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Si je m’attarde quelque temps sur la matérialité des enquêtes, c’est qu’elles font partie d’un matériau dont je ne saurais me passer, sachant que je suis perpétuellement à l’écoute et, éventuellement à l’initiative, d’un discours qui porte sur l’objet de ma recherche. Ainsi mes relations deviennent souvent informatrices d’un matériau auquel je n’aurais pas eu accès sans elles.

Les enquêtes sociolinguistiques avec William Labov sur l’évolution phonétique possible du français toulousain par rapport au français parisien consistaient en interviews que l’on enregistrait et dont on traitait la matière phonique. Nous étions un groupe d’étudiantes françaises qui notions pour W. Labov, qui avait besoin de nos oreilles exercées à la reconnaissance des sons de cette langue, les différentes longueurs des [ə] (le chva qui va devenir le « choix » toulousain !) et les degrés de vélarisation des nasales, caractéristiques qu’il avait retenues de la différenciation entre un français toulousain et un français parisien. Il mettait ensuite les résultats qu’il comptabilisait au moyen du traitement informatique en rapport avec le contenu sémantique des entretiens dont la question initiale portait sur la préférence entre Paris et Toulouse. Cependant les interviewé·es s’étendaient sur leurs conditions de vie, éventuellement leur histoire ou celle de leurs proches et Paris n’était pas leur préoccupation, soit parce qu’elles ou eux n’y étaient jamais allé·es, soit que Paris était vue comme une ville touristique ou un lieu de résidence pour les autres.

La comparaison Toulouse/Paris était un point de vue d’Américain. D’ailleurs W. Labov se présentait en effet comme Américain quand il commençait ses enregistrements et j’ai souvenir de la journée passée avec lui où il a voulu s’adresser à un groupe d’étudiant·es sur les marches du lycée Saint-Sernin en leur parlant de Bob Dylan. Or, personne dans le groupe ne connaissant le chanteur, la tentative de contact fut un échec.

Son hypothèse de travail était que, plus les gens étaient attachés à une région, plus les particularités phonétiques de l’accentuation locale avaient270 des chances de se maintenir. Mais fallait-il pour cela faire des analyses quantitatives ?

Dans cette même journée passée ensemble, nous sommes rentré·es dans un café pour en interviewer le patron qui a tout de suite interdit l’utilisation de l’appareil enregistreur271. Nous ne pourrions donc pas travailler sur la matière phonique de son parler mais l’entretien eut lieu quand-même. Après la présentation personnelle de W. Labov en tant qu’Américain du pays de Bob Dylan, la question a porté sur Paris. Et là, une exclamation sortie du cœur s’est élevée face à nous : « Ah non ! Toulouse et un quignon de pain plutôt que Paris et des millions !» Mais cette phrase n’avait pas été retenue par W. Labov qui, ne maîtrisant pas suffisamment la langue, n’en avait pas entendu le sens ni évalué le poids272. Ce n’est que lorsque nous fûmes sorti·es du lieu et que vint le moment de noter la substance de l’entretien, puisqu’il n’avait pas été enregistré, sur le journal de bord qui servait à noter le lieu, l’heure et les particularités des interviews habituels, que je rapportais précisément la phrase. Labov alors s’exclama : « Vous êtes mieux qu’un ordinateur ! »273

Cette phrase a été déterminante pour me faire comprendre le fonctionnement en jeu. L’ordinateur permet en effet les calculs quantitatifs dont les résultats sont présentés comme

270 Ici mon logiciel souligne en vert pour me proposer d’ajouter une négation au verbe. La parataxe « plus…

plus » n’a donc pas été intégrée.

271 J’ai utilisé cette anecdote pour camper le personnage de la « mère Froissard » dans ma nouvelle inédite

« Violette » écrite sous le pseudonyme de Julie Saoûtel.

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« Sens » et « poids » renvoient à l’intérêt informationnel de la grammaire et de la ligne mélodique!

273 Aveu explicite de la part de William Labov de la supériorité de la méthode qualitative sur la méthode

quantitative. Cependant, si la méthode qualitative permet en effet de connaître, c’est la méthode quantitative qui permet de convaincre ! Parce que la quantité pèse où la qualité fait sens.

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une approximation photographique de la réalité. Or une seule expression imagée a plus de force que des milliers d’implicites qui nécessiteront des milliers de données à analyser.

Mais c’est aussi que nous nous étions trouvé·es face à un individu qui souhaitait conserver la maîtrise de son dire. Le refus de l’enregistrement pouvait être interprété moins comme méfiance envers l’objet que méfiance envers son utilisation, et sans doute refus de permettre à d’autres l’enregistrement, et donc la diffusion, d’une parole qui se voulait expressive dans sa spontanéité.

Dans la mesure où les enregistrements déjà pratiqués donnaient bien peu d’informations sur le rapport des sujets informateurs à la ville de Paris, parce qu’elle n’était l’occasion d’aucun investissement personnel de leur part, cette déclaration péremptoire de notre informateur allergique à l’enregistrement était une aubaine pour l’Américain venu mesurer l’attirance ou le rejet de Paris sur le territoire toulousain. Ainsi la quantité des données difficilement récoltées pour faire l’objet d’une étude de contenus était soudain compensée par une seule phrase dont le raccourci percutant permettait de mesurer à lui seul la force de l’attachement à un lieu.

Je rapproche cette situation de ce qui, en étude de réseaux sociaux, s’exprime en termes de leader d’opinion.

