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Les cabinets de lecture ancêtres des bibliothèques

de prêt

Même si leur fonction est strictement commerciale, et si le but pour- suivi par le teneur de livres ou le « maître de lecture » est d’ordre finan- cier, les cabinets de lecture qui s’installent véritablement dans l’espace des grandes villes entre 1815 et 1848 ont suppléé la carence évidente de la France en bibliothèques dignes de ce nom 7. En un temps où seuls les éli-

tes les plus fortunées avaient accès aux rares dépôts de livres existants, le public ne pouvait satisfaire sa soif de lecture, sa « fureur de lire », disaient les Allemands 8, qu’en se rendant dans ces officines où, pour un prix mo-

dique, il était loisible de lire sur place ou d’emprunter un volume 9. Même

si Françoise Parent a surtout insisté sur le caractère bourgeois de ces ins- titutions, d’autres enquêtes ont montré que, dans l’Est ou dans les fau- bourgs de la capitale, des milieux plus modestes d’employés, d’artisans ou même d’ouvriers commençaient à avoir recours à ce système pour combler leurs attentes en matière d’éducation et de loisirs 10. Dans son rapport au

ministre de l’Intérieur daté de juin 1862, le commissaire inspecteur de la

5 La lecture de la Bibliographie de la France et des procès-verbaux du Cercle de la librairie, ainsi que de ceux des conseils d’administration du Syndicat des éditeurs, devenu en 1947 le SNE, est très

instructive sur ce point.

6 On sait que, pour Victor Hugo, chaque ouverture d’école entraînait la fermeture d’une prison. 7 Voir Françoise Parent-Lardeur, Lire à Paris au temps de Balzac : les cabinets de lecture à Paris, 1815-

1830, Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1981 [2e éd. revue et augm.,

1999] et, pour une mise au point plus récente, Autour d’un cabinet de lecture, dir. Graham Falconer, Toronto, Centre d’études du XIXe siècle, 2001.

8 Reinhard Wittmann, « Une révolution de la lecture à la fin du XVIIIe siècle ? », in Guglielmo Cavallo et Roger Chartier, dir., Histoire de la lecture dans le monde occidental, Le Seuil, 1997, chapitre 11. 9 Voir aussi l’Histoire des bibliothèques françaises et particulièrement son tome III, Les bibliothèques de

la Révolution et du XIXe siècle, 1789-1914, Éditions du Cercle de la librairie, 1991.

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librairie François-Victor Gaillard mettra en garde le pouvoir à propos de la diffusion des Misérables par cette voie. Loin de se réjouir de la baisse des ventes enregistrée pour les tomes IV à VI – 10 787 exemplaires contre 13 000 pour les trois premiers volumes –, il analysait ce recul comme la contrepartie de la hausse vertigineuse de la lecture du roman « socialiste » dans les cabinets de lecture de la capitale par les ouvriers parisiens 11. L’af-

flux des clients fut tel en cette occasion, selon le fonctionnaire de police, que la location à la journée avait chuté de 1 F à 0,50 F puis 0,25 F pour drainer les nouveaux lecteurs vers ces ancêtres de la bibliothèque publique que constituaient les cabinets de lecture.

Lorsqu’il s’en plaignait amèrement, Balzac dénonçait la cupidité des propriétaires, le plus souvent éditeurs, imprimeurs ou libraires, qui trou- vaient ainsi un moyen commode de retirer de ce circuit des revenus com- plémentaires à leur activité principale. Lorsqu’on regarde attentivement la liste des grands cabinets de lecture ouverts sous la Restauration, on voit apparaître au premier plan ceux de Bossange et de Galignani, tous les deux éditeurs, imprimeurs et libraires prestigieux. Ils n’éprouvaient donc aucune gêne à donner à lire, sans aucune rétribution complémentaire de leurs auteurs, les écrivains qui étaient chez eux sous contrat et qui ne per- cevaient de ce fait aucune rémunération pour le prêt de livres qui, en l’es- pèce, n’enrichissait que leurs éditeurs 12. Contribuant d’ailleurs à la limi-

tation des tirages et à l’augmentation du prix du livre, la vague du roman dit « de nouveauté » ou encore « de cabinet de lecture » avait conduit les professionnels à découper en plusieurs tomes les livres les plus demandés, ce qui rendait pratiquement invendables en librairie les grands romans de Dumas père imprimés dans des versions très aérées. À 6 F le volume in-12 puis 7,50 F l’in-8o, soit en moyenne deux à trois fois cette somme pour

obtenir la totalité de l’œuvre, seuls les loueurs étaient en mesure d’acquérir ces livres. Quand il fallait débourser 90 F, soit près de 300 euros actuels, pour lire les douze tomes du Comte de Monte-Cristo, seul le cabinet de lecture pouvait espérer écouler l’essentiel du tirage, limité à 800 ou 1 000 exemplaires. Même l’œuvre phare de Victor Hugo, avec ses dix tomes à 6 F – 60 F de 1862 valent approximativement 250 euros – coûte trop cher pour dépasser les 10 000 à 12 000 exemplaires vendus en librairie, ce qui rendait la survie du cabinet de lecture inéluctable 13.

