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Genre et points de vue C.

6. Le point de vue anthropocentré

C’est celui qui intègre la présence des différents sexes au même titre dans sa pratique. Une affiche encore présente en 2014 dans le métro toulousain et aux abords de l’aéroport de Blagnac manifeste ce point de vue : « Réussir sa vie d’homme et de femme ingénieur ». De même qu’une vitrine de salon de coiffure qui pratique des réductions étudiantes et s’adresse aux unes comme aux autres, ci-dessous. L’on aura l’occasion de comparer plus loin l’apparente clarté de cette vitrine avec une autre, de coiffure aussi.

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Il faut cependant noter que, pour s’intégrer, ce point de vue s’arrête souvent à mi-chemin comme ce fut le cas avec les panneaux qui sont restés dans Toulouse tout le temps des travaux de voiries en 2012 et 2013.

Comme nous l’avons vu en effet, il était question dans la même phrase des « médiatrices » et des « médiateurs » mais uniquement des « Toulousains » et des « usagers ». Les Toulousaines et les usagères n’étaient visiblement pas concernées. Du moins aucune pensée pour elles ne se manifestait ! Oralement, le point de vue anthropocentré s’exprime en

s’adressant aux femmes et aux hommes de façon explicite. Le Général de Gaulle le pratiquait partiellement dans ses discours : « Françaises, Français » disait-il pour commencer. Mais l’écrit continuait à n’en pas tenir compte car il fallait pour cela utiliser un accord commun qui n’est pas pour autant un accord duel et que la langue française n’avait pas envisagé. C’est ici que nous situons le départ d’une conscience de genre qui travaille la langue après avoir été travaillée par elle. De même que se penser soi-même passe par la conscience de l’autre, du regard de l’autre sur soi, penser l’autre exige de se penser soi-même aussi. Et l’autre peut être d’un sexe différent que la langue française permet d’identifier.

La différence des sexes, correspondant à une différence d’écriture dans la langue française, oblige à une réflexion sur le fonctionnement de celle-ci. Or, même si la langue est la matière qui nous a formé·es, elle est aussi, quand nous en avons acquis la maîtrise, un outil à notre disposition que nous pouvons forger à notre tour en fonction de nos besoins et de nos exigences. C’est pourquoi ce point de vue anthropocentré, qui rompt avec la pratique androcentrée, doit avoir une motivation idéologique, politique ou commerciale, pour s’imposer. Mais, pour répondre à l’exigence de rentabilité d’espace, il s’oblige à des formes tronquées (telle ce « lycéen-ne- s ») qui sont encore en recherche d’elles-mêmes, car encore proches des parenthèses avec le second tiret pourtant inutile, et qui pourront avoir une incidence sur l’évolution de l’oral quand celui-ci les intègrera. C’est aussi à cette prospective que nous nous livrons.

C’est pourquoi nous observons tous les signes, y compris à peine émergents, de ce nouveau point de vue sachant que nous participons à son développement en argumentant et en expliquant son fonctionnement. C’est une double action qui se met alors en œuvre : D’une part, la redécouverte du fonctionnement orthographique et grammatical de la langue française, d’autre part la réappropriation de cette langue par ses usagèr·es qui peuvent alors se livrer à la jubilation créative.

Ce point de vue se manifeste logiquement dans une écriture qui sert un propos critique plus particulièrement vigilant sur le conditionnement marchand et consumériste, lui-même allié à la transmission et

CORPUS IMAGE 11 : VIE D’HOMME ET DE FEMME INGENIEUR

CORPUS IMAGE 10 : ETUDIANTES ETUDIANTS

CORPUS IMAGE 12 : LYCEEN-NE-S

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l’imposition de stéréotypes sexistes en particulier, tel cet affichage (ci-dessus) dont le cliché m’a été offert par ma collaboratrice ponctuelle, son regard ayant été frappé par l’écriture de « influencé-e ». Ce cliché pourra être repris pour illustrer le « genre en discours » autant que le « genre en action ». Mais c’est aussi un point de vue qui fait son chemin dans tous les lieux de la francophonie. Et d’autant plus qu’il fait écho à une remise en question des catégories de sexes qui ne peuvent plus être pensées dans leur unique binarité procréative mais se présentent comme un continuum biologique du féminin au masculin. Ainsi les études en biologie (Fausto-Sterling) et en philosophie (Judith Butler), qui remettent en question les certitudes imposées par les pouvoirs religieux et juridiques, viennent à leur tour questionner l’utilisation de la langue dans ses catégories de genre et leur dimension écrite en particulier puisque la diffusion du savoir académique emprunte plus précisément cette voie.

