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Des partenariats plus affirmés que pratiqués

De telles affirmations semblent aujourd’hui d’un autre monde. Les bibliothèques sont remplies d’enfants, d’adolescents, qu’on accompagne dans leurs parcours et leurs découvertes. La vulgate scolaire a adopté les contes de fées, la religion est entrée dans les programmes, les cours d’histoire « font de la politique » en traitant l’histoire du temps présent. À en croire les déclarations qui se font dans les rencontres officielles ou les revues professionnelles, bibliothécaires et enseignants souhaitent tou- jours « davantage travailler ensemble ». Chacun reconnaît en l’autre un partenaire précieux et incontournable. Selon une 5 de ces enquêtes qui

font le bonheur de la profession, 90 % des écoles, 86 % des lycées et col- lèges, 90 % des bibliothèques municipales jugent que « la coopération est

en soi intéressante ». Cependant, la même enquête révèle que les ensei-

gnants connaissent très mal les secteurs « jeunesse » des bibliothèques les plus proches, ignorent même parfois leur existence, si bien qu’il faut sans cesse relancer des actions communes, maintenir les échanges de façon volontariste et rédiger de véritables guides de coopération 6, pour avan-

cer vers les fins communes visées : installer chez les enfants et les jeunes des habitudes de lecture durables. Ces difficultés persistantes montrent qu’aucune nécessité naturelle ne conduit les deux institutions à travailler ensemble, contrairement à ce que chacune affirme avec plus de sincérité que d’engagement.

Les raisons qui empêchent en pratique ce partenariat souhaité sont légion. Les enseignants vont moins qu’avant à la bibliothèque municipale avec leurs élèves ? C’est qu’avec les BCD des écoles (bibliothèques-centres documentaires) et les CDI des collèges et lycées (centres de documentation

5 Jean Marie Privat, Bibliothèque, école : quelles coopérations? Rapport d’enquête, actes de l’université

d’été de la Grand Motte, octobre 1993, CRDP Créteil/FFCB, « collection Argos », 1994.

6 Par exemple, Claire Boniface et al., Guide de coopération Bibliothèque-École, CRDP Créteil/FFCB, « col-

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et d’information), la bibliothèque est installée au cœur des établissements scolaires. Pourquoi chercher loin ce qu’on a dans ses murs ? L’animation hebdomadaire du « coin jeunesse », qui faisait converger à la médiathèque plusieurs classes de petits en ribambelle, a pris fin ? C’est que la biblio- thécaire qui les avait mis en place, après son CAFB (certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaire), a pris sa retraite et la jeune collègue qui la remplace a d’autres urgences. Mais ce n’est pas dramatique. Malgré des lieux séparés et des cultures spécifiques, ne trouve-t-on pas ici et là une grande proximité des visées et des pratiques ? Professionnels de la lecture publique et professionnels de la lecture scolaire valorisent a priori toutes les lectures et tous les types de textes. Ils prônent les familiarités précoces avec le livre, convoquent tous les supports, des plus tradition- nels aux plus innovants (le papier et l’écran cathodique, l’écrit seul ou les combinaisons entre texte, image et voix). Ils savent qu’il faut développer la lecture « par tous les moyens ». Tous se réfèrent aux classiques de la littérature enfantine, comme à la création contemporaine qui a acquis une visibilité médiatique et une légitimité littéraire qu’elle n’avait pas il y a trente ans 7. Aujourd’hui (Michel Tournier et son inusable Vendredi,

mais aussi Patrick Modiano) comme hier (Théophile Gautier, Charles Nodier ou George Sand), de « vrais » écrivains ont choisi de s’adresser à de jeunes lecteurs. D’autres ont fait le chemin inverse, passant du sta- tut d’auteurs pour enfants à celui d’auteurs tout court (comme Daniel Pennac). D’autres, enfin, sont devenus célèbres sans cibler un autre public que celui des cours de récréation. La mère d’Harry Potter et le père de Titeuf ont déjà vu leur « œuvre » disséquée par des sémioticiens, psycha- nalystes, sociologues, pédagogues. Les albums, les BD, les romans, les essais, les magazines, les documentaires sont à disposition ici et là. Écoles et bibliothèques semblent donc partager les mêmes références, prôner le même modèle de lecture, ouvert à la création contemporaine 8, à la variété

nécessaire des textes, des supports et des manières de lire, attentives aux goûts subjectifs et aux intérêts personnels du lecteur.

