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Jaillissement d’une problématique

N.

Les codes s’apprennent et se découvrent comme les modes. Et un nouvel environnement peut dévoiler sous un jour nouveau l’emploi d’un mot par exemple dont l’énonciation avait paru jusque-là aussi naturelle que la respiration. Il s’est agi pour moi du mot « homme » et, dans son sillage, de tous ceux qui étaient marqués au masculin. Mais si je devais faire œuvre scientifique à partir de là, je me devais de découvrir dans quelle mesure et sous quel angle le problème pouvait être posé. Et d’abord, qu’en pensaient mes congénères ?

Je n’avais pas les moyens d’entreprendre des enquêtes de grande envergure. Cependant mes expériences précédentes m’avaient appris que la quantité est parfois judicieusement compensée par une réflexion menée en amont et qui s’étoffe au contact du terrain.

Il se trouve qu’ici mon questionnement sur le sens du mot « homme » a croisé d’une part mes préoccupations grammaticales sur la nécessité d’inscrire le féminin informationnel à l’écrit et d’autre part la résurgence d’un précédent travail de sociolinguistique effectué avec William Labov à Toulouse qui portait sur les caractéristiques phonétiques du français toulousain dont la prononciation des e, qui sont dits caducs dans le français dit « standard », avait ici une place de choix, mais peut-être pas plus que toutes les autres lettres qui, en Midi-Pyrénées et peut-être plus largement dans l’ancienne Occitanie, tout simplement prennent le temps d’être prononcées.

Autrement dit, quand un e est ajouté à l’écriture en fin de mot, c’est une syllabe supplémentaire que l’œil enregistre et que l’oreille occitane attend. Et le e final en français est certes la marque grammaticale du féminin mais elle n’en est pas la marque lexicale.

C’est pourquoi je ne me résignerai pas à ajouter un e à professeur263 comme je n’en ajoute pas à peur, à rancœur ou à sueur. D’autant que toutes mes premières264 professeurs ont été des femmes, c’est dire que, pour moi, professeur est féminin avant d’être masculin. De même que je ne me résignerai pas à ajouter un e à auteur pas plus que je n’en ajoute à hauteur. En revanche j’accueille avec enthousiasme la renaissance d’autrice dont je me vêts avec délice, renouant ainsi avec les origines latines du mot auctrix que son frère auctor n’avait pas oubliées (Evain : 2008).

Les nouveaux signes graphiques du féminin en francophonie me donnent des indications sur la nécessité impérieuse pour mes congénères d’inscrire le féminin en langue mais toujours pas sur leur conscience du problème de l’homme et du masculin. Il m’a fallu donc rédiger mes propres questionnaires pour prendre connaissance d’une éventuelle pensée non formulée. Et là, il n’était plus question d’interroger un discours déjà construit mais de provoquer une interrogation par mes propres formulations. Mes expériences antérieures en sondage d’opinion ont sans doute été déterminantes dans la conception de mes questionnaires.

J’avais déjà fait connaissance en effet sur le terrain avec les enquêtes, les sondages et les traitements des données. « La formation à l’analyse de contenu se fait par la pratique » (1980 : 49) confirme Laurence Bardin qui ajoute en note : « dans la pratique pédagogique, noter une copie d’élève est souvent une analyse de contenu élémentaire ». Or, l’analyse de contenu sensibilise à la distinction entre implicite et explicite. C’est en fonction de cette connaissance que j’ai élaboré mes questionnaires. J’ai souhaité diminuer l’implicite en traquant l’explicite. Mais l’apprentissage méthodologique s’est fait en plusieurs étapes.

263 Cependant, je me rends compte, en lisant un rapport d’activité qui m’avait été demandé par le rectorat de

Toulouse en 2003, que j’utilisais alors la graphie « professeure ». Mon environnement professionnel avait alors une influence dont je ne maîtrisais visiblement pas tous les effets.

