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Les tâches liées au management des bibliothèques ont pris de plus en plus d’importance au cours des trente dernières années, à un point tel qu’après s’être défini comme un animateur puis comme un ingénieur,

45 Pierre Botineau, Diplôme de conservateur de bibliothèque, évaluation de son programme, mai 1995, p. 25.

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le bibliothécaire emploie parfois désormais le terme de manager pour se décrire 46. Cette évolution est due à différents facteurs : l’augmentation

des budgets et des personnels, bien sûr, mais aussi la complexification de l’environnement juridique (nécessité de passer par des marchés publics, application de normes de sécurité pour les bâtiments et le public, gestion de nouveaux droits d’auteurs, etc.). Surtout, le processus de décentralisa- tion, qui a donné plus de pouvoir aux collectivités locales dont les biblio- thèques municipales et départementales dépendent et l’autonomisation des universités ont rapproché les bibliothécaires de leurs autorités de tu- telle. Ces changements les ont contraints à s’impliquer dans les politiques de développement de la lecture publique ou de la documentation univer- sitaire : « Territoriale ou universitaire, une bibliothèque fait partie d’une col-

lectivité publique. Elle en applique la politique qu’elle doit aussi, contrepartie de l’intégration, contribuer à définir. Cette double mission suppose capacité d’analyser, de mettre en perspective, d’anticiper, de convaincre, de mobiliser. Elle suppose aussi d’établir au sein de la collectivité ou en dehors, collabora- tions, partenariats, et pas seulement avec d’autres services documentaires 47. »

Les lois de décentralisation des années 1980 ont fait des bibliothèques centrales de prêt, passées sous la tutelle des Départements en 1986, des services à part entière d’une collectivité territoriale. Ce rapprochement des instances de décision politique va transformer les responsables de ces bibliothèques en chefs de services territoriaux à qui incombent, d’abord, des tâches de gestion, des hommes et des moyens. Un phénomène si- milaire a été observé dans l’univers des bibliothèques universitaires, même si celles-ci dépendent toujours de l’État. La loi Edgar Faure de 1968 48 a accordé une autonomie relativement importante aux universi-

tés. Dans son prolongement, le décret de 1970 49 va rattacher directe-

ment les bibliothèques aux universités. Cette autonomie sera renforcée par la loi de 1984 50, suivie du décret de 1985 51 créant les services com-

muns de la documentation. Elle sera encore consacrée par le dispositif de

46 « Les bibliothécaires aiment beaucoup s’interroger sur eux-mêmes ; ils aiment se forger des identités de

passage. Il y a eu par le passé […] le bibliothécaire-animateur ; il y a eu le bibliothécaire-ingénieur […] ; et puis aujourd’hui se fait jour un autre visage celui du bibliothécaire-manager. Ces identités se forgent au fil des circonstances, au fil des évolutions professionnelles et sociales », Dominique Arot, Actes de la jour-

née d’étude « Quelles actions pour la formation des professionnels des bibliothèques ? », MédiaLille, décembre 2005, p. 11.

47 Compte rendu des travaux du conseil de perfectionnement du diplôme de conservateur de bibliothèques (DCB) créé au sein de l’Enssib, paru dans le rapport annuel de 2001 de l’Inspection

générale des bibliothèques, p. 56. 48 Loi no 68-978 du 12 novembre 1968.

49 Décret no 70-1267 du 23 décembre 1970.

50 Loi no 84-52 du 26 janvier 1984.

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contractualisation (à partir de 1989) qui concerne aussi, bien entendu, les bibliothèques universitaires. Ce processus d’autonomisation a entraîné, pour les responsables des services communs de la documentation, une multiplication des tâches administratives, à l’instar de ce qui s’est produit pour leurs collègues de lecture publique.

Ces nouvelles missions ne sont pas forcément celles qui intéressent le plus les bibliothécaires. Une enquête réalisée auprès des responsables des bibliothèques municipales du département de l’Essonne en 1995 montre que les activités considérées comme les plus lourdes 52 sont celles de ges-

tion administrative et de gestion des personnels alors que les tâches vues comme les plus intéressantes sont celles liées aux publics (renseignements et animation) et aux collections (suivi des fonds). Ce désintérêt relatif pour les fonctions de management est d’ailleurs régulièrement souligné par les administrations centrales et l’Inspection générale qui déplorent le peu de candidatures aux postes de direction des bibliothèques. Pourtant l’aptitude au management est bien désormais ce qui est en premier lieu attendu des bibliothécaires, au sens le plus générique du terme. C’est en tout cas ce qui ressortait d’un débat de 2002 intitulé « Managers, cher- cheurs, ingénieurs : qu’attendent les collectivités territoriales de leurs conservateurs de bibliothèques ? ». Dans le compte rendu de cette jour- née, Noëlle Drognat-Landré insistait sur un nouveau consensus : « Les

conclusions de cet atelier sont sans appel : le conservateur de bibliothèque, pour les collectivités territoriales, est avant tout un manager 53. »

L’importance prise par ces fonctions managériales, au cours des der- nières années, est indéniable ; la création d’associations de directeurs de bibliothèques en est d’ailleurs un indicateur 54. Derrière le besoin

d’échanger sur ces « nouvelles » missions, ces associations « profession- nelles » (même si au départ elles se définissaient comme simplement « fonctionnelles ») viennent affirmer une « nouvelle » identité placée sous le signe de la gestion. On remarquera aussi que la part des enseignements

52 « Interrogés sur la répartition de leur temps de travail, 41 % des cadres de la population d’enquête

considèrent la gestion administrative comme leur tâche la plus lourde ; 21 % citent le service public, 21 % le service interne, 17 % la communication interne et les réunions de service », Claude Khiareddine, « Repré-

sentations du métier et évolution des pratiques, les personnels d’encadrement des bibliothèques municipales de l’Essonne », BBF, 1996, no 6, p. 18.