Pour rester sur Toulouse et dans la mesure où j’y suis revenue, après la tentative, bien vaine, de conquérir Paris (tel Don Quichotte et les moulins à vent ou Julien Sorel et la cure), j’ai toujours à l’esprit cette étude qu’avait entreprise William Labov. Le résultat ne nous en a pas été communiqué mais c’est aujourd’hui, trente-cinq ans plus tard, que se dessine une autre configuration à mesurer, me semble-t-il, et toujours du point de vue de la langue toulousaine. Elle ne se situe pas tant entre français parisien et français toulousain qu’entre français, occitan et américain justement, ou anglais. Et à l’intérieur de ce triangle se joue la conscience d’une lettre qui fait entendre la consonne qu’elle accompagne, cette consonne que l’on entend à la fin des mots occitans masculins ou féminins comme à la fin des mots français féminins et dont la langue américaine ne connaît pas la portée informative et communicationnelle puisque « féminin » ne renvoie pour elle qu’à femme et pas à langue. C’est pourquoi, je n’ai pas encore saisi l’occasion qui m’a été offerte de publier mes travaux en langue anglaise. La problématique n’y est pas transposable.

Il semble même que s’ouvre, à l’intérieur du champ de la francophonie dont la francographie est le support, une brèche entre les tenant·es d’un ordre ancien et qui sévit toujours, celui de la domination masculine symbolisée dans la langue par le masculin générique dont le nouvel ordre est gêné par les bases structurales de la langue274, et ce malgré le déni de l’Académie, et les découvreurs et découvreuses275 d’une capacité génétique de la langue française à nommer la diversité et inclure l’altérité dans son expression, ce que nous identifions comme l’émergence d’un genre commun qui se manifeste grammaticalement et lexicalement. C’est précisément ce « genre commun » que nous souhaitons comprendre, analyser et transmettre puisque nous l’utilisons et en reconnaissons non seulement l’utilité fonctionnelle pour ce qui est de l’information mais la performativité dans l’enrichissement de la pensée.

Ici la langue française est redécouverte dans ses compétences qu’une tyrannie institutionnelle et philosophique de l’unique avait enfouies. Mais pour en comprendre le mécanisme, il faut analyser la langue dans son fonctionnement. La lecture attentive des messages découverts sur notre itinéraire toulousain depuis l’année 2011 nous permettra de faire ce travail avec la conscience toujours présente de l’existence d’un « genre commun » qui voudrait exister, qui pourrait exister, qui se cherche et souffre de n’être pas désiré ou d’être inconnu.

Cependant, avant d’aborder véritablement le sujet, je veux rendre compte de l’hypothèse méthodologique que mon travail en institut de sondages d’opinion m’a permis d’émettre.

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Yannick Chevalier représente cet ordre ancien qui se rallie à l’Académie : « S’il n’est pas faux de considérer que le genre masculin, lorsqu’il désigne les êtres humains, l’emporte sur le féminin par sa capacité à exprimer la généralité, c’est très contestable pour le genre des mots désignant des objets inanimés et non sexués, comme couteau et fourchette. » entretien publié dans Libération du 26 novembre 2012.

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Et c’est tout simplement la possible validité d’un échantillon réduit au même titre qu’un très vaste panel représentatif.

Je décris ci-après la démarche qui m’a conduite à la conclusion énoncée :

Les sondages que nous effectuions sur la population se faisaient à partir des annuaires téléphoniques. Les appels se comptabilisaient en plusieurs centaines sinon milliers et ils devaient correspondre à une représentativité socio-professionnelle. Les gens au chômage étaient comptabilisés dans le cadre socio-professionnel pour lequel ils postulaient. Nous étions une vingtaine d’enquêteurs et enquêtrices qui nous tenions au même poste téléphonique plusieurs jours d’affilée. Les questions pouvaient porter sur la popularité de personnalités données ou sur des classements de sujets de société dont la liste était prédéfinie. Ces enquêtes nous faisaient rentrer dans l’univers de personnes inconnues dont la voix était la seule matérialité tangible. La prise de contact est un moment délicat qui détermine la qualité de l’entretien. En général, les gens appréciaient que l’on s’intéresse à leurs opinions et d’autant plus que les items étaient donnés, mais une écoute attentive de la voix, dans sa force, ses hésitations, ses retours, sa gradation, permettait de se faire une idée de la position des personnes plus nettement que ne pouvait le fournir un chiffrage des réponses.

Ainsi, quand les données d’une journée ou deux étaient récoltées, une configuration de résultats se dessinait. Il était intéressant de la comparer avec les résultats globaux quantitatifs donnés sous forme de statistiques dans les journaux qui les publiaient, à la fin de l’étude. Comme j’ai noté qu’à chaque fois mon résultat prévisionnel correspondait dans les grandes lignes aux résultats comptabilisés, j’en ai conclu que, pour mesurer une opinion dans la population, il n’était pas tant nécessaire de faire une étude de grande envergure que de conserver dans son entourage un échantillon suffisamment large de population diversifiée du point de vue socio-professionnel et d’être à l’écoute de chacune d’entre elles, avec la même attention. Ce qui nécessite de ne jamais restreindre ses connaissances à un même horizon professionnel, pour qui veut être à l’écoute des pulsations du monde.

Le deuxième enseignement que j’en ai retiré est celui que j’ai déjà évoqué de la performativité du discours énoncé.

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V.

LA LANGUE FRANÇAISE DANS SES CONTRAINTES