264 Et là, le soulignement vert de mon logiciel semble m’obliger à plier mon écriture à la nouvelle norme qu’a en

effet intégrée l’Education Nationale dans la désignation du corps professoral féminin. Mais je résiste car c’est la mise en place de la morphosyntaxe qui prime et doit mettre au second plan une évolution lexicale possible. Une nouvelle orthographe dans tous les cas doit pouvoir laisser en place le respect de l’ancienne.

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Il y eu d’abord les enquêtes sociolinguistiques menées avec William Labov qui m’ont inspirée pour celles que j’ai menées de mon côté265

à Toulouse sur les mots ou les syllabes, voire les sons, qui, dans le discours oral spontané, ne sont pas porteurs d’information, du moins pas d’information conscientisée266

.

Puis il y eut les sondages d’opinion267

menés auprès de la population française à partir d’appels téléphoniques dont je n’étais qu’exécutante parmi d’autres et dont les résultats publiés dans les journaux m’ont permis d’élaborer une hypothèse méthodologique.

Il y eut enfin le traitement de données écrites que des sujets enquêteurs avaient d’abord recueillies auprès des sujets virtuellement consommateurs pour lesquels une mise en scène avait été préparée en amont. Ces données écrites étaient analysées et codées268 selon une grille sémantique portant sur le packaging, la marque et le contenu quand il s’agissait de produits alimentaires, ou d’hygiène269

.

L’objectif de ces différentes enquêtes était de prévoir un certain avenir en rapport avec l’objet traité. C’en était du moins l’objectif affiché. Celles de William Labov sur l’évolution du français toulousain. Celles d’Action Hexagone sur les conditions pour optimiser les ventes de leurs client·es. Celles de CSA pouvaient avoir un objectif double : si elles paraissaient plutôt mesurer l’opinion publique sur un sujet ou un autre, une personnalité ou une autre, elles permettaient aussi de conditionner l’opinion aux cadres restreints qui étaient posés. Aucune question en effet n’était ouverte. Et les résultats étaient publiés dans un magazine à audience nationale et internationale.

C’est à ce moment-là que je pris conscience de la performativité d’un discours qui ne se donnait pas pour tel. Mais je découvrais aussi le moyen de se rapprocher de la validité des enquêtes quantitatives.

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Pradalier Nicole Auto-reprises dans le discours oral spontané (non publié) : c’est une analyse de trois enregistrements, deux Toulousaines et un Toulousain, dont les hésitations et reprises sont analysées en référence aux Mots du discours d’Oswald Ducrot.

266

Ceux que Conrad Bureau a nommés « phatème » dans une communication à Elseneur (Danemark) au XIVe colloque SILF

267 Réalisés pour l’Institut de sondage CSA

268 Analyse et codification étaient mon travail de « codificatrice » à l’entreprise Action Hexagone, les données

étant traitées par l’entreprise Concret International, à l’étage au-dessus où j’allais de temps en temps « cleaner » les anciennes données, « faire du cleaning » c’est-à-dire « nettoyer » ou plutôt supprimer des colonnes de chiffres pour permettre l’enregistrement de nouveaux nombres.

269 Loréal était client, parmi d’autres, mais il y eut aussi une étude de marché pour une nouvelle télévision qui se

consacrerait au sport, des laboratoires demandaient à tester des noms de médicaments. Enfin Mercédès et Benson and Hedge étaient aussi nos clients. J’avais accepté de remplacer pendant le mois d’août la direction en vacance pour clôturer une étude que finissait sur le terrain un étudiant dont je comptabilisais chaque jour les heures. Ni lui ni moi n’avons été payé·es pour la totalité du travail fait. C’est ce qui m’a déterminée à quitter cet·te employeur·euse. Je ne suis pas plus payée aujourd’hui mais, du moins, je suis libre d’enquêter selon mes intérêts et motivation.

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Matérialité des enqûêtes