• Aucun résultat trouvé

PRESENTATION ET CONTEXTE DE L’ETUDE

Des mots tueurs : leur action à décoder E.

IV. PRESENTATION ET CONTEXTE DE L’ETUDE

« Quand l’être humain eut créé Dieu, Celui-ci se tourna vers l’être humain et lui dit : Tu m’as fait parfait·e selon ta volonté, Sans corps et sans visibilité, Tu m’as donné la toute-puissance que tu n’auras jamais A mon tour, je te donne la liberté. » XIV

cartons tout de suite l’idée que mon travail serait une pure description. Et même s’il en était une, cette description serait tributaire d’un point de vue déterminé, comme toute description, et ce n’est que le déroulé expliqué et argumenté de la description qui peut faire émerger un consensus de vision. « Toute construction de savoir- y compris dans le cadre des disciplines dites « dures »- est tributaire d’une prise de position. » (Colomb-Gully)200 C’est aussi le « savoir situé » selon Haraway.-

Je le présenterais plutôt comme une nécessité vitale dont l’entreprise est une urgence d’autant plus forte que la rapidité et la somme des échanges, si ce n’est leur confusion entretenue, brouillent toute tentative isolée de se faire entendre.

Pour revenir au résumé de ma problématique « Et si la clé de l’origine des maux était dans le sens des mots ? » et pour la prendre au sérieux, je me dois de préciser l’acception que je donne à chacun des mots-clés. Au passage, notons qu’une clé verrouille et déverrouille. Avoir créé le mot valise « mot-clé » comme sésame scolaire, puis estudiantin et enfin universitaire (à moins que ce ne soit dans l’autre sens) pour estampiller tout texte qui se veut sérieux dénote une volonté de lexicaliser la culture. Intéressons-nous donc à ce lexique. Et d’autant plus que ces mots-clés, traduits d’une langue à l’autre, permettent de regrouper des textes en quantité, des interprétations qui s’interpénètrent et dont certaines se cristallisent élevant ainsi des murs que d’autres prendront pour des pavés. La grammaticalisation de la culture permettrait a contrario de mesurer les différences et de réintégrer l’espace de l’autre dans la conscience de l’être.

Par ailleurs, j’ai bien dit « l’origine des maux » et non « l’origine du mal », car il n’est pas question de traiter du mal comme entité que je serais bien en peine d’identifier, pas plus que le bien d’ailleurs (qui a bien des sens !). Les maux sont entendus comme souffrance(s) que d’autres vous/nous imposent ou que nous nous imposons à nous-mêmes, consciemment ou non. Il s’agira(it) d’identifier ces maux. La médecine en a répertorié un certain nombre qu’elle nomme « maladie » en français et qu’elle nous fait ainsi analyser elle-même comme un « mal » qui « a dit ». Mais la médecine est prisonnière d’un cadre culturel et économique qu’il serait bon d’interroger. La première « politique de santé » devrait s’appliquer à l’intercompréhension des mots et au renouvellement de l’apprentissage grammatical. Enfin, qui dit « origine » s’expose à devoir la situer historiquement et/ou géographiquement. Si je la situe, ou plutôt si j’en situe la clé dans le sens des mots, c’est qu’elle est intimement liée au langage. Ce n’est pas dire pour autant que le langage est la source des maux, contrairement à ce que semble avancer Giorgio Agemben, quand il écrit que « le langage » est « peut-être le plus ancien dispositif dans lequel, plusieurs milliers d’années déjà un primate, probablement incapable de se rendre compte des conséquences qui l’attendaient, eut l’inconscience de se faire prendre ».

200 Coulomb-Gully dans Féminin/masculin Questions de communication n°19

84

Notons la formule « se faire prendre » qui laisse à penser que le langage serait extérieur à l’être humain.

Or le langage est une activité sociale qui n’existe pas en dehors des êtres qui l’utilisent. Cependant, le langage a permis en effet que se créent des techniques, et en particulier des techniques de concentration et de transmission de données, qui ont décuplé ou plutôt multiplié de façon exponentielle la capacité humaine d’apprendre et de communiquer au-delà de sa propre vie et bien au-delà de l’espace de son corps au présent. C’est dire aussi qu’elles ont démultiplié la capacité de nuisance de l’humain mais peut-être aussi sa capacité de bien faire, qui n’a guère été tentée encore.

Esope disait déjà que la langue était « la meilleure et la pire des choses »201. Et c’est bien ce qui peut être dit de toutes les productions humaines génératrices de sens. Mais n’est-ce pas les productions humaines tout court ?

L’être humain interprétant et lisant le monde suivant un formatage qui lui a été imposé et qu’il impose à son tour au bébé naissant, toute activité et toute production s’inscrivent dans un système de valeurs à encoder et décoder.

Notons également, dans le fragment cité de G. Agemben, la formule « un primate » qui n’est donc pas « une primate » comme si, en accord avec la légende biblique, le langage serait né de l’entité masculine.

