun résultat trouvé

Des mots sauveurs : décodage de leur action C.

J’avais appris que les mots peuvent sauver.

Situation 1 : Nommer par exemple, ou même, désigner du geste, un endroit du corps qu’une autre personne est en train d’écraser par inadvertance peut éviter des conséquences douloureuses si cette personne-là s’apprête, avec trois autres paires de bras, à vous soulever du sol.

Situation 2 : Désigner du mot adéquat l’acte que la justice considère comme un crime peut également vous éviter de subir cet acte dont vous avez noté les signes avant-coureurs.

Nous sommes ici dans le dénotatif pour ce qui est du message qui permettra d’empêcher les actes dont la prévisibilité n’est pas du même ordre. Mais c’est aussi le message qui n’est pas du même ordre.

L’analyse que je vais faire des deux situations s’inspire de ma première et seule étude en « sémiologie du travail »175 mais aussi de ma première et seule étude en « sémiologie de l’image »176

. Autrement dit, j’analyserai deux situations dont je suis protagoniste avec les seuls outils de la sémiologie et, éventuellement de la narratologie.

Étude 1 : Définissons tout de suite le concept d’image dans « sémiologie de l’image », d’autant que c’est l’image selon cette acception que j’ai choisie comme support du corpus actuel de mon travail.

L’étude à laquelle il est fait référence porte sur une planche de bande dessinée. Les éléments sont donc statiques et sont de deux ordres de représentation :

- une représentation qui renvoie à une symbolique visuelle (le dessin des individus et de l’éventuel décor)

- et une représentation qui renvoie à une symbolique de paroles, de pensée ou d’émotion (les mots écrits et leurs traits plus ou moins appuyés, les ponctuations expressives, les traits pleins avec flèches ou bulles pour différencier la parole représentée de la pensée, qui se trouve elle aussi représentée avec autant de clarté que la parole) et qui fait appel à un code graphique précis.

- Il peut y avoir un troisième niveau qui figure la narration mais que l’on peut assimiler au deuxième dans la mesure où il utilise les mêmes signes177, la différence ne résidant que dans l’instance d’énonciation (le texte se trouve alors dans un hors cadre). C’est la différence qui se fait entre discours et narration dans l’enseignement, le discours correspondant alors aux paroles ou aux pensées des personnages et la narration au récit du sujet énonciateur.

- Les couleurs de l’image sont le troisième élément utilisé dans tous les niveaux de représentation. Ce sont elles qui portent par leur absence et leur présence différenciée la symbolique culturelle. Nous ne nous étendrons pas ici sur le sujet, même si notre étude nous avait justement amenée à la découverte de cette réalité.

Dans notre appréhension du monde, quand nous sommes bien-voyant·es, nous pouvons à tout moment nous imaginer face à une page colorée, dont nous circonscririons éventuellement le cadre, créant un espace dans l’espace, ce qui est la première perception nécessaire au travail de mise en scène. Mais c’est aussi la conscience d’être spectatrice (ou spectateur) d’un

175 Etude d’un poste de contrôle dans une chaîne de production de filtres à huile pour moteur, 1979, Toulouse,

Sciences du langage

176 Etude d’une planche de bande dessinée de Claire Bretécher, 1979, Toulouse, Sciences du langage

177 Quand j’écris « il peut y avoir », c’est que je n’ai pas la planche sous les yeux, ni sa précision dans ma

mémoire (cette étude date de plus de 30 ans). Je fais donc référence à un code de lecture et d’écriture de la bande dessinée qui est une généralisation. Elle intègre cette dimension du sujet narrateur omniscient qui n’a pas à prendre parti puisqu’il est créateur de l’ensemble. En conséquence les signes communs dont il s’agit sont uniquement les lettres. Le graphisme des lettres alors est uniforme et aucune ponctuation ou marque expressive d’émotion n’apparaît, contrairement aux signes qui disent les paroles ou les pensées des personnages.

76

spectacle étranger à soi où notre intervention ne se fera qu’en fonction de notre potentiel d’action et de notre volonté, elle-même déterminée par une motivation interne liée à nos désirs en fonction de notre connaissance des mécanismes à l’œuvre.