Mais ce point de vue anthropocentré peut être aussi un point de vue « anthropocentré différencié ». En effet, si le mot anthropos renvoie aux hommes comme aux femmes, il n’est pas pour autant un label d’égalité. Le point de vue anthropocentré peut aussi cacher un traitement différent pour chacune de ses composantes, et ce d’autant plus qu’il ne précède pas mais succède à un point de vue androcentré qui peut continuer à s’exercer de façon plus ou moins inconsciente, autant chez les femmes que chez les hommes, tant que chacun·e d’entre elles et eux ne sera pas passé·e par le point de vue gynocentré qui est le contre-point exact de ce premier point de vue dont la tyrannie s’exerce sur les sociétés. La manifestation la plus fréquente de cet anthropocentrisme différencié est celle des parenthèses qui entourent l’accord féminin dans les documents administratifs et que l’on retrouve également dans l’affiche ci-contre « Vous êtes fait(e) pour le monde de l’entreprise ? » écrit en haut de l’image en blanc même si la qualité de la photo ne rend pas les parenthèses très visibles.

Mais un changement au niveau administratif nécessite des décisions politiques qui ne se bercent plus d’un relativisme académique. C’est ce que nous verrons dans « Le genre en action ».

L’anthropocentrisme différencié s’exerce encore quand des tirets entourent l’accord féminin au pluriel. Le deuxième tiret, qui n’a pourtant pas lieu d’être linguistiquement et techniquement parlant, semble traîner avec lui un rappel des parenthèses et comme une difficulté de se libérer du masculin considéré premier dans une analyse masculine intégrée par nombre de féministes dans la continuité de Simone de Beauvoir en philosophie, de Bourdieu en sociologie ou de Claire Michard en linguistique. Ces tirets sont là pour indiquer la particularité que représenteraient les femmes dans une société qui se vivrait comme essentiellement ou universellement masculine.

Pour mieux comprendre ce mécanisme, je me permets de rendre compte d’un échange qui s’est passé à Nîmes le 6 mai 2014, au Congrès de la société Langages et communications, à la suite de la présentation de la revue issue de mon travail de thèse et que j’avais intitulée « Du rébus au point d’altérité ». Une participante raconte comment un de ses élèves n’arrivait pas à comprendre l’évolution de l’espèce humaine à partir du tableau bien connu qui va de l’homo ramapithèque à l’homme moderne. L’image donnée à voir était incompréhensible pour l’enfant qui savait qu’un homme ne peut pas être issu d’un autre homme.

Il manquait en effet l’image de la femelle à la femme pour que s’éclaire la chaîne de l’évolution.

Je proposai alors le tableau imaginé par Edwige Khaznadar376 dont j’avais la reproduction via l’ouvrage Intersexion, genre et langues romanes. C’est un dessin377

qui donne à voir une

376 Khaznadar Edwige, « De l’homme abstrait à l’homme concret : la faille. Résultats d’un sondage », dans

Intersexion. Langues romanes ; langues et genre, Fabienne H. Baider et Daniel Elmiger (ed), Lincom Europa,

2012, p. 107-120

CORPUS IMAGE 14 : FAIT(E)

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femme à la place d’un homme, dans le cadre évolutif du faciès animal à l’humain (2012 : 111).

