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Avec le développement récent des bibliothèques, municipales comme universitaires, avec leur mise à niveau, avec la création de la BnF, avec les nouveaux outils collectifs, les réseaux, ce « retard français » a-t-il disparu ? Cette rhétorique du retard est-elle désormais inutile et, donc, abandonnée ? Une réponse nuancée s’impose : d’une part, les faits (et la fierté professionnelle des bibliothécaires) justifient un discours satisfait ; d’autre part, la situation globale demeure à un niveau de développement et de qualité encore insuffisant.

Dès la fin des années 1980, la presse professionnelle souligne les pré- mices d’un changement : « On s’arrête aujourd’hui à Villeurbanne pour

visiter sa médiathèque. Quel bon point pour l’image de marque des biblio- thèques 38 ! », dans un article dont le titre « Villeurbanne ou le temps re- 35 « Mise à niveau des bibliothèques municipales et centrales de prêt avant l’entrée en vigueur de la loi de transfert des compétences », note du directeur du livre au directeur de cabinet, 31 mai 1983.

36 « Bibliothèques publiques : la question du moratoire », Bulletin d’informations de l’ABF, 1984, no 123.

37 « Bibliothèques et décentralisation : à quoi s’attendre ? », texte signé par le Conseil de la Section des bibliothèques publiques, Bulletin d’informations de l’ABF, 1984, no 123.

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trouvé des bibliothèques cathédrales » inscrit ce changement dans le re- gistre architectural. C’est à cette époque, en effet, que deviennent visibles réalisations et chantiers lancés (au premier rang desquels celui de la BnF à Tolbiac) et, parallèlement, les premières manifestations de satisfaction. Dans un registre un peu polémique (TGB oblige !), Gérald Grunberg tient un discours quasiment patriotique : « Comment expliquer cette campagne

selon laquelle le salut ne saurait venir que de l’étranger ? Depuis quelques mois, les démarches se sont multipliées pour qu’on fasse appel à de vrais spécialistes qui ne peuvent, semble-t-il, qu’être étrangers. C’est surprenant et offensant

[…]. La vigueur de la campagne exprime aussi cette irritation : les Français

qui avaient tant de retard dans le domaine des bibliothèques et ne pouvaient le plus souvent faire autrement que s’en remettre aux expériences étrangères ont créé depuis quelques années une situation nouvelle, quelque peu exacerbée par le projet de la Bibliothèque de France […]. Et puis cette campagne est offensante. Tout se passe comme si, pour certains, les bibliothécaires français n’existaient pas, n’avaient aucun savoir-faire. Ceux qui ont réussi une modernisation spec- taculaire des bibliothèques publiques, qui ont su conserver à la Bibliothèque Nationale son rang mondial avec des moyens deux ou cinq fois moindres qu’à Londres ou Washington, qui ont préparé la renaissance annoncée des bibliothè- ques universitaires, tous ces professionnels compteraient-ils aujourd’hui pour rien 39 ? »

Sur un ton plus mesuré, c’est le constat d’une réelle mise à niveau qui est volontiers affiché, souvent accompagné d’une réelle fierté. Fierté du ministre, dans son rôle, affirmant que « notre pays a vu en dix ans se cons-

tituer sur l’ensemble de son territoire ce réseau dense de bibliothèques publiques qui lui faisaient jusqu’alors cruellement défaut […]. Ce livre [Bibliothèques,

une nouvelle génération] apporte l’un des plus vivants témoignages qui soit

sur ce grand mouvement qui bientôt, de la Bibliothèque de France à toutes les bibliothèques de France, fera de notre pays la nation des bibliothèques 40 ».

Fierté de l’analyste, telle Jacqueline Leroy : « On peut donc affirmer que

dans l’ensemble du secteur de la lecture publique, en quelque vingt ans, la France s’est dotée d’un réseau de bibliothèques, de médiathèques, qui font maintenant, juste retour des choses, l’objet de visites de professionnels étrangers (bibliothé- caires, architectes, administratifs) 41. » Le renouveau architectural explique, 39 « Attention travaux », Bulletin d’informations de l’ABF, 1991, no 153.

40 Jack Lang, préface à Bibliothèques : une nouvelle génération, Réunion des musées nationaux, 1993.

41 Jacqueline Leroy, « Paris. Bibliothèque nationale de France », Nouvelles Alexandries : les grands

chantiers des bibliothèques dans le monde, sous la dir. de Michel Melot, Éditions du Cercle de la

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au premier chef, ce retournement de situation où les visiteurs étrangers viennent observer le nouveau « modèle français » – on cite à l’envi les noms de Foster, Botta, Chemetov, Riboulet, Fuksas, Portzamparc, Fainsilber, qui construisent ces nouveaux monuments que sont quelquefois devenues les bibliothèques. Mais pas seulement. Michel Melot souligne que c’est le fonctionnement même des bibliothèques qui suscite l’intérêt : « Les bi-

bliothécaires nordiques, à la tête de collections et de bâtiments qui nous font envie, se plaignent d’être devenus des “machines à prêter” et prennent à leur tour envie sur la vigueur des activités qui animent les médiathèques françaises. Certes, ils n’ont pas besoin de nos leçons pour faire circuler les livres, mais en re- vanche, ils nous en demandent pour retenir le public dans des bibliothèques qui ne sont pas des magasins, mais des lieux de séjour et de des lieux de parole 42. »

Les bibliothécaires nordiques qui attendent des leçons des bibliothécaires français ? Quel retournement 43 !