L’objet de cet article est d’interroger cette belle unanimité discursive, en revenant sur les conceptions de la lecture (au singulier) qui « habi- tent » chaque profession (leurs habitus, diraient certains), mais aussi sur

7 Jean Perrot, Du jeu, des enfants et des livres, Éditions du Cercle de la librairie, 1987. Didier Delaporte,

Les stratégies de légitimation dans le champ de la littérature de jeunesse depuis 1968, thèse de doctorat,

Université de Metz, 2000.

8 L’entrée de la littérature de jeunesse au cycle 3 dans les programmes de 2002 fait la part belle à la création contemporaine, puisque les dix œuvres à découvrir chaque année doivent comporter « au moins huit ouvrages appartenant à la littérature de jeunesse contemporaine » et seulement deux « classiques », Ministère de l’Éducation nationale, Qu’apprend-on à l’école élémentaire? Les nouveaux programmes, CNDP-XO, 2002, p. 186.

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les lectures (au pluriel) que chacune s’est chargée de promouvoir. À la naissance du BBF, les façons de lire prônées dans l’école d’une part, dans la bibliothèque d’autre part, sont clairement en opposition 9. Comment

ces modèles sont-ils devenus convergents ? À quelles pratiques de lecture (obligée, surveillée, accompagnée, libre), le discours des bibliothécaires et celui des enseignants ont-ils pu renvoyer, de la Libération à l’an 2000 ?

Le bibliobus et l’émancipation du lecteur rural

En 1972, on peut lire dans le Bulletin d’informations de l’ABF : « En

France, les statistiques nous affirment que six Français sur dix n’ouvrent pas un livre, que 3 % de la population seulement fréquentent une bibliothè- que publique 10. » L’année suivante, même en tenant compte de toutes les

bibliothèques (d’école, d’associations, d’entreprise, de paroisses), ils ne sont que 13 % 11. Puis la pratique, occasionnelle ou régulière, se met à

croître : 14,3 % en 1982, 23 % en 1989, 31 % en 1997 12. En matière de

lecture publique, on pourrait dire qu’il ne se passe rien ou pas grand- chose avant les années 1980. Un siècle après les lois Ferry ! Une des pre- mières difficultés de la confrontation tient à cette disparité essentielle, dont les discours ne peuvent rendre compte. Les bibliothécaires écrivent sur la lecture et d’abondance, mais leurs réflexions restent généralement réservées à la profession. Difficile de proposer aux professeurs, comme lecteur-type, l’autodidacte qui peut se donner « la seule instruction conve-

nant à des hommes libres […] : celle qu’on se donne à soi-même 13 ». Existe-t-il

ou n’est-il qu’une fiction, un idéal rêvé ? Quelques pionniers de la lecture publique ont cru le rencontrer en Angleterre et aux États-Unis, mais en

9 Anne-Marie Chartier, « Lire à l’école, lire en bibliothèque : deux modèles contradictoires de la lecture ». Cahiers de la recherche en éducation, Université de Sherbrooke, vol. 3, no 3, 1996, p. 437-452

et in P. M. Baude, A. Petitjean et J. M. Privat dir., La scolarisation de la littérature de jeunesse, actes de

colloque, « Lecture collectives et lectures personnelles dans l’espace scolaire », Université de Metz,

1996, p. 201-226.

10 Bulletin d’informations de l’ABF, no 77, 1972, p. 211.

11 À la même époque, la France est loin derrière d’autres nations d’Europe (65 % d’inscrits en bi- bliothèque au Danemark, 58 % au Royaume Unis, 30 % aux Pays-Bas). Martine Poulain, dir., Les biblio-

thèques publiques en Europe, Éditions du Cercle de la librairie, 1992.

