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On se souvient du retentissant « T’as qu’à te l’acheter, faux pauvre ! 1 » qui,

en juin 1999, entendait faire réagir les lecteurs, et les citoyens, devant la menace lancée par les éditeurs et les écrivains – ou, du moins, leurs représentants du Syndicat national de l’édition (SNE) et de la Société des gens de lettres (SGDL) – de faire payer le prêt en bibliothèque. Prenant prétexte d’une directive européenne, remontant au 19 novembre 1992, qui faisait de l’auteur le dépositaire du « droit exclusif d’autoriser ou d’in-

terdire la location ou le prêt des livres », la SGDL et le SNE rédigeaient en

avril 2000 une Adresse au ministre de la Culture, signée de 288 écrivains. Dans ce texte, qui dénonçait le prêt gratuit en bibliothèque, « ce que l’on

peut légitimement considérer comme une contrefaçon », on trouvait mêlés les

noms d’authentiques écrivains, de Pierre Assouline à Michel Vinaver, et celui d’universitaires, historiens, littéraires ou sociologues, de Madeleine Ambrière à Michel Winock, en passant par Alain Corbin, Pierre Miquel, Jean-Pierre Vernant et Annette Wieviorka, qui avaient sans doute oublié que, sans leurs étudiants, ils n’auraient jamais réussi à se faire un nom. Fascinés, comme de nombreux éditeurs – André Balland, Jérôme Lindon ou Serge Eyrolles, le président du SNE –, par le fait que les bibliothèques municipales prêtaient annuellement 154 millions de livres alors que l’édi- tion n’en vendait que 300 millions, ils entendaient imposer le prêt payant et faire rendre gorge aux « salauds de pauvres » qui osaient lire leur prose sans avoir, au préalable, présenté une demande d’autorisation formelle pour se livrer à cette activité.

Jean-Yves Mollier

Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines

1 Lors de la réunion au ministère de la Culture, le 22 janvier 1999, un des participants suggéra à ses collègues bibliothécaires d’apostropher ainsi quiconque se plaindrait de ne pas trouver les livres des éditions de Minuit dans leurs fonds. Cf. Christophe Pavlidès, « Du livre aux bibliothèques : nouveaux espaces, nouvelles normes ? », in Jean-Yves Mollier, dir., Où va le livre ?, La Dispute, 2002, p. 246, note 30.

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Rétrospectivement, ce qui frappe le plus dans cette démarche d’« écri- vains » – c’est ainsi que tous se présentent dans la fameuse Adresse au mi-

nistre de la Culture qui rassemble de nombreux militants ou « ex » issus de

la gauche la plus radicale, de Bernard-Henry Lévy à Benjamin Stora, ou des partis socialiste et communiste (Thierry Pfister et Michel Vovelle) –, c’est la cécité d’universitaires pourtant exigeants en général en matière de vigilance critique et de distance par rapport à l’objet de leur intervention. Totalement ignorants du fait que ce sont leurs ancêtres, les écrivains de la fin du XIXe siècle, qui ont lancé la première grande campagne de mobili-

sation de l’opinion en faveur de l’équipement de la France en bibliothè- ques 2, et, qu’en 1965, ce fut le SNE qui relaya ces initiatives en réclamant

l’intervention des pouvoirs publics afin d’ouvrir d’urgence des dépôts de livres mis gratuitement à la disposition des lecteurs 3, ils avaient accordé

leur signature et une parcelle de leur pouvoir symbolique à une pétition dont ils ne mesuraient manifestement pas la portée. Beaucoup plus pru- dents dans leurs démarches et leurs déclarations, les libraires devaient, quant à eux, réaffirmer, fin avril 2000, que le droit de prêt et le droit d’auteur ne pouvaient être confondus et, comme l’écrivait Denis Mollat, que « les villes de grandes bibliothèques sont des villes de grandes librairies 4 »,

ce qui suppose une authentique complicité entre le réseau de vente de livres et celui de prêt gratuit aux usagers.

Que ce soit le propriétaire de la plus grande boutique à lire indépen- dante du pays qui rappelle cette évidence n’est pas sans intérêt et amène à repenser le rapport qui unit bibliothèques, librairies et système éditorial en France. Du cabinet de lecture qui connaît son apogée dans la première moitié du XIXe siècle à la bataille livrée par le SNE et l’association Lire

au début du second septennat du général de Gaulle, les éditeurs ont en effet été partie prenante de tous les combats en faveur de la lecture publi- que. Loin de s’opposer aux ambitions de la jeune association des Amis de l’instruction, Louis Hachette rompit d’ailleurs ses dernières lances contre le ministre de l’Instruction publique Gustave Rouland, en 1861-1862, parce que ce dernier ne semblait pas comprendre l’intérêt qu’il y avait à favoriser cette entreprise. Vers 1880-1890, non seulement ses successeurs et ses concurrents soutinrent les efforts de Jules Ferry en faveur du livre,

2 Laure Léveillé en fournit plusieurs exemples dans sa thèse intitulée Les petites bibliothèques de

la République : aux origines de la lecture publique parisienne, des années 1870 aux années 1930 (univer-

sité Paris X - Nanterre, 1998). Les archives des éditeurs de la fin du XIXe siècle, de Calmann-Lévy à Hachette, regorgent de réponses favorables au don de livres afin de permettre le démarrage d’une bibliothèque municipale !

3 La « Croisade du livre » lancée par le SNE en 1965 reprend les « batailles du livre » de 1950.

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mais ils aidèrent l’Alliance française, née en 1883, puis la Mission laïque apparue en 1902, en leur donnant des livres afin d’encourager le rayon- nement de la langue française dans le monde. Très présents dans les ex- positions internationales et universelles, ils menaient la même offensive que leurs auteurs afin de faire briller partout le « Livre français », comme ils le désignaient alors 5. Répondant le plus souvent favorablement aux

demandes de dons des bibliothèques municipales en formation à la même époque, ils ne songeaient évidemment pas à réclamer la moindre contre- partie au prêt des livres sur place ou à domicile et se réjouissaient, avec Victor Hugo, chaque fois qu’un adolescent était arraché à l’ignorance et conduit à s’instruire dans un réseau de lecture publique 6.

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