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« ECRIRE EST HISTORIQUE »

Meschonnic Henri, Critique du rythme, p. 395 Ici, je dois rappeler que - et je cite Robert Boure,- « les sciences de l’information et de la communication –SIC- (71° section du CNU) […] se créent à partir des études littéraires, des sciences du langage et du discours et plus marginalement de la sociologie des médias et de la culture. » (2007 : 290) Pour ce qui est des dates clés, « elles [les SIC] deviennent une section du CCU (52°), DEA et doctorat de 3° cycle » en 1975, n’existent qu’en 1977 au niveau « licence et maîtrise » et en 1984 en « DEUG Communication et sciences du langage » (2007 : 295)

Pour être issue moi-même des Carrières sociales (IUT 1971-72) où j’ai découvert l’enseignement en psychologie, en sociologie, en théâtre et en dynamique de groupe, et où je découvrais par la même occasion l’espace de l’autre, le sujet dont on ne connaissait l’existence que par les médias (radio et télévision principalement), j’ai pu mesurer la distance qui sépare la fiction de la réalité.

- J’appelle ici « fiction » ce que l’imaginaire construit à partir du discours médiatique, d’autres pourront l’appeler « représentation » : mais quelle que soit l’appellation, c’est une construction à partir du discours public, ce discours est dit « public » parce que consciemment adressé à un public, cible atteinte par l’objet livre, l’objet journal ou l’objet audio-visuel. J’appelle « réalité » ce que nos propres sens nous donnent à voir au contact direct de la population concernée110, en l’occurrence c’était celle de la population estudiantine, ou assimilée, qui avait beaucoup fait parler d’elle dans les années précédentes, à partir de 1968111 -.

Je découvrais également leur lecture, Hara-Kiri par exemple et le cynisme, souvent scatologique ou sexuel, qui lui était propre. Je découvrais aussi un discours politique, et hermétique à ma compréhension, où les mots qui semblaient être des clés de reconnaissance pour les sujets participants étaient pour moi des dalles de fermeture qui rendaient incompréhensibles les phrases, pourtant construites en français syntaxiquement classique112, où apparaissaient ces mots.

110 Que je ne m’attendais pas pour autant à rencontrer sur ma route, contrairement à une ethnographe qui serait

venue dans l’idée d’étudier un groupe humain déterminé. La découverte de mes congénères s’est toujours faite dans la sérendipité. Je pense que l’expression « à l’heure actuelle » [alᴔraktyεl], employée par ma mère quand elle présentait un état de fait sociétal, étant entendue « à leur actuel » par mes jeunes oreilles et ainsi comprise comme le renvoi à un monde construit par d’autres qu’il me faudrait apprendre à découvrir, autrement dit le déplacement dans l’ordre du spatial d’un énoncé prononcé en référence à l’ordre du temporel, a structuré mon fonctionnement intellectuel dans le décalage et l’a rendu perpétuellement naïf et à la fois conscient que cette naïveté allait me sauver c’est pourquoi je l’ai entretenue, y compris par un exercice de pensée déterminé qui me mettait en rapport avec l’espace, le temps et les autres dans une virginité volontairement renouvelée. Exercice que je n’ai plus besoin de pratiquer parce qu’il est désormais intégré à mon fonctionnement et qu’il s’est par ailleurs marié à d’autres pratiques que mon évolution m’a apprises.

111 Groupe assis par terre autour d’une guitare, cheveux non rasés pour les garçons, tenue vestimentaire

décontractée pour les filles et les garçons, liberté d’expression et accueil chaleureux étaient les premiers indices d’identification de cette population activement liée à la révolution entamée quelques années plus tôt, et toujours pas accomplie à ce jour selon Vaneigem

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Ici, je fais une distinction entre « syntaxiquement classique » et « grammatical » dans la mesure où « grammatical » renvoie à des normes scolaires, par rapport auxquelles je me situerai plus tard, alors que « syntaxiquement classique » renvoie à des normes discursives, qui me situent dans une position d’ethnographe (malgré elle ou du moins sans prévision de l’être) avec son bagage différent issu d’une autre culture que celle des individus observés : notre syntaxe était commune mais pas notre vocabulaire, du moins quand ceux-ci

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Pour avoir voulu comprendre les codes culturels et langagiers de cet·te « autre » - plus souvent masculin que féminin - hors les cours, j’ai dû les confronter à mes propres codes. Il existait en effet une théorisation de leur code113 comme j’avais de mon côté reçu la théorisation de mes codes114.

