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L’histoire singulière de l’Heure joyeuse et celle de la Joie par les livres ont marqué le développement des bibliothèques pour enfants françaises. Nous ne reviendrons pas sur ces deux institutions, mais seulement sur deux points qui nous paraissent fondamentaux en regard du rôle joué par ces institutions. Il s’agit d’abord de la relation de ces modèles avec celui des bibliothèques scolaires, plus ancien. Nous verrons ensuite quelles conséquences a pu avoir le décalage introduit par la naissance de la Joie par les livres en 1965, dans une période d’immobilisme pour les biblio- thèques municipales, mais d’intenses réflexions concernant la culture de l’enfance.

Nous avons souligné à quel point l’aménagement de salles de lecture spécifiques pour les enfants avait été délicat et difficile, à partir de la fon- dation de l’Heure joyeuse. Certaines villes de province doivent leur sec- tion jeunesse à l’activisme des inspecteurs des bibliothèques gagnés à la cause des enfants et influencés par les bibliothécaires de l’Heure joyeuse. C’est Charles Schmidt d’abord qui, d’Orléans à Poitiers en passant par La Rochelle, sème une bonne parole inspirée par Marguerite Gruny et Ma- thilde Leriche, c’est aussi Paul Poindron qui, tout au long de sa carrière, va défendre les bibliothèques pour enfants et la littérature de jeunesse, en faisant partie de nombreux prix littéraires… Les contacts avec les maires débouchent en général par l’envoi d’un bibliothécaire en stage à l’Heure joyeuse : à partir de cette expérience initiatique, le lien avec l’institution mère ne sera pas rompu, une correspondance fréquente et abondante liant les bibliothécaires entre elles, pour des conseils concernant les acquisi- tions autant que les aménagements.

Bien que ce réseau ne débouche pas sur la multiplication des salles de lecture, il crée un pôle d’influence qui touche des éditeurs, des pédago- gues, des inspecteurs, des psychologues, bref une partie de l’interpro-

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fession qui s’intéresse à l’enfance. Marguerite Gruny comme Mathilde Leriche appartiennent aux mouvements des pédagogies nouvelles, et en particulier à celui de Roger Cousinet, La nouvelle éducation. Après la Se- conde Guerre mondiale, Mathilde Leriche participera régulièrement à la revue des Ceméa (Centres d’entraînement aux méthodes de pédagogie active), créés à la suite du Front populaire. Le prix Jeunesse fondé par les éditions Bourrelier en 1934 et présidé par Paul Hazard, sera animé par Mathilde Leriche, qui réunit de nombreuses personnalités, autant auteurs, qu’enseignants ou administrateurs de l’éducation nationale.

Ce groupe va se reconstituer après la Seconde Guerre mondiale et s’ad- joindre de nouveaux militants, qui vont fédérer une énergie croissante en faveur des bibliothèques et du livre pour enfants. Il s’agit en réalité d’une sorte de réinvestissement des actions déjà mises en œuvre avant la guerre, ce qu’on voit très bien dans le cas par exemple de la préparation de la loi de 1949, dont les prémisses avaient largement été préparées antérieure- ment. Cependant, l’ampleur des débats est sans commune mesure avec la période antérieure. Henri Wallon, psychologue déjà célèbre et initiateur de la réforme qui ne sera jamais réalisée et qui porte son nom et celui de Paul Langevin, sera l’un des animateurs les plus convaincus de ce réseau, qui réunit des personnalités liées au parti communiste comme des éduca- teurs proches de l’Église et des mouvements confessionnels.

Nous évoquons la naissance et l’élargissement de ce réseau pour mon- trer comment le modèle de l’Heure joyeuse, né avant la Seconde Guerre mondiale, revient sur le devant de la scène lorsque les réalisations appa- raissent comme un peu moins utopiques, lorsque de grandes réformes sont en cours à l’école, lorsqu’une Direction des bibliothèques commence à institutionnaliser des projets antérieurs. Il manque pourtant encore deux facteurs essentiels pour permettre une mise en œuvre effective : de vrais moyens financiers et la séparation définitive d’avec les modèles sco- laires. Si la stratégie de la conviction, dont a parlé Anne-Marie Bertrand, est largement en route, la France d’après-guerre considère encore longue- ment que le loisir culturel des enfants et des jeunes est un luxe impossible à étendre à l’ensemble de la population. Il faut du temps pour convaincre que l’accès à la culture ne passe pas seulement par l’école, pour laquelle la nation a conscience d’avoir fait d’immenses efforts : c’est lorsque le mo- dèle scolaire de la lecture entrera en crise que celui de la bibliothèque pourra saisir sa chance.

