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Le retard français est constaté, regretté, combattu. Il fait partie inté- grante du paysage culturel des bibliothèques. Des Bouvard et Pécuchet se penchant sur cette histoire auraient pu écrire : « Bibliothèques françaises :

23 Jean Hassenforder, Développement comparé des bibliothèques publiques en France, en Grande-

Bretagne et aux États-Unis, op. cit.

24 Jean Hassenforder, op. cit.

25 Joëlle Le Marec, « Public savant, public profane » in L’action culturelle en bibliothèque, sous la dir. de Viviane Cabannes et Martine Poulain, Éditions du Cercle de la librairie, 1998.

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en retard ». Cette présence permanente du retard est intégrée. Mieux, elle est utile.

J’ai évoqué en commençant le rapport d’André Miquel sur les biblio- thèques universitaires. La comparaison internationale court tout au long de son travail pour justifier l’effort important qui est attendu de la Na- tion. Car là est l’utilité du retard : inadmissible, injuste, dangereux pour l’avenir, il ne peut qu’engendrer une réaction forte et généreuse en faveur des bibliothèques. Ce discours est très largement répandu 26.

•• Quelques discours

En 1954, le ministère de l’Éducation nationale donne le ton : « Un

grand effort reste à faire et sur ce point la France marque un retard regrettable par rapport à l’étranger 27. » Tout est dit : le retard légitime l’effort à faire.

Ce discours est à la fois tenu par les représentants de l’État (les instan- ces ministérielles, l’Inspection générale des bibliothèques) mais aussi, on s’en doute, par les bibliothécaires.

L’État, tout au long de ces décennies, ne répugne pas à un discours cri- tique. On a vu, au début de ce texte, que le rapport de 1948 sur la lecture publique en France qualifiait de consternante la situation des bibliothè- ques françaises. En 1968, le rapport du groupe interministériel analyse les raisons du « retard français », qu’il impute à la mauvaise volonté des autorités municipales : « Un choix politique des gouvernements ou des collec-

tivités locales aurait été suffisant pour que naquît une véritable lecture publi- que : malgré les sollicitations de l’administration des bibliothèques, ce choix ne s’est guère manifesté. »

Le « rapport Vandevoorde » insiste sur les difficultés que leur héritage crée aux bibliothèques publiques : « Comment concilier la documentation

érudite de haut niveau et l’information de base ? Comment être à la fois un musée et un service public de lecture pratique et efficace ? Tel est le problème fon- damental qui se pose dès leur apparition aux B.M. et explique l’important retard

pris par rapport à la politique anglo-saxonne de “public library”. » C’est un

appel à un changement radical d’échelle qui conclut le texte du rapport : « Carences et retards ont acquis le poids d’une tradition, avec ses effets cumu-

latifs : si les citoyens de ce pays font rarement de la question de la bibliothèque

26 Un exemple parmi des dizaines : « Il importe d’informer le pouvoir sur les conditions de notre action

et en nous inspirant d’exemples passés, ainsi que de l’exemple britannique, de faire éventuellement pres- sion pour obtenir les moyens nécessaires à notre tâche » (Compte rendu de la réunion trimestrielle de la

section des petites et moyennes bibliothèques à rôle éducatif, 18 mars 1960, Bulletin d’informations

de l’ABF, juin 1960, no 32).

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une revendication électorale auprès des municipalités, c’est que la plupart d’entre eux n’ont guère l’idée de ce que peut être une bibliothèque municipale moderne. C’est parce qu’ils sont résignés, à la longue, aux défauts des bibliothèques uni- versitaires, que professeurs et étudiants n’en font jamais un problème important de l’enseignement supérieur. Ainsi, de retards historiques en relances trop vite retombées, en est-on arrivé à une conjoncture de la dernière chance : c’est mainte- nant ou jamais, à deux décennies de la fin du siècle, qu’une politique soutenue des bibliothèques doit être lancée à tous les niveaux de responsabilité 28. »

En matière de développement des bibliothèques, les bibliothécaires, on le sait, parlent de la même voix que les instances étatiques – qu’ils contri- buent à alimenter en réflexions et en acteurs. La même tonalité est donc de mise. Ainsi, Jean Hassenforder, qui passe du registre de l’analyste à celui du militant : « Le retard actuel de ce secteur exige, pour être compensé,

la mise en œuvre d’un effort considérable 29. » En 1968, les Assises natio-

nales des bibliothèques fondent, elles aussi, la nécessité de l’effort sur le constat du retard : « La réalisation d’une enquête nationale sur la situation

des bibliothèques publiques en France et sur les résultats qu’elles obtiennent est considérée unanimement comme indispensable et urgente. La publication du rapport d’enquête servirait de base à l’évaluation des besoins et de l’effort né- cessaire pour que le retard déjà considérable de la France dans le domaine des bibliothèques publiques ne s’accroisse pas 30. »

Presque vingt ans plus tard, se fait la même relation entre retard et ef- forts : « Le retard des bibliothèques françaises, explique Jacqueline Gascuel, alors présidente de l’ABF, est un mal qui a une longue histoire et que certains

préfèrent ignorer : le rapport préparé par nos deux Directeurs [Jean Gattégno

et Denis Varloot] n’a jamais été publié et il n’a point été répondu à nos lettres

demandant cette publication ! Les efforts de redressement entrepris ces dernières années – en particulier dans le secteur de la lecture publique – ne doivent pas être stoppés brutalement 31. »

•• Du retard français et de l’intervention de l’État

En matière de bibliothèques publiques, le retard français est donc un argument ancien pour appeler à un effort de l’État – comme s’il était seul à pouvoir combler ce retard.

