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Les publics, leurs pratiques et leurs attentes

Il convient cependant de demeurer conscient que moins du quart de la population française est inscrit dans une bibliothèque publique, même si un tiers de la population affirme franchir au moins une fois par an le seuil d’une bibliothèque. Les lecteurs des bibliothèques ne sont donc pas tous

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les lecteurs. Il existe d’autres stratégies et d’autres pratiques au sein de l’ensemble de la population : achats en librairies, abonnements à des clubs d’achats à distance, achats via Internet, échanges entre amis ou voisins.

Les enquêtes ont au cours de ce demi-siècle mesuré l’intensité et la fréquence des pratiques de lecture : lecteurs « faibles », « moyens » et « forts ». En 1955 18, 62 % des Français lisaient au moins 1 livre par mois,

en 1967, ils sont 32,4 %, mais les conditions d’enquête sont différentes. Le roman, en 1967 comme en 1955, est le genre préféré de 61 % des Français. En 1992, le roman est la lecture privilégiée des 15-24 ans. Les filles lisent plus la littérature classique. Les femmes lisaient moins que les hommes (37,5 % contre 42 %). Tendance aujourd’hui inversée. En 1990, le nombre de faibles lecteurs a augmenté (32 % contre 24 % en 1973). Les lecteurs « moyens » restent stables (25 %) et les « forts » lecteurs (25 li- vres et plus par an) ont nettement diminué (de 29 % en 1973 à 22 % en 1988).

On peut rappeler brièvement quelques constantes générales au sein de l’ensemble de la population telles qu’elles apparaissent à travers les diver- ses enquêtes menées depuis les années 1980. L’imprimé est omniprésent : ne pas posséder quelques livres à son domicile devient une exception. Si la lecture des quotidiens diminue (encore faudrait-il s’intéresser au phéno- mène récent de la presse quotidienne gratuite), la lecture des magazines concerne 9 Français sur 10. Comme on l’a vu plus haut, les femmes lisent plus que les hommes ; elles sont ainsi trois fois plus nombreuses à lire des romans, policiers mis à part. Pourtant, la scolarisation jusqu’à 16 ans, la démultiplication de l’accès à l’Université ne semblent pas avoir eu d’effet décisif sur le nombre de lecteurs dans la population.

Pour en venir plus précisément au public des lecteurs qui fréquentent les bibliothèques, deux enquêtes, en 1979 et en 1995, ont tenté de cerner « l’expérience et l’image des bibliothèques municipales ». À cette occasion, on aura approché le profil de leurs lecteurs et leur rapport à la lecture. En 1995 comme en 1979, deux tiers des lecteurs inscrits sont des lectrices. Les lecteurs manifestent une prédilection nette pour les romans contem- porains (41 %). Le goût pour l’histoire et les essais demeure marqué, avec une grande stabilité au cours de ces seize années. Les non-usagers privi- légient, quant à eux, livres pratiques et littérature policière, c’est-à-dire

18 Sondage Ifop (Institut français d’opinion publique) commenté par Martine Poulain dans son article « Livres et lecteurs » in Histoire des bibliothèques françaises, tome 4, Éditions du Cercle de la librairie/Promodis, 1992, p. 273-293. La lecture de ce texte est essentielle à propos du sujet traité dans cet article.

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des catégories d’ouvrages dont la présence sur les rayons aura eu peine à s’imposer.

Distinctions que l’on retrouve lorsque les mêmes enquêtes interrogent les lecteurs à propos de leur satisfaction devant les livres qu’ils trouvent dans les bibliothèques : les collections de littérature classique et de théâ- tre reçoivent l’approbation de 90 % des lecteurs ; les romans contempo- rains (88 %), les romans policiers (83 %) satisfont également le public. Mais ce taux de satisfaction passe à 57 % pour les livres scientifiques et techniques, à 50 % pour les sciences humaines et sociales et descend à 31 % pour les livres pratiques. Statistique édifiante alors qu’on n’a pas le sentiment, malgré les incitations (fonds thématiques subventionnés par le Centre national du livre, par exemple) et les discours, que la situation évolue vraiment.

98 % des usagers se déplaçaient en 1995 à la bibliothèque pour y em- prunter des documents. Le large dimensionnement des nouvelles biblio- thèques de la dernière décennie (en particulier des douze « bibliothèques municipales à vocation régionale ») aura favorisé la forte fréquentation de publics non inscrits et non usagers des collections de prêts. Pour nom- bre d’entre eux, la bibliothèque cumule les fonctions d’étude sur place pour le travail scolaire et universitaire, de « butinage » in situ, renforcé aujourd’hui par l’accès proposé à Internet et, plus simplement d’espace convivial : « rendez-vous à la médiathèque ». Contrairement aux apparen- ces et au discours des bibliothécaires eux-mêmes sur le multimédia/multi- supports, les pratiques des usagers sont d’abord et majoritairement des pratiques de lecteurs.

Un quart seulement des usagers amorce un dialogue avec les biblio- thécaires. Un quart consulte sur place les catalogues informatisés. C’est dire, tout à la fois, le caractère essentiel de la présentation des collections et la nécessité de reconstruire la fonction d’accueil, d’animation des espa- ces et de renseignement au-delà des seules procédures d’inscription et de prêt, alors que de nombreux usagers utilisent désormais les « automates de prêt ».

Sans qu’on puisse vraiment établir l’influence des bibliothèques dans ce domaine, les lecteurs inscrits dans une bibliothèque publique possè- dent à titre privé plus de livres et en achètent plus que les non-inscrits, et, de fait, lisent plus.

