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L’emballement des chiffres après 1980 – 96 millions de livres emprun- tés en 1990 et 160 millions en 1999 69 – devait amener, on le sait, le

SNE et la Société des gens de lettres aidée par la Société française des intérêts des auteurs de l’écrit (Sofia) à envoyer une solennelle Adresse au

ministre de la Culture Catherine Tasca, en janvier 2000. S’appuyant sur

la Directive européenne du 19 novembre 1992 qui affirmait : « Le droit

exclusif d’autoriser ou d’interdire la location ou le prêt des livres appartient à l’auteur », les 288 signataires entendaient assimiler le prêt gratuit à la

contrefaçon. Oubliant ainsi allégrement leur effort constant depuis des décennies et leur « Croisade » de 1966 contre « la grande pitié des bi- bliothèques », Serge Eyrolles et ses collègues du SNE, dont le très tempé- tueux Jérôme Lindon, couraient le risque d’être accusés d’avoir joué les pompiers pyromanes en prônant, avec les moyens modernes offerts par la publicité et la télévision, la lecture publique et l’équipement du pays en bibliothèques ouvertes à tous. Tout aussi ignorants de l’histoire de la lecture, de nombreux écrivains et universitaires qui étaient ou s’affir- maient encore de gauche mêlaient leur voix et leur signature à celles de leurs collègues situés plus ou beaucoup plus à droite sur l’échiquier poli- tique. Marcel Jullian n’a jamais caché ses sympathies monarchistes, pas plus que Christian de Bartillat, ce qui n’a pas empêché Bernard-Henri Lévy et Alain Lipietz, anciens admirateurs de la révolution culturelle chinoise, de les côtoyer dans cette Adresse où François Nourissier et Pierre Chaunu voisinaient avec Monique Chemillier-Gendreau, Thierry Pfister et Michel Vovelle 70.

Le plus grave dans cette campagne où volèrent les invectives les plus grossières, c’est que tous les spécialistes savaient que l’emprunteur de livres en bibliothèque est aussi un client des libraires, d’où la mise au point de Denis Mollat 71, et qu’a contrario celui qui n’est pas inscrit en

bibliothèque est plus rarement amoureux du livre. La passion se mêlant à l’espoir un peu absurde de toucher soudainement des royalties miro- bolantes – 160 millions × 5 F auraient dégagé un trésor de 800 millions de francs –, la polémique fit rage avant que le ministère de la Culture ne calme le jeu, en réunissant tous les intéressés, en examinant de près le

69 Nicole Robine, op. cit., p. 241, et Jean-Yves Mollier, dir., Où va le livre ?, La Dispute, 2002. 70 La presse a publié cette Adresse à de multiples reprises en 1999-2000 ; cf. Christophe Pavlidès, « Du livre aux bibliothèques… », op. cit., p. 261-269.

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rapport Borzeix qui acceptait de lever le tabou du prêt payant et en faisant voter la loi du 2 avril 2003 72. Quatre années de discussions et de péti-

tions, d’anathèmes ou d’échanges courtois, avaient abouti à la nécessité d’instituer un système de prêt payé, essentiellement par les municipalités, en lieu et place de la gratuité, généralement mais pas uniment pratiquée jusque-là. À l’heure actuelle, nul n’est en mesure de dire ce qui se passera lorsque les aides de l’État aux collectivités territoriales mises en place à titre temporaire disparaîtront, mais chacun semble s’être persuadé du bien-fondé de cette décision qui fait insensiblement passer la lecture au rang des activités qui doivent être rémunérées. Victor Hugo se retour- nerait dans sa tombe s’il savait que la France et la Société des gens de lettres ont entériné cette évolution. Quant à Robert Laffont, il ne souffle pas un mot sur sa responsabilité dans le lancement de « la Croisade de la lecture » dans son dernier volume de Mémoires 73, ce qui est dommage,

parce que sa présence, en 1966, à la tête de la Commission du SNE char- gée de la promotion du livre prouve que le divorce entre le monde des bibliothèques et celui des éditeurs est récent.