Notre apprentissage est toujours premier par rapport à celui des autres115 mais c’est en le confrontant à des réalités différentes que nous l’identifions plus précisément. Et pour citer François Rastier116 :

« La culture n'est pas recherche et contemplation de l'identité, ni celle d’un gros Ego narratif, ni celle d’une communauté qui serait trouvée ou inventée dans une tradition, mais affrontement avec l'altérité, que ce soit l'altérité interne de ses états passés ou celle des cultures voisines. La compréhension de l’altérité interne commande celle de l'altérité externe117, ce pourquoi une culture ne peut être caractérisée et trouver son propre sens que dans le corpus des autres cultures. »

C’est dire que la « sociologie de la culture et des médias » comme une des sources des sciences de l’information et de la communication est aussi ce qui déterminait, sans le formuler ainsi, les contours d’un premier champ universitaire que j’abordais avec la posture de l’exploratrice.

« Les distances à maintenir à des fins heuristiques entre le [sujet] chercheur et son objet ne sont ni spatiales ni sociales : elles sont théoriquement construites. On peut travailler ethnographiquement sur le pas de sa porte. C’est une question de disposition intellectuelle – d’habitus scientifique, en quelque sorte. » (Winkin : 2001 :16)

Il faut dire que cette posture plongeait ses racines dans un certain terreau éducatif, celui de la confrontation perpétuelle entre des positions différenciées : celle des discours et celle des faits, celle des désirs et celles des réalités, celle des actes intimes et celle des actes publics. Une réflexivité de tous les instants présidait à mon éducation. Et tout était expliqué ou explicable, y compris l’irrationnel118.

Mais tout passait par la parole. Et la parole elle-même était filtrée. Il y avait la langue française d’un côté et la langue occitane de l’autre et elles ne devaient pas être mélangées car,

discouraient de politique en des joutes oratoires dont je ne pouvais qu’être spectatrice, frustrée de ne pouvoir être actrice par méconnaissance des codes.

113 Par exemple : « les riches ont construit leur richesse sur l’exploitation du travail des pauvres, donc voler les

riches pour distribuer aux pauvres est une réappropriation du travail par celles-ci ceux-ci, ainsi les magasins Casino, qui appartenaient, dans ces années-là, à madame Pompidou de la famille Rothschild, étaient des lieux privilégiés de vols légitimes. »

114 Par exemple : « tous les êtres humains sont égaux et tout ce qui ne nous appartient pas doit être respecté

comme propriété des autres, ainsi tout objet trouvé devait être restitué à la collectivité et une pièce ramassée dans la rue était à mettre dans le tronc d’une église, censée utiliser cet argent à bon escient. »

115 Ce qui me fait refuser la formulation de Beauvoir du « deuxième sexe » comme celle de Zeymour du

« premier sexe » comme celle d’un éventuel « troisième sexe », notre sexe est toujours le premier sexe. C’est toujours à partir de notre position que se font nos premières observations du monde autour de soi.

116 «Du texte à l’œuvre » in Qu’est-ce qui fait la valeur du texte, Christine Cholier

117 Pour ma part je rajouterais « et réciproquement », à savoir : la compréhension de l’altérité externe commande

la compréhension de l’altérité interne, autrement dit, altérité externe et altérité interne doivent être en lien constant, se commandant l’une l’autre en fonction de leur connaissance du moment, pour une meilleure compréhension de l’ensemble.

