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La littérature romanesque, entre culture littéraire

et divertissement

Même si tout ce débat ne sort pas de la profession, les collègues de René Fillet, pourtant confrontés aux mêmes dilemmes que lui, ne lui sa- vent pas tous gré d’avoir exposé par écrit des choix peut-être inavouables. Apparaît sans fard, par exemple, la part écrasante des romans dans l’offre. Les romans ont trop longtemps été condamnés par l’Église et l’école, réunies dans une même stigmatisation des lectures faciles, qui n’appren- nent rien et sont réputées plus dangereuses que formatrices. « La lecture

de romans a pour conséquence, entre autres nombreux dérèglements de l’esprit, de rendre la distraction habituelle », écrivait Emmanuel Kant.

Depuis, ils se sont peu à peu introduits dans l’enseignement littéraire, mais sous forme d’extraits choisis et commentés (La princesse de Clèves,

Manon Lescaut, René, Le Père Goriot, Le Rouge et le Noir, Madame Bo- vary, et même l’Assommoir). Leur scolarisation en fait des repères dans

l’histoire d’un genre plutôt que des fictions palpitantes. Dans l’espace social, au contraire, le roman est le livre le plus acheté. Le haut de gamme, réputé illisible, est réservé aux happy few (comme Albert Cohen, Nathalie Sarraute, Samuel Beckett 20), mais le moyen de gamme (les prix

Goncourt et assimilés) côtoie les produits populaires (séries rose ou noire, pour femmes ou pour hommes, Delly d’un côté et de l’autre les romans policiers ou d’espionnage, pimentés de sexe et de sang). Chaque lecteur peut faire son choix dans le catalogue de la bibliothèque, ou dans l’échan- tillon transporté par le bibliobus, mais c’est le bibliothécaire qui est maî- tre de l’offre. Comme les budgets sont toujours limités, il faut choisir et donc éliminer. De façon consensuelle mais tacite, certains ouvrages sont exclus des achats (romans à l’eau de rose autant que romans pour caserne), d’autres signalés « pour lecteurs avertis (ouvrages pouvant choquer) : par exemple, La mort dans l’âme de Sartre », d’autres « pour lecteurs cultivés (ouvrages difficiles et susceptibles de rebuter le lecteur débutant) ; par exemple, les livres de Camus, Proust, Th. Mann 21 ». La prudence est de

mise, car le dépôt du bibliobus est souvent l’école et les enfants sont les premiers à puiser dans le stock.

L’inspection des bibliothèques rappelle qu’il vaut mieux inciter qu’in- terdire, « aider les lecteurs, éveiller leur curiosité » et pour cela « établir des

catalogues pour les catégories de livres dont il faut encourager la lecture 22 ». 20 Solal est paru en 1930, Portrait d’un inconnu en 1948, En attendant Godot en 1952.

21 Cahiers des bibliothèques de France, no 2, 1954, p. 157-158.

22 « L’approvisionnement en livres des dépôts », Cahiers des bibliothèques de France, no 2, 1954,

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Cette politique d’encouragement suggestive permet de préserver les vi- sées culturelles affichées, sans stigmatiser ouvertement les lectures que l’on tolère, mais dont « on » a un peu honte. Peu à peu, « on » s’oriente vers une cotation neutre en trois niveaux (lecture très facile, assez fa- cile, présentant quelques difficultés), ce qui évite d’avoir à dire quoi que ce soit des contenus. Les articles publiés dans les revues professionnel- les (Bulletin d’informations de l’ABF, CBF devenu BBF, plus tard Éducation

et bibliothèques devenu Lecture et bibliothèques) donnent ainsi une exis-

tence impersonnelle mais bien réelle à ce « on » qui figure les idéaux, les croyances ou les préjugés de la profession, mais ce sont des individus qui doivent inventer les pratiques concrètes en accord avec cette instance floue de légitimité. Qui dira au « faisant fonction » de province comment attribuer les trois cotes, et où ranger La mort dans l’âme en attendant les fiches salvatrices ?

Avec le temps, le bibliobus rural fait donc découvrir à (une partie de) la profession des problèmes inconnus dans les grands établissements. Ce sont aussi ceux qu’affrontent les militants des mouvements éducatifs et les instituteurs qui encadrent les patronages, sur le front de la lecture libre des jeunes. Il s’agit d’ajuster offre et demande, dans une logique qui n’est pas celle du marché économique. Le « commerce des biens sym- boliques » se tient sur une ligne de crête périlleuse entre visée culturelle et bienveillance pédagogique, entre engagement militant et neutralité idéologique. Les exclusions et les choix se font sur des critères qu’il faut expliciter, mais sans laisser transparaître les projections subjectives ou les préjugés sociaux qui s’y glissent fatalement : parler de la plus ou moins grande « qualité », de la plus ou moins grande « difficulté » de l’œuvre, permet de rester dans une imprécision prudente (ne pas choquer ni scan- daliser). Enfin, il faut travailler avec des publics d’enfants et de parents, vivant dans un monde social où lire n’est ni un geste spontané, ni une conduite sociale valorisée. Le paradoxe est que la lecture utile, qu’ils se- raient le plus disposés à reconnaître comme profitable (lire pour s’ins- truire), est encore moins pratiquée que celle qui est dénigrée comme un loisir asocial et paresseux 23 (le roman). Le modèle du lecteur autodidacte,

émancipé, demeure un « horizon d’attente » qui semble reculer au fur et à mesure qu’on avance.

23 Une enquête sur la lecture en milieu rural, en 1990, montre qu’elle est encore conçue comme une pratique difficile à avouer, car elle interdit les sociabilités normales et passe pour une conduite paresseuse dans un monde qui valorise l’activité. Raymonde Ladefroux, Michèle Petit, Claude Michèle Gardien, Lecteurs en campagne, Centre Georges Pompidou – Bibliothèque publique d’in- formation, 1993.

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