On l’a vu, Louis Hachette avait bien imaginé, en 1863, un système de location à titre onéreux de caisses de livres qui circuleraient d’une bi- bliothèque à une autre, mais il s’agissait alors de combler rapidement un vide, non d’instaurer une nouvelle habitude. Lui-même, fils d’une lingère du collège Louis-le-Grand, n’avait dû qu’à la générosité du proviseur de l’époque et à la gratuité de la bibliothèque de l’établissement de pou- voir faire ses études et de réussir le concours d’entrée à l’École normale supérieure 74. Avant lui, d’autres éditeurs, de Léon Curmer à Paulin en

passant par Pierre-Jules Hetzel, avaient fermement pris position pour le développement immédiat des bibliothèques publiques et incité les autori- tés à pratiquer le prêt gratuit pour favoriser le progrès de l’instruction et de la diffusion de la culture. André Gide et Jean Schlumberger avaient encouragé le mouvement des universités populaires tandis qu’André Malraux, Louis Aragon et tant d’autres soutenaient le Front populaire et Jean Zay, dans leur volonté de mettre en place une authentique politique de la lecture. Après 1945, la position des écrivains et celle des éditeurs continuaient à être identiques et en harmonie avec les vœux des biblio- thécaires et de leur association professionnelle, l’ABF (Association des bi- bliothécaires français). C’est donc très tardivement, après 1991, et dans

72 On pourra se reporter à Jean-Marie Borzeix et Jean-Wilfrid Pré, La question du droit de prêt dans

les bibliothèques : rapport pour Madame la Ministre de la Culture et de la Communication, 1998.

73 Robert Laffont, Une si longue quête, A. Carrière, 2005. 74 Jean-Yves Mollier, Louis Hachette…, op. cit.

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un monde fortement ébranlé par l’écroulement de l’Union soviétique et des autres pays communistes, que l’idée de faire payer le prêt en biblio- thèque a commencé à poindre. Que cet emprunt ait pu être comparé à une « contrefaçon » en dit probablement plus long sur le choc des idéolo- gies à la fin du deuxième millénaire que bien des discours. Parce que les garde-fous qui contraignaient tout homme un peu généreux à s’affirmer partisan de la lecture gratuite en bibliothèque ont disparu, le libéralisme le plus débridé s’engouffre à toute vitesse dans les sociétés où il était jus- qu’ici plutôt tenu en lisière.

On l’a compris, plus que les positions occupées dans l’arène politique par les uns et les autres, c’est la distance critique avec un sujet délicat qui a conduit à séparer les partisans du prêt payant de leurs adversaires. Plus proches des réalités, les libraires ont, dans l’ensemble, adopté une attitude prudente, tandis que Marion Mazauric, pourtant éditrice, se présentait avec Henriette Zoughebi et le Salon du livre de Montreuil en défenseuse intransigeante du prêt gratuit 75. La ligne de séparation entre les pre-

miers et les seconds, rappelée avec humour par Baptiste-Marrey dans son

Éloge des bibliothèques 76, passait par une zone difficile à délimiter et ce

d’autant que les nouvelles possibilités de numériser les livres et la volonté de la société Google d’envahir ce domaine ont rendu presque dérisoires les arguments employés en 1999 ou 2000. Dans un univers où les biblio- thèques virtuelles vont bientôt disputer à leurs ancêtres matérielles un espace de lecture de plus en plus vaste, la question de la gratuité ou du paiement à l’acte reviendra probablement en force rappeler à chacun que, s’il est légitime de défendre le droit de l’auteur à vivre de sa plume, il est sans doute tout aussi urgent de prôner l’usage de la raison comme espace de discussion, ce qui était au fondement même de la République des Let- tres au XVIIIe siècle et ce que devait magnifiquement rappeler Emmanuel

Kant dans son essai de 1784 intitulé Qu’est-ce que les Lumières ?

75 Laurence Santantonios, « Droit de prêt : les “Montreuillais” au Palais-Royal », in Livres Hebdo, no 383 du 26 mai 2000, p. 68.

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