118 Ce qui a produit le paradoxe, alors que j’étais bien jeune encore, d’être interrogée par ma propre mère en ces

termes : « toi qui expliques tout, explique-moi pourquoi j’ai la foi. » J’ai alors appliqué le principe (socratique ou psychanalytique) de la question (quand cela a-t-il commencé ?) pour qu’elle fasse elle-même le retour sur son propre chemin et trouve la réponse ou du moins pour que s’enclenche la démarche d’un processus d’explication

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seule des deux, la langue française donnait droit à la connaissance et à la reconnaissance publique. Ainsi toute particularité dans la parole de l’autre était questionnée119

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Cependant la parole elle-même avait une résonnance différente en fonction du contexte : celui de l’autorité et celui de la confidence. Et la lecture des bandes dessinées par la voix maternelle relevait de la confidence et non de l’autorité. Ainsi la parole initialement publique puisque véhiculée par le livre entrait dans la vie privée et affective par la voix de la mère.

Les mots, en effet, ne sont pas que du domaine volatil de la parole orale120, ils sont aussi gravés sous le poids du plomb121 dans les livres, sur les affiches, les panneaux ou les plaques que l’espace public donne à voir. Ils façonnent ainsi notre univers dès l’instant où nous en comprenons le code (et peut-être avant !).

Et c’est l’autre domaine, celui du support visuel, où l’imaginaire prend à la fois sa source et son essor en confrontation permanente avec la réalité humaine, à laquelle il se conjugue ou s’oppose parfois. Notons ici que l’apprentissage de l’espace public diffère grandement entre une enfance rurale et une enfance urbaine, de même qu’entre une enfance vécue au siècle dernier et une enfance vécue à cheval entre les siècles pour ce qui est de la confrontation avec l’image et pour s’en tenir à la seule image fixée, celle des panneaux publicitaires, des annonces de films, de revues, de magazines, de noms de rues, de plaques professionnelles, d’affichages en vitrine, d’enseignes ou de panneaux indicateurs. Notons aussi que tout apprentissage diffère en fonction du parcours de vie qui commence à la naissance.

Nous appelons « études littéraires » le seul travail des livres, dans les livres et sur les livres mais il y a interaction constante entre l’univers littéraire qui n’est qu’un univers discursif parmi d’autres, lui-même subdivisé en genres122, et l’univers médiatique, l’un et l’autre nourrissant cet autre univers interpersonnel où chacun·e d’entre nous avons notre rôle à jouer en improvisation constante.

Or quelle est la matière de cette improvisation, « matière » comme il est question de matière en peinture, où les pigments rivalisent d’effet dans le liant commun qui les fixe ?

119 J’avais une huitaine d’années quand, ma culture livresque et linguistique ne m’ayant pas permis de

comprendre un terme employé par une camarade de classe et visiblement compris par celle à qui il s’adressait, je l’avais noté pour en demander la définition à ma mère ; c’était le mot « claver ». J’appris par sa réponse qu’il existait du « patois francisé », autrement dit des mots issus d’une autre langue que l’on rendait français en leur appliquant la morphosyntaxe de la langue française. Cependant ces mots n’étaient pas répertoriés dans les dictionnaires de langue française. Ici nous touchons à deux problèmes sociétaux : l’autorité d’une élite auto- proclamée et sa puissance qu’elle décrète représentative (les lexicologues et autres lettré·es qui fabriquent les dictionnaires) et l’enseignement des langues premières et secondes qu’une juste pédagogie sait éclairer les unes par les autres mais qu’une méconnaissance du mécanisme linguistique empêche souvent d’utiliser.

120 « Parole orale » pourrait être assimilée à un pléonasme dans le langage courant (« donner sa parole » est une

expression qui évite justement le serment écrit) mais la distinction faite par de Saussure entre langue et parole nous permet de l’entendre différemment puisque la langue renvoie au système codifié que la parole met en acte, que le support soit la voix ou l’écriture.

121 Encore une expression poétique qui renvoie à l’ancien univers de l’imprimerie, que la possible

conscientisation du mot « volatile » (renvoyant à la « gent ailée ») sous l’adjectif « volatil » énoncé plus tôt permet de faire entendre avec une connotation funeste, le plomb sortant du fusil et tuant l’oiseau.