Or, la figure caricaturale d’un mâle découvrant le langage aurait pu être avantageusement remplacée par la formulation : « deux primates probablement inconscient·es des conséquences qui les attendaient » car, pour qu’il y ait langage, il faut être au moins deux. Et l’éventualité que ce soit une femme et un homme, comme le permet la morphologie du mot primate et la pratique de l’accord commun, ouvre la perspective d’une tierce personne, née des deux premières, qui apprendrait à son tour la pratique d’une langue et la maîtrise de sa production écrite pour sa propagation temporelle et spatiale.

Et voilà, avec l’emploi de « un primate », un exemple de dénotation subjective plus lourde de sa connotation que de sa dénotation. Ce que nous pourrons appeler avec Michèle Causse l’androlecte.

Nous parlerons au contraire de « triade communicationnelle ». La présence d’une tierce personne et sa prise en compte active permet de casser le jeu de miroir ou de domination où se neutralise la diversité en se perdant dans la répétition de l’unique.

Autant la production de sons peut répondre à un stimulus biologique comme une empreinte de pas est la trace d’un corps, autant le lien créé entre son et graphie nécessite un consensus impliquant une communauté. Même si tout peut être imaginé à l’origine du langage (son effet produit sur l’autre, curiosité ou terreur, son effet catalyseur d’émotions pour soi-même, son jaillissement spontané et libératoire) la langue n’a pu s’installer qu’une fois mise en place comme activité sociale. Comme la monnaie, elle est un moyen d’échange et de production. Echange d’informations, productions d’idées. Et à l’inverse de la monnaie qui se dénature en devenant moyen d’autoproduction, la langue au contraire trouve son accomplissement ultime dans la production d’idées, de concepts, d’images, sachant que, pour continuer à fonctionner, sa production doit toujours rencontrer l’assentiment du (ou d’un) collectif sans lequel elle s’étiole et meurt.

A propos des caractères d’imprimerie, Jérôme Peignot écrit :

« Les rois, les hommes au pouvoir, seuls, avaient le droit de frapper monnaie, la monnaie de l’esprit tout autant que l’autre ; la monnaie de l’esprit qui est le seul trésor qui vaille. » (1967 : 65)

L’effet de nos démocraties modernes a dépossédé le collectif et ceux et/ou celles qui le représentaient de frapper monnaie202, en rendant celle-ci dépendante de la finance privée,

201 Cette citation nous avait été donnée dans mes années de collège comme base de comparaison entre la langue

et la télévision pour un sujet de « rédaction » argumentative.

85

mais il a permis, a contrario, que la monnaie de l’esprit, « le seul trésor qui vaille », par l’instruction généralisée et l’apprentissage de l’écriture et de la lecture, soit entre les mains de toutes et de tous.

Au moment où la technologie devient un nouveau moyen d’aide et de coercition à la fois par les règles que ces logiciels ont intégrées sous la direction des typographes informaticien·nes, elles-mêmes et eux-mêmes appliquant un principe ecclésiastique de prééminence du masculin, principe édicté sous François Ier pour ce qui est de la langue française, la nécessité oblige à revoir ce principe qui perturbe la fonction de la langue dans la mesure où son respect devient impraticable parce que soit il contrevient à l’usage, soit il entraîne un usage aberrant.

En effet, l’orthographe de principe qui règle « les différentes terminaisons » par rapport aux genres et aux nombres a deux principes qui ne peuvent être appliqués à la fois :

- le premier, celui de la distinction des accords entre la catégorie des noms qui renvoient aux humains et animaux et celle des noms qui renvoient aux non animés (Dubois et Lagane : 1975), est un principe qui constituait un usage morphologique déjà appliqué en latin.

- le deuxième, celui de la distinction des accords au pluriel en fonction du genre masculin ou féminin quand les deux genres sont concernés à la fois et qui renvoie dans la langue française aussi bien à la catégorie des animés que des non-animés, a été édicté sous Richelieu qui a créé l’académie française. Ce nouveau principe était que lorsque deux mots, ou plus, de genre féminin et masculin devaient être accordés à la fois, c’était le masculin qui prévalait. Il s’est donc imposé comme un principe pour remplacer l’usage de l’accord dit « de proximité » qui faisait accorder à la fois au pluriel (nombre) et au féminin ou masculin (genre), deux mots, ou plus, dont le genre était différent, selon la marque du genre du dernier mot : « Des jours et des

nuits entières », des garçons et des filles sérieuses, etc…

Ce principe de la prévalence du masculin a mis du temps à s’imposer car il venait contrecarrer le premier principe de l’accord différent en fonction du sexe. Cette nouvelle règle s’est également accompagnée d’une imposition du masculin comme genre premier, assimilant le masculin à l’indéfini d’une part et transformant les accords attributifs concernant la personne humaine dite au féminin à un accord avec la chose énoncée, ce qui a pour corollaire de faire disparaître la notion d’identité féminine dans la langue.