Ainsi, en 1970, lors de la préparation du VIe Plan : « L’aide de l’État […]

est le levier qui donne aux municipalités l’impulsion nécessaire pour construire

28 Les bibliothèques en France, Dalloz, 1982. 29 Jean Hassenforder, « Perspectives d’avenir », op. cit. 30 Bulletin d’informations de l’ABF, 4e tr. 1968, no 61.

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des bibliothèques et en rénover le service […]. En ce début de VIe Plan, plus

de soixante villes ont déjà fait connaître au Ministère leurs projets de construc- tions, soit de centrales, soit de succursales. Si l’État, par ses subventions, fait de ces projets des réalisations, le VIe Plan marquera un tournant dans l’his-

toire des bibliothèques municipales dont l’image reste très fortement liée encore, dans la mentalité française, à celle d’une chapelle réservée aux chercheurs et aux érudits 32. »

En 1975, alors que le monde du livre est agité des remous provoqués par le rapport Granet et les prémices de la disparition de la DBLP, l’ABF réclame un « plan de développement des bibliothèques publiques françaises » et le demande, bien sûr, à l’État : « Nous avons toujours pensé que le déve-

loppement des bibliothèques en France et singulièrement celui des bibliothèques publiques devra procéder d’une prise de conscience et d’une action d’envergure décidée au plus haut niveau, celui du Gouvernement 33. » Presque quinze ans

plus tard, c’est la création de la « Très Grande Bibliothèque » qui est le prétexte d’une nouvelle expression de cette demande d’État : « La France

a accumulé un énorme retard dans le domaine des bibliothèques et nous at- tendons d’une Direction centrale, commune à l’ensemble des bibliothèques, la définition et la mise en œuvre d’une politique efficace qui devrait permettre de combler ce retard et donner toutes ses chances à la Très Grande Bibliothèque souhaitée par le Président de la République 34. »

Ce discours traditionnel prend, on l’imagine, un relief particulier quand, au début des années 1980, les projets de décentralisation menacent la capacité d’intervention de l’État et, en particulier, le maintien de son aide financière. L’administration centrale (la Direction du livre et de la lecture) plaide alors vigoureusement auprès du ministre que la tâche de mise à niveau des établissements est loin d’être achevée et que l’État ne peut donc se priver du levier que sont les subventions spécifiques : « Le retard historique

de la France dans le domaine des bibliothèques publiques rend particulière- ment aiguë l’échéance du transfert des compétences, en 1986. […] En ce qui concerne les bibliothèques municipales, l’effort de développement lancé en 1982 doit absolument être poursuivi et amplifié pour assurer enfin une dynamique irréversible. Les subventions, notamment en équipement, ont un effet très in- citatif auprès des communes […]. Pour assurer un développement raisonné et irréversible des bibliothèques publiques, il me paraît crucial que l’État puisse encore pendant quelques années assurer le développement des services les plus

32 Rapport général de la Commission de l’Éducation nationale, chapitre IX, « Bibliothèques et lec- ture publique », Bibliographie de la France, juillet 1971.

33 Bulletin d’informations de l’ABF, 1er tr. 1975, no 86.

34 Jacqueline Gascuel, présidente de l’ABF, « L’unité des bibliothèques », Note d’informations de l’ABF, mars 1989, no 55.

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fragiles (BCP) et assister par des subventions la prise de conscience des collecti-

vités locales en faveur de la lecture publique 35. »

Un groupe de travail, mis en place par la Direction du livre et de la lecture, conclut opportunément à la même nécessité d’un « moratoire » : oui, la décentralisation est un bon projet, politiquement légitime. Mais il intervient trop tôt : « Des subventions incitatives pour les BM et les BCP

devraient être allouées de façon permanente ou, à défaut, pendant quelques années » encore pour assurer « la mise à niveau » des établissements 36.

L’ABF, on s’en doute, soutient cette demande et appuie la Direction dans son combat contre le ministère de l’Intérieur : « La disparition en 1986 des

subventions spécifiques inquiète beaucoup de bibliothécaires et même d’élus qui savent que l’incitation financière de l’État a été un moyen efficace de persua- sion pour aller vers l’égalité de tous les Français devant l’accès au service public de bibliothèque et de documentation. L’idée d’un moratoire (maintenir au-delà de 1986 les subventions spécifiques) après avoir été proposée par le Directeur du Livre lui-même se heurte aux intentions niveleuses de l’Intérieur 37. »

Après une bataille acharnée, cette aide financière de l’État sera bien maintenue, sous la forme dérogatoire du « Concours particulier des bibliothèques municipales ».

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