122 Je viens de lire sous une plume dont je cherche à nouveau la trace : « il n’existe qu’un genre narratif lui-

même subdivisé en espèces : théâtre, roman, poésie, cinéma et peut-être architecture » (les italiques sont de moi), de même que Thierry Groensteen écrit dans son introduction à Système de la bande dessinée : « Le genre narratif, avec l’ensemble de ses catégories (intrigue, diégèse, situation, thèmes, conflits dramatiques, personnages, etc.) existe en soi et peut être analysé comme tel, en tant que système de pensée, manière de s’approprier le monde, activité immémoriale de l’être humain ». C’est dire que « genre », « espèce » et « catégorie » ont parfois des acceptions inverses, ou tout au moins très différentes en fonction du sujet énonçant, c’est pourquoi les exemples illustrateurs sont indispensables à toute argumentation.

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Pour tenter de répondre, je vais me permettre de déroger à l’écriture scientifique selon Grothendieck, celle qui s’abstient de citer les rêves, comme il est dit ci-après :

« Alors même qu’il s’adresserait à des lecteurs (sic) parfaitement "dans le coup" à tous points de vue, il reste une chose importante pourtant que le mode d’exposition "de rigueur" s’interdit de communiquer. C’est aussi une chose tout à fait mal vue dans les milieux de gens sérieux123, comme nous autres scientifiques notamment ! Je veux parler du rêve124. Du rêve, et des visions qu’il nous souffle - impalpables comme lui d’abord, et réticentes souvent à prendre forme. De longues années, voire une vie entière de travail intense ne suffirontpas peut-être pour voir se manifester pleinement telle vision de rêve, la voir se condenser et se polir jusqu’à la dureté et l’éclat du diamant. »

Pour ma part, mais je suis née en 1953 alors que les théories de la psychanalyse avaient largement imprégné le monde éducatif et médiatique, l’attention à mes rêves fut une chose si courante que je me souviens de tous ceux qui, soit par leur récurrence soit par leur force symbolique, ont accompagné mon existence jusqu’à ce jour (où je n’ai plus besoin de rêver puisque je suis en acte). Peut-être me souviendrais-je à nouveau de mes rêves125 quand j’aurais fini de décortiquer et de polir le sens des précédents pour en extraire « la substantifique moelle ».

Mouvement, forme et couleur se sont révélés être les trois ingrédients qui permettent au sujet pensant et agissant de capter sa propre réalité, si j’en juge par le rêve répétitif qui me quitta le jour où je le visualisai à l’état conscient (entre mes 5 et mes 10 ans).

Cet enseignement est aussi celui que j’ai déduit de ma pratique en peinture, que j’ai nommée « métaréalisme ».

123 Grothendieck parle du milieu des mathématicien·es et ce qu’il en dit ne s’applique peut-être pas à l’univers de

l’enseignement littéraire pourtant peuplé de gens très sérieux puisque reconnus comme « porteurs de savoirs ». Ainsi j’ai souvenir des cours de littérature du xxème siècle dont le programme a été déterminant pour la suite de

mes études puisqu’il m’a orienté vers Saint-John Perse et la dissection de sa langue. Le surréalisme était aussi au programme et c’est en nous décrivant le rêve de sa nuit que notre professeur Michel Didier m’a fait approcher l’essence du surréalisme. Je me souviens qu’il était question du mot « écoutille » et que l’explication culturelle que Michel Didier a su en donner en rapport avec la conscientisation du sujet rêveur réveillé m’a permis de faire le lien avec la conception du surréalisme par André Breton. C’est dire que le rêve est non seulement matière à exploration mais matière à construction et à transmission. Merci à Michel Didier.

124 Il est permis de se demander si Grothendieck parle ici du « rêve éveillé » assimilable à une vision idéalisée et

désirante mais dans la mesure où il a commencé son ouvrage en faisant référence à un rêve de dormeur, j’adopte l’interprétation selon laquelle le rêve dont il est question est bien celui du sommeil où l’inconscient s’active.

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