L’anecdote rapportée par Sneyders de Vogel et qui est reprise par Grevisse dans le Bon usage donne une idée des conflits soulevés par cette règle à la fois contraire à l’usage et surtout contraire au principe d’accord en fonction du sexe : C’est le poète Ménage qui rencontre Madame de Sévigné à qui il dit : « je suis enrhumé », ce à quoi Madame de Sévigné répond : « Je la suis aussi » et Ménage de la reprendre en ces termes : « il me semble, Madame, que, selon les règles de notre langue, il faudrait dire « je le suis », à quoi Madame de Sévigné répond :

« Vous direz comme il vous plaira. Mais pour moi, je croirais avoir de la barbe si je disais autrement. »203

Anne-Marie Houdebine204 rapporte qu’enfant, dans les années « 1952 ou 1953 » elle a entendu l’écrivaine Colette prononcer une phrase semblable en réponse à une question qui lui était posée publiquement. Si ce « je la suis » a frappé l’auditrice c’est qu’une autre forme était attendue, la forme énoncée étant entendue « comme une transgression linguistique » qui a « rempli de bonheur » l’enfant en question et l’a marquée à jamais.

Notons que l’homophonie et l’homographie des premières personnes du verbe être et suivre en français permettent de mesurer l’enjeu de cette transformation déictique.

203

P. 551 Le Bon Usage

86

Ce pronom attribut est devenu un masculin semblable à l’impersonnel de « il y a » ou « il

pleut » semblable à l’indéfini de ceci ou cela205, ou au neutre qui ne renvoie plus à la personne mais au fait d’être enrhumée.

C’est le troisième masculin, qui permet à l’adjectif de devenir un adverbe : « y voir clair », « frapper fort », face à « une vue claire » « un dessein clair », « une forte frappe », « un coup fort ». Je le dis troisième en considérant qu’il y a deux féminins et deux masculins : le masculin et le féminin qui renvoient aux référents sexués et les féminin et masculin arbitraires, qui sont donnés par la langue dans son histoire précédant notre arrivée individuelle au monde.

J’ai appelé « ecclésiastique » le principe du masculin qui prévaut car il correspond à la hiérarchie masculine qui existe, y compris de nos jours malgré les demandes à l’intérieur même des Eglises, dans les religions monothéistes. Le mot anglais clergyman, introduit en français, en signale le trait sexué. Et le rapprochement s’impose entre le mot biblique de Yavé :

« Tu seras avide de ton homme et lui te dominera »206

et la formulation laïque du « sexe masculin » comme étant « le plus noble », reprise par Vaugelas, Bauhours et Beauzée, même si cette formulation semble en contradiction avec ce qui est dit, toujours dans le même texte, au serpent dont il est difficile d’ignorer la similitude morphologique avec le sexe masculin207 :

« […] tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie. Je mettrai l’hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance. »208

Mais comme la descendance de la femme, c’est non seulement la femme mais aussi l’homme, voici que nous nous retrouvons encore une fois avec des principes qui font de l’homme un problème à soi tout seul, le serpent pouvant symboliser à la fois le sexe masculin et le cordon ombilical.

Si nous considérons le serpent dans sa seule symbolique de « sexe masculin », la descendance de ce « sexe masculin » est aussi bien la femme que l’homme. Poser la distinction des deux descendances revient à introduire la notion de « race ».

« (…) - et qui a jamais compris tout à fait à quel point l’homme et la femme sont étranger·es l’un·e à l’autre ! »

Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, ibid. p.178

205 « Neutre » également si nous suivons Fiala et Varro : « les trois genres actuels : féminin, masculin et neutre

(ce, cela, ça) »

206 La Bible, Ancien Testament I, traduction œcuménique de la Bible, Société Biblique Française, 1977, et

Éditions du Cerf, Paris, 1972, 1975 et 1978, Brepols S.A., Thurnout, Belgique, 1969 et 1977 Librairie Générale Française, Paris, 1979, Abbaye de Maredsous, Belgique, 1978, Le livre de Poche, 3e trimestre 1979, p.7

207

L’idée m’a été suggérée par un voisin de la campagne aveyronnaise où j’ai un refuge et à qui je racontais que j’avais vu un serpent dans le jardin : « il n’était donc pas dans votre lit ! ». Pour brutal et impertinent (du point de vue du respect de l’intimité) que fut l’énoncé, il m’a fait prendre conscience de l’analogie que voyait cet homme entre un serpent et le sexe masculin. C’est d’ailleurs ce qui me mit sans doute sur la piste de cette interprétation possible du serpent dans la Genèse. Je connaissais en effet l’écrasement du serpent par la mère de Jésus depuis bien longtemps mais je ne pouvais pas à l’époque faire le lien avec le sexe masculin que j’ignorais lui ressembler. Le premier sexe masculin que j’avais vu étant celui de mon voisin d’asile (c’était le nom pour ce qu’on appelle, je crois, la maternelle à présent) dont l’impudeur m’avait surprise alors qu’il était fier de me montrer ce que je vis comme un abcès dont je m’étonnai qu’il en semblât heureux.

87