11 AN, F 18/1747 et Diana Cooper-Richet et Jean-Yves Mollier, « Le roman populaire du XIXe siècle

à l’origine des rituels de participation et d’identification », in Les cultes médiatiques : culture fan et

œuvres cultes, dir. Philippe Le Guern, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 57-58.

12 Voir Françoise Parent, op. cit., et Diana Cooper-Richet, Galignani, Librairie Galignani, 1999. 13 Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne : 1836-1891, Calmann- Lévy, 1984, p. 77-79.

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Celui-ci avait cependant subi de rudes coups quand la contrefaçon étrangère, belge à partir de 1815-1820, prussienne, italienne ou franco- française, vint concurrencer le livre français sur ses marchés extérieurs ou, parfois, intérieurs 14, et menacer toute l’édition nationale d’asphyxie.

En vendant à 3 F, 2 F ou 1 F des volumes complets contenant plusieurs tomes fabriqués à l’ancienne, c’est-à-dire blanchis et tronçonnés, les im- primeurs d’outre-Quiévrain fournissaient la preuve qu’une autre poli- tique du livre était possible et que l’introduction de la vapeur dans les presses pouvait s’avérer rentable si l’on augmentait considérablement les tirages. En France, c’est Gervais Charpentier qui tira toutes les leçons de cette attaque en règle contre un système sclérosé et en perte de vitesse. En lançant sur le marché sa collection éponyme, la « Bibliothèque Charpen- tier » à 3,50 F le volume in-18, il indiquait la voie à suivre à tous ses con- frères. Michel Lévy l’imitera en proposant, dès 1846, les Œuvres complè-

tes d’Alexandre Dumas père à 2 F le volume, et, en 1855, sa « Collection

Michel Lévy » à 1 F. Entre-temps, la « Bibliothèque des chemins de fer » de Louis Hachette, apparue en 1853, avait confirmé les auteurs les plus entreprenants dans l’idée qu’il convenait de proposer au public, et à un prix très bas – 1 F de 1855 vaut 4,5 euros d’aujourd’hui – les livres qu’il allait lire jusque-là au cabinet de lecture 15. En acceptant de se priver de

cette source de revenus et, donc, en payant désormais des droits d’auteur plus importants aux écrivains, y compris étrangers après 1852 et la mise en place de la législation internationale, qui régit désormais la traduction, les éditeurs allaient faire régresser le système du cabinet de lecture 16.

Bibliothèque ouverte au public du matin au soir et jusque tard dans la nuit bien souvent, cette institution commerciale, régie par les règles du marché libre, avait par conséquent rempli le rôle social que tardait à assu- mer le réseau encore précaire des bibliothèques municipales 17.

Si Balzac et ses amis s’étaient élevés avec force contre ce système, c’est qu’ils en percevaient très bien le caractère spoliateur sans, toutefois, analyser l’autre aspect, positif, de vecteur d’acculturation au livre 18. 14 Herman Dopp, La contrefaçon des livres français en Belgique, 1815-1852, Louvain, Librairie univer- sitaire, 1932 et Contrefaçons, cahier no 214 du Cédic [Centre de l’édition et de l’imprimé contempo-

rains], Bruxelles, ULB, janvier 2003.

15 Jean-Yves Mollier, « Écrivain-éditeur : un face-à-face déroutant », Travaux de littérature, no XV, 202,

p. 17-39.

16 Il ne disparaîtra cependant qu’après 1950 et demeurera très vivace en province dans l’entre- deux-guerres. Adrienne Monnier était, à Paris, l’une des plus illustres représentantes de ce système dans les années 1920. Cf. Adrienne Monnier, Rue de l’Odéon, Albin Michel, 1960.

17 Histoire de bibliothèques françaises, t. III, op. cit.

18 Voir Roland Chollet, « Au nom du livre et de l’écrivain », in Balzac imprimeur et défenseur du livre, dir. Judith Meyer-Petit, Paris-Musées, Éd. des Cendres, 1995, p. 39-53, qui analyse le projet balzacien de Société d’abonnement général destiné à remplacer les cabinets de lecture et la Lettre adressée

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S’acharnant à dénoncer le dol manifeste que constituait, à ses yeux, l’existence de 1 500 cabinets de lecture répartis sur la quasi-totalité du territoire, il appelait la profession à s’organiser pour ne pas périr. La Société des gens de lettres, née au début de l’année 1838, ne répondra que partiellement à ce désir parce qu’elle sera d’abord destinée à relever le défi lancé par la publication des romans en feuilletons de la presse quotidienne 19. Du coup, le cabinet de lecture passera au second plan,

faisant soigneusement oublier le fait qu’il avait été, sous la Restauration et au début de la Monarchie de Juillet, une arme efficace utilisée par les principaux éditeurs de Paris pour juguler la crise du livre apparue à la fin des années 1820 et quasi permanente de 1830 à 1835, voire 1839 20. Dans

une conjoncture de marasme ou de sinistre, les professionnels n’avaient pas hésité un instant à léser les droits de leurs auteurs pour défendre leurs intérêts et ne pas périr, tactique que l’on verra bientôt resurgir quand il s’agira de promouvoir la lecture publique en France.

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