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Dans la limite de cet article, on ne pourra aborder véritablement l’im- portante question des modalités de lecture sur écran ou par l’intermé- diaire de dispositifs matériels (les « e-books »). On sait que via Internet les lecteurs lisent, impriment et écrivent. Pour cette raison, nous placerions volontiers la question d’un déclin de la lecture sur un autre terrain que celui de la concurrence entre formes traditionnelles du livre et supports nouveaux de l’écrit électronique.

Il fut un temps où l’ouverture des bibliothèques à d’autres supports que le livre (le disque, puis la vidéo, puis Internet) s’accompagnait d’un discours qui présentait cette ouverture comme un détour habile vers le livre : faisons venir les jeunes dans les bibliothèques (devenues « média- thèques ») en les attirant par la musique ou l’image, ils deviendront des lecteurs. Stratégie dont on mesure aujourd’hui les limites. On a assisté à l’instauration d’une concurrence progressive des autres médias à l’in- térieur même des bibliothèques devenues « médiathèques ». On assiste

33 « Lectures et usages des médiathèques en France », in Les bibliothèques dans la chaîne du livre, sous la direction d’Emmanuèle Payen, Éditions du Cercle de la librairie, 2004.

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aujourd’hui, sous la pression d’un double phénomène, à un recentrage sur l’imprimé : d’une part, sous l’effet de l’uniformisation progressive des supports lié à l’émergence d’Internet et du tout numérique, d’autre part, avec la volonté de développer la lecture et de lutter contre les exclusions. Sans leur conférer un rôle qu’elles ne peuvent tenir seules dans les ac- tions contre l’illettrisme, les bibliothèques doivent bien tenir compte des chiffres régulièrement avancés : 12 % des jeunes évalués lors des Journées d’appel à la défense sont en difficulté avec l’écrit, 6 % carrément « illet- trés ».

La vraie inquiétude tient davantage à la manière dont la lecture des livres s’inscrit dans le temps disponible et dans l’espace social. La lecture, acte de retrait, même dans un lieu fréquenté, comme peuvent l’être beau- coup de bibliothèques, peine à s’insérer, en particulier chez les jeunes, dans une vie de groupe. Le silence de la lecture, le temps long qu’elle peut demander, se heurtent à l’exigence de rapidité, au besoin constant de bain musical. C’est plus en termes de temps disponible, une fois encore, qu’en termes de concurrence que doit s’examiner la compétition de la lecture et de la télévision, de la lecture et des usages de l’ordinateur (« chat », jeux, téléchargement d’images et de musique). Comme l’écrivent les auteurs d’une des enquêtes ayant marqué la période que nous analysons : « Lire,

c’est affronter la question de “l’utilité” de cette pratique ; c’est aussi assumer de “sortir” temporairement du groupe social, de s’en différencier ; c’est enfin s’appro- prier ce qui fut longtemps l’apanage des détenteurs du pouvoir 34. » Le constat

posé en 1999 par Christian Baudelot, Marie Cartier et Christine Detrez demeure pertinent en 2006 : « C’en est fini aujourd’hui des ermitages et des

isolements. […] L’univers culturel des jeunes est plus soumis qu’il ne l’a jamais été à des machines qui, dans les relations interactives qu’elles instaurent, impo- sent des rythmes et des tempos, et disqualifient la lenteur et le temps que réclame l’appropriation personnelle d’un livre 35. »

On constate donc une baisse de la lecture chez les jeunes dans une érosion relative mais progressive (elle n’est plus le loisir préféré des col- légiens), une transformation des pratiques de lecture et l’importance croissante des autres supports que le livre. Le livre est battu dans sa com- pétition symbolique avec l’image et la musique, qui postule désormais l’appoint de l’image (clips vidéo, DVD musicaux). La lecture demande du temps, de l’effort et de la solitude, pas toujours facilitée par les rythmes de la vie professionnelle et les conditions de vie (transports, logement).

34 Lecteurs en campagne, Bpi – Centre Pompidou, 1993, p. 112. 35 Et pourtant, ils lisent…, Le Seuil, 1999.

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Autant de réalités dont les bibliothèques doivent tenir compte. C’est dans ce contexte que, aujourd’hui, le modèle français de la médiathèque et sa dénomination même se trouvent peu à peu remis en question. On assiste à un retour, à travers l’appellation « bibliothèque », vers le rôle central de l’imprimé, lié à la formation tout au long de la vie.

Nombre de bibliothèques ont compris le lien étroit existant entre lec- ture et écriture, lecture et création. C’est le sens des multiples rencontres organisées avec des écrivains. On peut bien sûr contester cette mise en valeur de l’auteur qui peut prendre un tour anecdotique et détourner de l’essentiel, ce qu’il a écrit. Mais elle est généralement le point de départ de nouvelles lectures. Il est fréquent d’ailleurs qu’on interroge l’auteur sur ses propres lectures, sur les textes qui ont déterminé et façonné son goût d’écrire. Les ateliers d’écriture, souvent confiés à des animateurs eux- mêmes écrivains, constituent l’un des moyens d’apprivoiser à nouveau l’écrit et de reprendre le chemin de la lecture avec un regard renouvelé.

Conclusion

La période qui nous intéresse (1956-2006) aura vu s’effondrer le mythe de lecteurs et de publics naturellement disposés à accueillir toute offre culturelle, et particulièrement l’offre de lecture ; mythe selon lequel il aurait suffi de créer les infrastructures nécessaires (les bibliothèques et leurs collections) pour partager avec le plus grand nombre les grands tex- tes de la littérature. L’enthousiasme militant qui avait présidé, par exem- ple, à la création des premières bibliothèques centrales de prêt au sortir de la guerre s’est heurté à une réalité sociale de plus en plus complexe, de moins en moins déchiffrable. On mesure donc aujourd’hui que l’offre d’équipements et de services, pour être nécessaire, n’est pas suffisante. Peu à peu les bibliothécaires sont confrontés à la nécessité de construire avec d’autres partenaires, à l’intérieur de leurs établissements comme « hors les murs », des stratégies de développement culturel. Si l’idéal de la démocratisation culturelle demeure, encore aujourd’hui, un élément fort de l’identité professionnelle des bibliothécaires, sa mise en œuvre s’accompagne désormais d’une plus grande lucidité, voire, parfois, d’une once de désenchantement.

Sans doute n’a-t-on pas encore su aujourd’hui mesurer complètement la place qu’a tenue la multiplication des bibliothèques dans le développe- ment de la lecture, addition de « révolutions individuelles » bien malai- sées à quantifier. Peut-être les bibliothécaires auront-ils perdu au passage quelques illusions : il y a cinquante ans, en effet, dans les bibliothèques,

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