La différence entre la planche dessinée et le monde autour de soi réside non seulement dans le fait que la planche dessinée est un élément du monde autour de soi mais aussi que nous pouvons agir sur ce monde en direct alors que la planche dessinée a été produite en amont et qu’elle se présente comme un résultat d’action sur laquelle nous n’avons eu aucune prise si nous n’en avons pas été nous-mêmes le sujet créateur. Nous pouvons à présent seulement la détruire ou la maculer.

Enfin l’autre grande différence entre la planche dessinée et le monde autour de soi est la dimension sonore. Or, certains éléments de la bande dessinée pourront être traduits en éléments sonores par la lecture à voix haute. Ils pourront donc, par voix interposée, avoir une incidence dans la masse sonore du « monde autour de soi ».

Nous sommes là sur le fil frontière entre oral et écrit, ou écrit et oral, (car pour un sujet voyant et entendant, il n’y a pas d’antériorité178

de l’un par rapport à l’autre) un espace quotidien pour nombre d’entre nous et, en cela, d’une banalité confondante et pourtant générateur de la plus grande distinction puisque chaque champ fait appel à un sens différent : l’écrit à la vue, l’oral à l’ouïe.

Or, nous savons que l’ouïe seule peut créer des images visuelles, par analogie. La particularité de ces images est qu’elles ne sont pas perceptibles par autrui, qu’elles sont donc propres à chaque individu, même si elles peuvent être partagées.179

Ces images peuvent être statiques ou en mouvement. En faisant le trajet inverse de l’analogie, l’image statique pourra être posée comme analogue à la fixité du mot. L’image en mouvement pourra être posée comme analogue à l’énoncé ou l’énonciation, c’est-à-dire au mot, et plus souvent aux mots, actualisé(s) par la situation, la situation pouvant être l’entourage lexical. L’image en mouvement, c’est un film : une succession de 46 plans à la seconde.

Un seul mot en situation peut donc créer dans notre esprit 46 plans à la seconde qui nous sont propres.

Passage de porte, zone frontière.

La visualisation effective, grâce à la technique, de cette capacité conscientisée de succession de plans, dont on peut non seulement ralentir le mouvement mais aussi l’inverser, permet de comptabiliser les moments forts de la mémoire, de les stocker pour les retrouver et en comprendre leur portée, mais encore de les revisualiser pour un éventuel nouveau découpage qui correspond alors à un montage susceptible de devenir un récit de vie ou une explication :

- Le récit de vie permet au sujet lecteur ou auditeur de voyager dans l’univers de l’autre auquel il associera ses propres images.

- L’explication essaie de mettre à jour un mécanisme qui permettra au sujet auteur aussi bien qu’au sujet lecteur d’en utiliser le schéma pour une éventuelle autre application. C’est précisément le travail auquel nous nous livrons présentement et qui explique ce « nous » du texte, car, à cet instant, le sujet lecteur et le sujet auteur sont au même endroit de perception, ce que nous180 avons appelé la « naissance d’un point de vue ». Ainsi le « nous » dialectique s’élargit ici au collectif que nous formons avec les autres sujets lecteurs.

Étude 2 : Pour ce qui est de la sémiologie du travail, précisons que « travail » est entendu comme activité organisée sur la matière dans un but de transformation. La matière peut être

178 L’antériorité en question renvoie à la synchronie non à la diachronie car nous savons à présent qu’un fœtus

entend et donc qu’en diachronie le son précède la vue.

179 Le jeu de société « compatibilité » est une application de ce principe.

180 Le « nous » ici se rapporte à un moment précédant cet instant, où j’ai moi-même été autrice et lectrice à la

fois, et à un deuxième moment, où j’ai répondu « oui » à Fabienne Baider qui m’a demandé si « point de vue » pouvait être assimilé à « positionnement ».

77

humaine ou non mais l’activité, du moins celle qui nous occupe, est humaine. Il y a donc plusieurs temps dans le processus : celui de l’organisation, proche de la conception, celui de l’action elle-même et celui du résultat de la transformation.

Or, pourquoi souhaitons-nous une transformation ? Ou, dit autrement, pourquoi quelque chose plutôt que rien ? Ou encore, pourquoi autre chose que ce qui est ?

Nous posons donc le problème de la motivation de l’action. Outre le fait que le mouvement est inhérent à la matière, y compris à la matière en apparence inerte, l’action est motrice de vie et la vie est motrice d’action. Et, finalement, c’est notre condition de vivant·es qui nous met en position d’agir.

78