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pour enfants en quête d’un nouveau modèle

L’histoire des bibliothèques pour enfants est une histoire récente, qui apparaît comme la petite dernière d’une histoire des bibliothèques qui se constitue lentement, au carrefour de nombreuses disciplines et dans la proximité délicate de l’histoire du livre et de l’histoire culturelle qui ont acquis désormais leurs lettres de noblesse 1. Rien, il faut le souligner,

n’encourage le chercheur à s’aventurer sur des terrains où les commu- nautés scientifiques s’entrecroisent à défaut de s’épauler 2. La difficulté

s’accroît ici de l’obligation évidente d’intégrer les sciences de l’éducation et la littérature de jeunesse pour cet objet spécifique. Cependant, la dé- ploration n’évite pas l’obligation de montrer l’intérêt du sujet concerné. Nous reprenons ici la question fondatrice de notre propre travail de re- cherche : est-il nécessaire de focaliser l’objectif sur les bibliothèques pour enfants et à quelle époque ce découpage au sein de l’institution et de son histoire se justifie-t-il 3 ?

À première vue, les bibliothèques pour enfants appartiennent à l’his- toire de la lecture publique, connue depuis quelque vingt ans par un

Hélène Weiss

Institut universitaire de formation des maîtres de Versailles

* L’auteur remercie Viviane Ezratty, Anne Marinet, Anne-Marie Faure et Sylviane Teillard de leur aide précieuse pour la partie intitulée « Effacement des modèles anciens, recherche d’identités nou- velles ».

1 Dominique Vary, « Histoire des bibliothèques en France : état des lieux », BBF, 2005, no 2.

2 Claude Poissenot, « De l’objet au point de vue : les bibliothèques entre sciences et sociologie »,

Recherches récentes en sciences de l’information : convergences et dynamiques, actes du colloque

MICS/LERASS, Toulouse, 21-22 mars 2002, ADBS, 2002.

3 Hélène Weis, Les bibliothèques pour enfants entre 1945 et 1975 : modèles et modélisation d’une cul-

ture pour l’enfance, Éditions du Cercle de la librairie, 2005 (édition abrégée d’une thèse de docto-

rat soutenue à l’université de Nanterre en 2003). La première partie de cet article fait un bilan de cette recherche, puis poursuit la réflexion en tentant un recul historique, pour finir sur la période contemporaine.

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certain nombre de travaux importants. Le public enfant est intégré dans le public général de la bibliothèque qui le tolère d’ailleurs dès la fin du XIXe siècle dans les bibliothèques populaires. Lorsque naît enfin la Direc-

tion des bibliothèques et de la lecture publique, elle prévoit d’emblée les sections enfantines dans le modèle de la bibliothèque moderne 4. Qu’ap-

porte donc cette histoire singulière en ce qui concerne les représentations de l’enfance, dont elle traduit visiblement l’un des déplacements fonda- mentaux dans la fin du XXe siècle ?

Les bibliothèques pour enfants rencontrent autant de difficultés à exister concrètement que les bibliothèques publiques. Viviane Ezratty a montré, à partir de la fondation de l’Heure joyeuse en 1924, combien il était délicat de repérer les bibliothèques municipales qui avaient une section jeunesse avant la Seconde Guerre mondiale : elle compte dix-neuf institutions en province, six à Paris dont deux indépendantes. Au mo- ment où la Joie par les livres reprend un parcours qui ressemble, à plus de quarante ans de distance, à celui de l’Heure joyeuse, on compte soixante à soixante-dix bibliothèques municipales ouvertes aux enfants, toutes n’ayant pas d’ailleurs une vraie section pour la jeunesse. Le fameux retard français en matière de bibliothèque publique se traduit dans ce domaine par une grande rareté des structures d’accueil pour le jeune lecteur, spé- cifiquement dans le cadre des bibliothèques municipales.

Il faut à ce point souligner les obstacles que rencontre le chercheur en matière d’établissement de données fiables et si possible chiffrées. On sait que les statistiques officielles ne commencent qu’en 1971 pour les biblio- thèques municipales : encore n’offrent-elles que des chiffres concernant le prêt aux enfants et non l’existence précise d’une section jeunesse au sein de la bibliothèque.