Souvenons-nous que les bibliothèques scolaires ont en France une existence qui remonte au milieu du XIXe siècle. Elles ont accompagné

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ont fait partie, car elles étaient destinées aux adultes plus qu’aux enfants. À partir du décret de 1915, elles deviennent des bibliothèques d’école et de classe. C’est aussi à partir de cette période que les enquêtes les con- cernant sont particulièrement pessimistes. Après la guerre de 1914, elles ne font plus partie de l’actualité ni des pédagogies progressistes. Le mo- dèle de l’Heure joyeuse sera adopté par les pédagogues qui cherchent de nouvelles voies d’acculturation après le premier conflit mondial. Cepen- dant, ces petites institutions et collections demeurent dans les classes et dans les écoles, et constituent encore un approvisionnement considérable pour la lecture des enfants : plus de 61 % des écoles élémentaires ont une bibliothèque après la Seconde Guerre mondiale. Le renouvellement de ces petites structures et la fondation de bibliothèques dans l’enseigne- ment secondaire passent par le modèle de l’Heure joyeuse, que l’on ren- contre de façon répétitive dans la revue officielle L’Éducation nationale dans la période de l’après-guerre.

Il faut attendre la création de la section des petites et moyennes biblio- thèques en 1959 au sein de l’ABF et l’action militante de Jean Hassenforder pour que la rencontre entre le monde enseignant et celui des bibliothé- caires permette enfin une vraie séparation des institutions et une inté- gration définitive du modèle de l’Heure joyeuse à l’école, principalement par l’intermédiaire des centres de documentation de l’enseignement se- condaire. Les journées organisées par la section en 1964, puis en 1967 sur le Livre, la bibliothèque et l’enfant permettent de réunir les principaux ténors de la lecture publique, et tous les militants qui œuvrent pour les bibliothèques et pour la littérature de jeunesse, autant en bibliothèque qu’à l’école. On sait que cette section va devenir ensuite la section de la Lecture publique, tandis que la question des bibliothèques devient une cause publique dont se saisit le Premier ministre Georges Pompidou. Les deux thèses de Jean Hassenforder et son militantisme feront beaucoup pour cette séparation définitive et pour la domination du modèle culturel des bibliothèques sur celui de l’école et des bibliothèques scolaires, anté- rieur à la Première Guerre mondiale.

Ce succès longuement préparé introduit un premier décalage dans l’histoire des bibliothèques pour enfants. En effet, le modèle de l’Heure joyeuse triomphe très tardivement : il pourra survivre momentanément dans les bibliothèques des grands lycées où la lecture assise, paisible, proche de l’étude n’est pas encore en contradiction avec les pratiques culturelles prônées par les enseignants. Il sera très vite remis en cause par la documentation, nouveau modèle moderniste de relation au savoir. Dans les bibliothèques municipales, la fondation de la Joie par les livres,

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pourtant calquée sur celle de l’Heure joyeuse par son arrivée d’outre- Atlantique et son lien avec le mécénat, introduit un nouveau décalage, malgré la volonté de l’association de se couler dans les militantismes du temps. Nous avons montré comment le modèle suivi par la Joie par les livres se distinguait de celui de l’Heure joyeuse. Nous avons également montré que les partenaires n’ont pas pris conscience des divergences in- troduites par des changements considérés d’abord comme mineurs. En réalité, quelle est l’importance du choix entre rupture et continuité entre deux modèles ? La préoccupation dans ce domaine – et c’est en ce sens que la recherche peut avoir une certaine utilité en évitant la répétition de discours redondants et peu pertinents pour leur époque – vient essentiel- lement de l’utilisation de ces modèles dans les politiques d’équipement. Si l’on prône un modèle de bibliothèque cinquante ans après sa naissance, ne risque-t-on pas l’obsolescence en regard des enfants concernés et de leurs besoins ?

La question introduite par ces décalages, dus aux fortes résistances et à la concurrence sous-jacente de modèles de lecture et de bibliothèques fortement ancrés dans la tradition française, est en définitive, encore aujourd’hui, celle des conditions de possibilité d’un modèle adapté au temps présent et à ses nécessités.

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