Deux nuances – plus que des nuances – sont apportées à ce discours satisfait. D’une part, les bibliothèques universitaires ne connaissent pas le même calendrier de modernisation et la satisfaction n’est pas (pas encore) de mise. Au contraire, on en appelle toujours (dans ces mêmes années 1990) à la nécessaire exemplarité de quelques réalisations : « Mais ce qu’il

manque en vérité – au-delà des nécessités criantes pour de nombreuses univer- sités -, c’est d’avoir la possibilité de réaliser quelques bâtiments significatifs, dont la qualité architecturale, les surfaces, l’organisation bibliothéconomique moderne et les performances de confort apporteraient la preuve indiscutable de ce qu’il est impératif de réaliser aujourd’hui, tant il est vrai que l’image d’une institution se forge et s’ancre durablement dans la représentation qu’elle est capable de donner d’elle-même et dont le bâtiment est la première expression symbolique forte 44. » D’évidence, des réalisations récentes, dont la biblio-

thèque de Paris VIII, œuvre du regretté Pierre Riboulet, ont apporté un début de réponse à ce souhait. Avec d’autres, c’est ce que dit Michel Melot, rappelant que « la France s’est couverte depuis vingt ans d’un blanc

manteau de bibliothèques publiques […]. Les lecteurs y viennent, s’y plaisent, les adoptent. Que demander de mieux pour une bibliothèque publique ? Ah, si ! La même chose pour les bibliothèques universitaires, à l’exemple, aujourd’hui,

42 Michel Melot, « Introduction », Nouvelles Alexandries, op. cit.

43 La visite de bibliothécaires étrangers en France est considérée comme d’un poids symbolique manifeste. Ainsi : « On organise aujourd’hui des visites de bibliothécaires étrangers qui viennent se rendre

compte de l’évolution du modèle français de bibliothèque – incroyable retournement pour qui se souvient des discours récurrents sur “le retard français” » (Anne-Marie Bertrand, Les bibliothèques municipales : enjeux culturels, sociaux, politiques, Éditions du Cercle de la librairie, 2002).

44 Marie-Françoise Bisbrouck, « Les bâtiments des bibliothèques universitaires », Les bibliothèques

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de celle de l’université de Paris VIII qu’on doit à Pierre Riboulet, l’architecte français qui s’est le plus illustré dans ce domaine 45 ».

L’autre nuance est apportée par quelques analystes ou évaluateurs qui mesurent à la fois le chemin parcouru et celui qui reste à parcourir. Ainsi, le manuel de base de l’ABF Le métier de bibliothécaire (édition 2003), dé- cerne-t-il bons et mauvais points : « Au début du XXIe siècle, malgré des la-

cunes certaines, les bibliothèques publiques sont largement présentes sur le ter- ritoire français, quoique de manière encore inégale […]. Des territoires et des populations entières ne disposent pas des bibliothèques appropriées, l’inégalité des ressources des collectivités publiques, la diversité de leurs intérêts pour ce type de services entraînent une inégalité de moyens qui fait que la situation reste très insuffisante. La fréquentation, les heures d’ouverture, l’ouverture sur les nouveaux supports et les accès à l’information numérique sont des chantiers où il y a encore beaucoup à bâtir. »

Constat encore plus sévère pour les bibliothèques universitaires : « Mal-

gré les dizaines de milliers de m2 ouverts chaque année et la stagnation, voire

la baisse, des effectifs étudiants, l’offre de BU est loin de satisfaire les besoins et

reste encore largement inférieure à celle des autres grandes nations européennes. Alors que le nombre de bibliothèques est relativement le même qu’en Allemagne et en Grande-Bretagne, 2,5 fois moins de personnel qu’en Grande-Bretagne y est affecté, et les collections et acquisitions sont très inférieures à celles des pays voisins. » Où l’on retrouve le retard français…

Le Conseil supérieur des bibliothèques, dans son rôle d’évaluation, adopte la même approche : satisfecit mesuré pour les bibliothèques mu- nicipales ; persistance du retard français pour les bibliothèques universi- taires. « L’on peut affirmer en observant la trajectoire ascendante suivie depuis

les années 1960, que notre pays se trouve à mi-chemin dans son entreprise de construction d’un réseau de lecture publique cohérent et efficace » (Rapport

pour les années 1998-1999). « Tout en se félicitant de la continuité (et de la

constance) dans l’action poursuivie dans les domaines des bibliothèques uni- versitaires au vu du Rapport Miquel, le Conseil observe que les universités françaises sont encore loin de disposer de ressources documentaires comparables à celles des principales universités européennes, les chiffres en font foi. Quant à la modernisation de leurs bibliothèques, elle doit être poursuivie sur un rythme accéléré, sauf à se laisser creuser l’écart qui les sépare de leurs homologues anglo- phones et germanophones » (Rapport pour les années 1996-1997).

Dix ans plus tard, la Cour des comptes, dans son rapport 2005, fait le même constat: « En dépit des efforts réalisés, cet écart s’est dans l’ensemble

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maintenu pendant la période récente […] et un décalage persiste par rapport aux références étrangères comparables ». Elle préconise de « ne pas relâcher l’effort sur l’offre documentaire des universités », car « les universités françaises doivent pouvoir offrir des conditions d’accueil et des ressources documentaires qui tendent à se rapprocher des principales références des grandes universités européennes ». La compétition internationale justifie, appelle la prolonga-

tion de l’effort consenti depuis la fin des années 1980.

Ainsi, la rhétorique du retard conserve une certaine vitalité, toujours dans l’optique de légitimer les efforts attendus. Quelle que soit la situation objective, factuelle, statistique, on est toujours le retardataire de quel- qu’un. Nul doute que cette rhétorique perdurera autant que l’on attendra des pouvoirs publics une implication salvatrice – c’est-à-dire encore long- temps. Retard/efforts : la rhétorique a encore de beaux jours devant elle.

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