Un public très important, tant en termes de nombre que d’enjeu, pose question, celui des adolescents. On a tenté, au début de la période que nous considérons, de leur proposer des espaces spécifiques au sein des bi- bliothèques. L’insuccès de cette stratégie, la difficulté croissante de cerner

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la tranche d’âge concernée (du début du collège à l’entrée, de plus en plus tardive et difficile, dans la vie active) sont autant de difficultés pour les bi- bliothèques. Les adolescents y sont présents, souvent sans y être officielle- ment inscrits, mais y trouvent-ils ce qui pourrait contribuer à les fidéliser ? C’est sans doute l’un des défis majeurs auxquels les bibliothèques doivent quotidiennement répondre.

Reste posée la question des faibles lecteurs, des « gens de peu 19 » et

des publics absents des bibliothèques. Anne-Marie Bertrand dresse le constat de leur discrétion, voire de leur absence, dans des institutions qui semblent parfois les oublier : « Pour le choix des livres, il y a une inadéqua-

tion persistante entre les collections des bibliothèques et les goûts des faibles lec- teurs 20. » Dans ce même article, l’auteur pousse plus loin l’analyse et tente

de cerner le contour de ces publics absents. Les raisons de cette « estime

lointaine » des bibliothèques tiennent à des sentiments contrastés, senti-

ment de propriété (préférer acheter ses propres livres), sentiment d’éloi- gnement (ne pas aimer lire) et sentiment « d’étrangeté » (inadéquation entre la bibliothèque et ses collections et ses goûts personnels).

Il faut espérer que de futures enquêtes puissent mesurer les consé- quences de la diminution progressive du temps de travail. Le passage aux 35 heures semble avoir quelque influence sur les horaires de fréquentation des bibliothèques, voire des librairies. A-t-il favorisé le retour à la lecture parmi l’éventail de loisirs et de pratiques que peut ouvrir le temps libre ? Le doute est permis, sous bénéfice d’une analyse plus précise. Le destin contraire affronté par certaines bibliothèques de comités d’entreprise, en concurrence avec d’autres activités plus prisées (voyages, sport, etc.) pourrait constituer un indice négatif. Comment, par ailleurs, adapter une offre de service public aux nombreuses personnes touchées par la destruc- turation des horaires de travail à flux tendu dans la grande distribution ?

La lecture étudiante

On a pu longtemps considérer le public étudiant comme acquis à la pratique de la lecture. Il faut rappeler ici deux chiffres déterminants par rapport à la période que nous tentons de parcourir : 200 000 étudiants en 1960, 2 millions quarante ans après. L’augmentation de la population étudiante a eu indiscutablement une conséquence forte sur l’usage et l’of- fre des bibliothèques.

19 Pour reprendre l’expression de Pierre Sansot.

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Les bibliothèques universitaires ont mis en place d’importants mo- dules de formation à la documentation visant à favoriser l’acte de lecture dans le cadre des enseignements. Il est vrai que l’apparition d’une univer- sité de masse introduisant en son sein des étudiants sans héritage culturel (le fameux « capital culturel objectivé » cher à Pierre Bourdieu), la remise en cause du modèle magistral des enseignements, la diversification des filières et de leur rapport au livre, ont modifié très nettement la donne. De suppositions alarmistes (la baisse du niveau, la diminution des grands lecteurs, les difficultés de l’édition universitaire) on est passé à un cons- tat plus encourageant sur la base d’enquêtes approfondies sur la « lecture étudiante ».

La dernière enquête en date conduite par François de Singly 21 auprès

des étudiants de l’université de Paris IV montre que les étudiants inter- rogés ont presque tous passé du temps à lire dans la semaine qui précède, qu’il s’agisse de notes de cours et de polycopiés, de livres universitaires, voire de romans. La lecture étant sans doute moins valorisée par rapport à d’autres pratiques et d’autres loisirs, on peut considérer les réponses spontanées des étudiants à ce type d’enquête comme moins biaisées par des postures conformistes.

De telles enquêtes fournissent l’occasion d’écarter certaines idées re- çues : le livre demeure le vecteur privilégié de la connaissance et la télévi- sion (devant laquelle les étudiants admettent passer environ 131 minutes en moyenne par semaine) est tenue pour ce qu’elle est : un instrument de loisir. Fait aussi important, la lecture fragmentaire d’extraits de cours et de livres liés aux études ne semble pas avoir supprimé le plaisir et la nécessité de la lecture cursive « continue » d’une œuvre dans son entier. Le lien entre lecture et bibliothèques est manifeste selon cette enquête : un tiers des étudiants y passe plus de 5 heures par semaine. Le redres- sement spectaculaire de l’offre en locaux, en collections et en personnel des services communs de la documentation des universités depuis les in- jonctions du rapport Miquel en 1989 n’est pas étranger à cet attachement des étudiants pour leurs bibliothèques. Les bibliothèques universitaires, et un certain nombre de bibliothèques publiques, ayant su adapter leur offre documentaire à la réalité nouvelle de la documentation électroni- que, c’est une autre modalité de l’écrit et de la lecture qui est vécue par les étudiants. L’enquête évoquée plus haut fait état d’une heure par jour passée en moyenne sur Internet. Il y aurait lieu bien entendu de nuan- cer les résultats d’une enquête conduite dans une université de lettres et

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sciences humaines au recrutement relativement privilégié. Mais la ten- dance semble se vérifier plus largement : les étudiants lisent ! Au point que nombre de bibliothèques universitaires proposent au sein de leurs espaces des fonds de « culture générale », propres à favoriser chez leurs étudiants des lectures de loisir sans rapport immédiat avec leurs études. Dans un contexte pédagogique qui, sans abandonner entièrement le mo- dèle de la transmission magistrale, encourage une construction des sa- voirs plus autonome, les services communs de la documentation, in situ comme à distance, occupent une place de plus en plus centrale au sein de chaque université.

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