Si une telle image avait été présentée à l’enfant, aurait-il mieux accepté la démonstration ? N’aurait-il pas été aussi réfractaire au sens qui lui était imposé ? Les enfants d’aujourd’hui apprennent très tôt le fonctionnement procréatif. Elles et eux n’ignorent pas qu’un spermatozoïde est aussi nécessaire qu’un ovule à la conception d’un·e enfant. Cependant, l’insémination artificielle existant chez les animaux comme chez les humain·es, il est possible que l’enfant en ait eu également connaissance pour lui faire accepter le schéma au féminin de l’évolution. Dans ce cas, il manquait tout de même la projection de ce petit garçon qui regarde le dessin et ne se retrouve pas dans le schéma.

Mais le débat n’a pas été jusque-là et c’est un autre échange qui a eu lieu avec un autre participant. Nous avions à présent les deux schémas sous les yeux.

Mon partenaire de discussion me fit remarquer que l’homme était toujours présenté dans la position de la marche, jambe droite en avant afin qu’elle cache le sexe masculin qui, disait-il, devait être caché aux yeux des enfants dans l’éducation entendue comme puritaine.

N’empêche que l’enfant en question avait bien vu un homme, du moins un homme seul. En revanche, cette image d’un homme qui représenterait l’humanité par le seul fait qu’une partie de son anatomie n’est pas visible laisse entendre que l’humanité n’est reconnue qu’aux poitrines plates et aux épaules larges.

Les parties génitales sont cachées comme est cachée l’autre partie de l’humanité. De là à ce que le sexe masculin soit assimilé à la femme et la femme au sexe masculin, c’est un pas qu’ont franchi sans sourciller certaine analyse et certains discours qui appellent les femmes « les personnes du sexe ». Nous voici prisonnières du phallus, si bien que nous sommes dites phalliques et le phallus lui-même est dit épicène, selon une thèse récemment parue en psychologie378. Le phallus serait donc le tronc commun auquel les femmes et les hommes s’accrochent, ce tronc qui ne doit pas débander sous peine de réduire à néant une civilisation construite autour de lui et de son illusion entretenue.

Ainsi nous dit la commission de terminologie, qui a rendu son rapport sur la « féminisation » en 1998 :

« Héritier du neutre latin, le masculin se voit conférer une valeur générique, notamment en raison des règles du pluriel qui lui attribuent la capacité de désigner les individus des deux sexes et donc de neutraliser les genres. Pour nommer le sujet de droit, indifférent par nature au sexe de l’individu qu’il désigne, il faut donc se résoudre à utiliser le masculin, le français ne disposant pas du neutre. »

Or le neutre latin n’a jamais eu de « valeur générique » puisqu’il n’est qu’un genre parmi d’autres, et qu’il se définit même par le fait qu’il n’est ni l’un ni l’autre, c’est-à-dire ni le féminin, ni le masculin. Le masculin ne peut donc pas en être un héritier plus que le féminin. Et quand bien même il le serait, ce ne serait pas parce que le neutre latin deviendrait masculin en français que le masculin deviendrait neutre !

L’on pourrait donc « se résoudre à » utiliser le féminin, pour parler de façon générique des humains, et d’autant plus que le mot personne, quand il est substantif, est au féminin. Mais je propose plutôt d’utiliser le genre commun que l’on pourrait dire « alter » en amalgamant les formes suffixales des masculin et féminin, ou en introduisant uniquement le point d’altérité à l’intérieur de la forme féminine qui inclut la masculine.

Par ailleurs, il n’y a pas plusieurs « règles du pluriel » mais une seule qui a été imposée par l’Académie à sa création et qui veut que lorsque les deux genres sont en présence au pluriel c’est « le masculin qui l’emporte ». C’est précisément cette règle dont on voit les effets

377 Le trait caricaturalement stéréotypé du dessin pourrait être avantageusement gommé mais c’est un premier

pas dans le crayon !

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Génuit Philippe, la criminalité féminine, une criminalité épicène et insolite. Réflexion d’épistémologie et

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dévastateurs sur l’information et la conduite des affaires humaines. Cette règle attribue donc au masculin en effet « la capacité de désigner les individus des deux sexes et donc » non pas « de neutraliser les genres », mais de neutraliser le sexe masculin et le genre féminin, c’est-à- dire de faire croire que le masculin n’est pas un sexe et d’éradiquer toute la population féminine de la représentation en langue.