Une cartographie précise des institutions reste, pour le chercheur isolé, une tentative difficile, alors que la période étudiée n’offrait qu’un nombre relativement limité de bibliothèques municipales 5. Ce constat pessimiste

ouvre d’ailleurs sur une conclusion méthodologique plus pessimiste en- core : les ouvertures avérées ne sont pas forcément les faits les plus in- téressants dans le domaine. Ainsi, l’encombrement connu des grandes

4 Seuls, à l’évidence, les deux derniers tomes de l’Histoire des bibliothèques contiennent des articles concernant les bibliothèques pour enfant : Jean Hébrard « Les bibliothèques scolaires » et Marielle Mouranche « Les enfants et les bibliothèques » pour le tome 3 (1789-1914), Viviane Ezratty « Les premières heures des bibliothèques pour enfants » et Anne Marinet « La Joie par les livres » pour le tome 4, 1914-1990.

5 250 bibliothèques retrouvées selon les différentes enquêtes et publications, puis interrogées di- rectement par questionnaire.

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bibliothèques municipales par les fonds patrimoniaux suscite souvent un contournement des centrales par la fondation d’un réseau d’annexes, ainsi que par le lancement de bibliobus, qui deviennent alors des actions plus fondamentales pour la lecture des enfants que l’ouverture d’une salle en centre-ville.

Le jeune lecteur peut aussi se trouver en contact avec d’autres structu- res, comme les bibliothèques scolaires, évidemment, ou les bibliothèques des comités d’entreprise. L’approche par l’histoire locale et le croisement d’approches différenciées permettrait d’aboutir à une représentation affinée de la lecture enfantine et de son importance, dans une période particulièrement sensible en regard des impératifs de la démocratisation culturelle et scolaire, des freins et des difficultés rencontrées du fait de la concurrence entre les institutions ou au contraire de leur absence, le tout en décalage avec les représentations des bibliothécaires, des enseignants et des chercheurs actifs dans le même temps.

L’importance du militantisme autour de la littérature de jeunesse et des bibliothèques pour enfants est cependant relativement méconnue dans la période concernée, et trop souvent majorée d’ailleurs dans la période suivante. On peut réellement parler de l’action d’un vrai réseau professionnel, né avant la Seconde Guerre mondiale et réunissant des personnalités appartenant à des partis politiques ou à des tendances reli- gieuses en forte opposition. Les bibliothèques pour enfants apparaissent alors comme une cause assez puissante pour unifier les points de vue sur l’enfance. Cette constatation justifie le parti pris dans notre thèse de nous intéresser spécifiquement aux modèles de bibliothèques, plus encore qu’à leur réelle implantation ou à leur influence précise sur la lecture des enfants de la période concernée.

Rappelons qu’Anne-Marie Bertrand souligne, dans sa thèse, le carac- tère historique de la bibliothèque et conteste le concept d’« hétérotopie » grâce auquel Michel Foucault décrit bibliothèques et musées 6. Loin de

cet immobilisme, les bibliothèques proposent pour chaque période cultu- relle des modèles qui sont à la fois des modes d’action, des doctrines qui deviennent souvent des normes, mais aussi parfois des idéaux non réa- lisés qui unissent dans la revendication les partenaires concernés. Obéis- sant à l’injonction de conduire l’histoire de certains de ces modèles, nous avons cherché à mettre en lumière deux d’entre eux, particulièrement productifs dans notre période et singulièrement responsables de vraies

6 Anne-Marie Bertrand, Les villes et leurs bibliothèques : légitimer et décider, 1945-1985, Éditions du Cercle de la librairie, 1999.

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modifications dans la perception des relations de l’enfance et de la cul- ture. Nous reviendrons ici d’une part sur leur efficacité et sur la question de leur obsolescence, puis sur la relation qu’ils entretiennent avec une re- présentation de l’enfance qui nous touche encore aujourd’hui. Enfin, nous chercherons à montrer, dans l’observation de la période immédiatement suivante, comment ces modèles sont en voie de disparition et comment la réflexion immédiatement contemporaine, qui revient, après un long moment de silence, sur les bibliothèques pour enfants, est probablement en quête d’un nouveau modèle.

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