12 Olivier Donnat et Denis Cogneau, Les pratiques culturelles des Français, 1973-1989, La Documen- tation française, 1990. Olivier Donnat, Les pratiques culturelles des Français, enquête 1997, La Docu- mentation française, 1998.

13 Eugène Morel, Bibliothèques, vol. I, p. 7, in Jean Pierre Seguin, Un prophète en son pays, Eugène

Morel (1869-1934) et la lecture publique, Centre Georges Pompidou – Bibliothèque publique d’infor-

mation, 1994, p. 81. Figure emblématique de cette révolution culturelle et professionnelle, Eugène Morel publie en 1908 Bibliothèques et, en 1910, La librairie publique, deux livres qui déclenchent des polémiques passionnées. Le livre de Jean Pierre Seguin, op. cit., présente un portrait et un choix de textes dont sont extraites toutes les citations de cet article.

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France jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, faute de crédits, on peut à peine parler « d’offre de lecture publique ». Les bibliothèques concernent d’abord les professionnels de la lecture, savants, universitaires, érudits, étudiants.

La Libération est un moment de grandes espérances, puisque des bi- bliothèques centrales de prêt 14 s’ouvrent dans dix-sept départements en

1946-1947. Grâce aux bibliobus, deux millions d’habitants vont recevoir enfin « le pain de l’esprit à domicile 15 ». Les chantres de la lecture publique

testent en grandeur nature le bien-fondé de leurs attentes et découvrent la dure épreuve de réalité. Des articles rendent compte de l’entreprise dans la presse professionnelle (comme les Cahiers des bibliothèques de France, ancêtre du BBF) et s’émerveillent de voir un bibliothécaire conduire lui- même son camion, aux fins fonds d’une France qu’ils ne savaient pas si rurale. D’autres décrivent avec lyrisme les cris de joie des enfants ouvrant la caisse aux livres qui sera en dépôt à l’école. Mais le bibliothécaire s’ap- parente davantage à un chauffeur livreur qu’à un épicier ambulant pre- nant le temps de bavarder avec sa clientèle ; les sociabilités sont réduites au minimum (la route est encore longue) et aucun lecteur impatient ne le hèle au bord de la route.

Le constat le plus difficile concerne le fonds offert. Jean Guéhenno, qui fait partie des missionnaires de la lecture publique en haut lieu, a la plume cruelle devant le catalogue des ouvrages proposés au prêt : « Ah ! Je

ne dirais pas que l’examen de ces tableaux fût toujours réconfortant. Les titres les moins valables étaient parfois les mieux achalandés. La sottise courait, si je puis dire, jusqu’au bout des lignes 16. » Pour ce fils du peuple, émancipé par

les études et qui aurait sans doute signé la déclaration de Morel, s’il l’avait connue (« cette religion exige un acte de foi »), on ne sait s’il est pire de dé- couvrir « la sottise » des livres demandés, ou de constater que les biblio- thécaires « l’achalandent ». Il se demande si la croissance quantitative des lectures n’est pas un leurre, puisqu’elle additionne les véritables lectures et la futilité des passe-temps. « La grande masse des hommes n’a sans doute

jamais autant lu. Mais il y a lire et lire […]. Lire peut n’être que pour passer le temps. » Que faire ? Retrouvant spontanément le discours pédagogique

sur les « bonnes lectures », il conclut en retrouvant son identité de profes- seur-cicerone : « La lecture publique ne peut faire tout son office que si elle est

éclairée et guidée 17. »

14 Dix-sept nouveaux départements sont équipés de bibliothèques centrales de prêt (BCP) d’où

rayonnent les bibliobus entre 1946 et 1948. Mais, dès les années 1950, les créations s’arrêtent faute de crédit.

15 L’expression est de Jean Guéhenno.

16 Cahiers des bibliothèques de France, no 2, 1954, p. 25.

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