Enfin le parallèle entre le dessin de l’homme dont le sexe est caché et l’illusion entretenue d’un « neutre masculin », véritable oxymore s’il en est, trouve sa formulation dans la phrase du rapport de féminisation (1998 : 31) selon laquelle il est dit à propos du masculin :

« Ce dernier ne conquiert pas l’autre sexe mais efface le sien parce que c’est là un moyen grammatical simple d’éviter des longueurs quand il s’agit de désigner une classe comprenant des individus féminins et masculins. »

Si le terme de conquête se trouve convoqué ici (« ne conquiert pas »), c’est qu’il renvoie à la formulation de la règle du « masculin qui l’emporte » que ce même rapport vient d’utiliser à propos de la langue italienne :

« La règle générale veut, comme en français, que le masculin l’emporte sur le féminin lorsqu’on désigne un groupe composé d’hommes et de femmes » (1998 : 28).

Ainsi pour introduire la cohérence en didactique et ne parler ni de guerre ni de conquête à propos du masculin qui neutraliserait son propre sexe pour avoir la capacité de désigner les femmes aussi bien que les hommes, faudrait-il évoquer un « effacement du sexe ».

Mais pour effacer un sexe, il faut d’abord que celui-ci ait été dessiné. Ainsi nous rejoindrons l’interrogation de l’élève qui fut à l’origine de notre réflexion et proposerons volontiers que l’évolution humaine soit imagée par la transformation de la femelle et du mâle primitifs (ou primitif·ves) jusqu’à la femme et l’homme d’aujourd’hui.

A notre avis en effet un point de vue anthropologique est celui qui, digne de ce nom, ne doit plus admettre de hiérarchie entre le féminin et le masculin, considérés comme la double origine de l’humain.

Cependant, dans la mesure où ce point de vue instaure une rupture manifeste avec l’enseignement actuel de la langue qui émane d’une société sexiste, il peut être appelé « point de vue antisexiste ». C’est pourquoi une recherche s’est instaurée en langue comme en communication pour traduire par la graphie ce nouveau point de vue.

La thèse de Julie Abbou, soutenue en 2012, s’est intéressée à « l’écriture antisexiste dans les publications anarchistes ». Elle y repère la diversité des formes qui traduisent toutes une remise en cause commune du pouvoir centralisateur et masculin.

La philosophe Annie Barac terminait sa conférence du 14 avril 2014 à Toulouse en annonçant qu’elle cherchait un moyen de traduire par l’écrit les « sexes de la langue », pour reprendre en le détournant le titre de sa conférence.

La sociolinguiste Maria Candéas terminait également sa conférence du 16 avril 2014 à Toulouse en présentant quelques graphies qui faisaient émerger le féminin auprès du masculin.

Il y eut dans le public des voix pour réclamer la présence du « point d’altérité » que nous appelons ainsi à Toulouse parce qu’il a été introduit en français pour cette unique emploi : celui de la polarité sexuée, et qu’il permet d’avoir à la pensée l’existence de l’autre, quel·le que soit cet·te autre. C’est le point surélevé qui a été placé dans l’image ci-dessous avec un logiciel graphique pour indiquer le jour de la séance qui s’adresse aux débutantes comme aux débutants, et pour n’exclure personne tout en économisant de l’espace. Ce point permet de

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pratiquer l’accord commun mais également, comme ici, d’intégrer la présence virtuelle des hommes et des femmes dans un même mot.

Comme je l’ai déjà mentionné, c’est à Corfou, lors de ma présentation du poster sur les différentes graphies et les différents points de vue, que Anne-Marie Houdebine m’a signalé l’existence de ce point que son laboratoire pratiquait désormais depuis qu’elle l’avait découvert à la présentation de la thèse de Daniel Elmiger sur l’écriture du féminin dans les langues française et allemande.

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Langue en discours et en action