53 Noëlle Drognat-Landré, compte rendu de l’atelier « Managers, chercheurs, ingénieurs : qu’at- tendent les collectivités de leurs conservateurs de bibliothèques ? » organisé lors des entretiens territoriaux de Strasbourg par l’Inet (Institut national des études territoriales) en décembre 2002, BBF, 2003, no 3, p. 94.

54 L’Association des directeurs de bibliothèques universitaires a été créée en 1974 (quatre ans après le rattachement direct des BU aux universités), l’Association des directeurs de bibliothèques départementales de prêt, en 1987 (juste après la décentralisation des BCP) et l’Association des direc-

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relevant du domaine du management a augmenté dans les formations. L’Enssib, en particulier, prévoit aujourd’hui dans le programme de for- mation des conservateurs des enseignements portant sur les politiques publiques, le management des services et la gestion du budget et des res- sources humaines. De même, les activités liées au management occu- pent une part importante dans les référentiels métiers, actuellement en vigueur. Le référentiel « Directeur de bibliothèque » du CNFPT identifie sept activités principales qui relèvent presque toutes du management : « Aide à la décision », « Définition d’une stratégie de service », « Élabo- ration des orientations financières et des demandes budgétaires », «Pilo- tage des équipes et communication », « Évaluation et communication des services ». Seules les activités de « Définition et conduite des orientations documentaires » ou de « Contribution à la recherche et à la formation » semblent correspondre aux missions traditionnelles du bibliothécaire. Quant à Bibliofil’, il identifie quatre activités principales pour le directeur de bibliothèque dont trois concernent directement le management : « Pi- lotage et encadrement de la bibliothèque », « Évaluation et conduite du changement », « Communication externe et valorisation » ; la quatrième, « Encadrement scientifique », se rattachant à l’activité de recherche plus spécifique des bibliothèques.

Les directeurs ne sont pas seuls à être sous l’emprise du management : le référentiel « Bibliothécaire » du CNFPT indique, dans les activités prin- cipales de celui-ci, « L’encadrement d’une équipe » et « La participation au système d’évaluation ». Bibliofil’, toujours, évoque dans les fiches des emplois-types de « Directeur de département », de « Responsable docu- mentaire » et de « Responsable d’une équipe d’agents », au moins une activité relevant du management.

En survalorisant les tâches de gestion, qui ne sont pas propres au bi- bliothécaire, c’est l’identité du métier que l’on participe à diluer. Quel intérêt d’ailleurs à continuer de recruter sur des postes de directeurs de bibliothèques des conservateurs si ceux-ci se définissent avant tout par leurs compétences managériales ? En réalité, ce risque de déprofessionna- lisation apparaît chaque fois qu’est mise en avant une fonction particulière parmi celles qui constituent le métier. Ce même phénomène a pu être observé lors de la création de postes de médiateurs de livre, en particulier lorsque le dispositif emploi-jeunes s’est développé. La nécessité d’inter- venir de façon différente auprès de publics, jusque-là peut-être négligés par les bibliothèques, a parfois amené à considérer que la relation avec ces publics devait être gérée par des personnes plus médiateurs que biblio- thécaires et qu’il convenait dès lors d’inventer un nouveau métier. Il reste

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que l’on s’est aperçu rapidement que cette fonction de médiation exigeait toujours, et avant tout, de solides compétences dans le domaine du livre et de la bibliothéconomie. Bibliothécaires « classiques » et médiateurs du livre ont alors été conduits à se rapprocher les uns des autres s’enrichissant mutuellement et faisant ainsi évoluer le métier… de bibliothécaire.

Par ailleurs, l’environnement statutaire n’a cessé d’évoluer vers une identification des personnels à leur tutelle. En témoignent l’éclatement, en 1975, de la Direction des bibliothèques et de la lecture publique qui avait autorité sur l’ensemble des bibliothèques, entre le secrétariat d’État à la culture et le secrétariat d’État aux universités (le bibliothécaire devient alors – en schématisant un peu grossièrement – soit un bibliothécaire universitaire soit un bibliothécaire de lecture publique), la création de la fonction publique territoriale en 1992 avec des cadres d’emploi impli- quant une moindre spécialisation 55 (le bibliothécaire devient avant tout

un fonctionnaire territorial), et les velléités des présidents d’université de rassembler leurs différents types de personnels non enseignants dans une seule filière. Tout cela a pour conséquence de conduire l’identité du bibliothécaire à se fragmenter.

Il apparaît alors que l’avenir de cette profession réside dans un retour vers le cœur du métier – le renouveau d’intérêt pour les collections et leurs contenus semble le confirmer – que l’on pourrait se risquer à définir comme la construction d’un lien entre les publics et le savoir.

55 « Le principe de la filière culturelle comprend une spécialisation professionnelle progressive : les caté-

gories C […] sont absolument polyvalentes, les catégories B et B + ne sont pas statutairement spécifiques aux bibliothèques, même si des spécialités sont prévues ; il faut attendre la catégorie A pour voir affirmée la spécificité statutaire des métiers des bibliothèques », Jean-Louis Pastor et Bertrand Calenge, « Statuts,

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