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Au moment même où les revues pédagogiques font des reportages en- thousiastes sur l’appétit de lecture inassouvi des enfants que révèle l’Heure joyeuse, la plupart des enseignants ne voient pas en quoi ces témoignages pourraient remettre en cause le modèle scolaire de la lecture. Ces expé- riences montrent plutôt qu’il existe des méthodes actives pour faire lire, stimulantes et efficaces. Certes Marguerite Gruny est sévère pour une école, dont le rituel n’est pas fait pour donner « le goût de lire » (on ne parle pas encore de plaisir), mais plutôt pour en dégoûter : chaque élève ouvre son livre, écoute lire quelques lignes, répond aux questions du maî- tre et attend son tour. Au bout d’une demi-heure, tous les mots difficiles ont été expliqués et le texte, lu et relu, n’a plus de secret pour personne. Ni secret, ni saveur, dirait Marguerite Gruny. L’armoire-bibliothèque offre des histoires d’avant-guerre dans des livres trop gros et des textes trop gris. Pourtant, les pédagogies nouvelles ont l’aval des autorités et, sans être militants du mouvement Freinet, beaucoup d’instituteurs seraient prêts à changer leurs façons de faire, s’ils avaient la chance d’avoir un bibliobus qui dépose chaque mois une manne de livres neufs aux portes de leur école. Leur vieux stock peut être rafraîchi avec les albums illus- trés du Père Castor 38 et de nouveaux romans où les enfants font plus de

bêtises que de B.A. 39 Entreposés dans des caisses, ou en libre accès sur

des rayonnages, ils pourraient être lus « tout à loisir ». Mais quand a-t-on du loisir dans l’école ?

Pourtant, ces efforts pour rapprocher la lecture scolaire du modèle proposé par les bibliothèques enfantines ne peuvent combler l’écart qui

37 Les arguments parallèles du « Discours des bibliothécaires » et du « Discours d’école » sont détaillés dans Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard, Discours sur la Lecture 1880-2000, Bibliothèque publique d’information – Fayard, 2000, 2e et 3e parties.

38 « Il devait être possible de mieux adapter les livres aux intérêts, aux capacités des enfants, en s’ap-

puyant sur les données de la psychologie et de la pédagogie nouvelles », écrit Paul Faucher, créateur

de la célèbre collection « La mission éducative des albums du Père Castor » (conférence faite à Girenbad, près de Zurich, le 18 mai 1957), L’École nouvelle française, 87, p. 3-14.

39 Les nombreux romans ou bandes dessinées qui prennent pour héros une patrouille de jeunes scouts popularisent les rituels des différents mouvements confessionnels ou laïques (totems, bad- ges, rite de la promesse, et bien sûr, la nécessaire « Bonne Action » quotidienne, dite B.A.).

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les sépare. Les petites écoles rurales sont désespérément pauvres face aux richesses des bibliothèques de ville ; la culture des maîtres, en matière de littérature enfantine n’est souvent qu’une culture d’enfance et le temps manque pour s’informer des nouveautés. De plus, les ambitions des maî- tres restent modestes non par défaitisme (ce que pensent in petto les bi- bliothécaires) mais par réalisme. Aussi pragmatiques que René Fillet, ils poussent aux lectures personnelles les bons élèves promis aux classes de sixième, encore peu nombreux, mais pour les autres, la demande des parents reste le certificat d’études qui exige d’abord des dictées et des problèmes. D’ailleurs, lorsqu’une classe a lu La maison des flots jolis, les

Contes des cent un matins ou La roulotte du bonheur 40 en entier, elle fait

déjà partie de la minorité cultivée. En effet, les premières statistiques des années 1950 révèlent que plus d’un Français sur deux ne lit jamais de livres 41. À l’Heure joyeuse, dans les bibliothèques associatives, au « coin-

enfants » aménagé dans certaines bibliothèques municipales, on voit les choses autrement, mais les enfants qui sont là sont venus et revenus de plein gré, ils aiment la lecture et n’ont pas de mal à déchiffrer 42. S’ils

ne respectent pas le règlement, perturbent trop les activités ou montrent qu’ils n’ont rien à faire là, il est prévu qu’ils ne soient plus accueillis. Dans ces conditions privilégiées, on peut avoir le sentiment que la bibliothé- caire fait des miracles, alors qu’elle prêche des convertis. À cette petite minorité, on peut proposer sans problème un idéal d’abondance et une prise en considération de leur choix, dans un fonds qui correspond bien à l’idéal des familles cultivées : pas de comics, pas de séries populaires, pas de textes qui pourraient blesser les sensibilités des uns ou des autres.

Les militants laïques de la lecture des jeunes

Une première croisade commune contre la presse enfantine rappro- che enseignants et bibliothécaires. L’illustré se glisse dans une poche, coûte très peu cher, s’échange entre copains et offre plus d’images que de textes. Pour les uns comme les autres, voilà bien l’obstacle fondamental

40 Ce sont des livres de « lecture suivie », lus en classe, qui ont du succès jusqu’aux années 1960. 41 La première enquête sur les lecteurs en France a été commandée en 1960 à IRES-MARKETING par le Syndicat national de l’édition et fixe le chiffre de moins de 50 % de « lecteurs de livres ». Marie Troubnikoff, « Les données numériques », in Julien Cain, Robert Escarpit et Henri-Jean Martin, Le livre

français, hier, aujourd’hui, demain, Imprimerie nationale, 1972.

42 Les animateurs des patronages (laïques ou catholiques) qui ont en garde les enfants dont les parents travaillent ont une vision plus réaliste et leurs ambitions sont plus proches de celles des instituteurs (ils privilégient les jeux sportifs, les activités collectives, y compris pour la lecture des illustrés du « mouvement », Vaillant, Francs jeux, Cœur vaillant selon l’orientation du mouvement éducatif, qui sont commentés avec l’adulte responsable).

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à la lecture de livres. Tous les éducateurs en condamnent les contenus, puisqu’à les en croire, « ils présentent sous un jour favorable le banditisme, le

vol, la paresse 43 » et, péché aussi impardonnable, sont écrits dans une lan-

gue fautive ou vulgaire. On pourrait pourtant citer, dans les années 1950, nombre d’illustrés issus de mouvements éducatifs, portés par des sensibi- lités politiques ou religieuses diverses, comme Cœurs vaillants ou Bayard, pour les catholiques, Vaillant du côté des communistes. De tels journaux sont irréprochables moralement, écrits en bon français, mais leur origine militante les rend irrecevables dans un espace laïc comme la classe et la bibliothèque enfantine à la française, où la seule lecture qui vaille est celle des livres. Les lectures fugitives, de passe-temps ou d’usage (celle des guides, catalogues, précis et autres manuels spécialisés, dont Morel avait découvert l’utilité dans une bibliothèque de quartier à Londres) sont des pratiques sociales dont l’école et la bibliothèque enfantine n’ont pas à se soucier. Sur ce point, Marguerite Gruny s’écarte de son oncle et adopte, du fait de ses objectifs éducatifs, le point de vue culturel de l’école. Il faudra attendre une circulaire de 1976 pour qu’un enseignant ait le droit, « dans le cadre déontologique de son action », d’introduire la presse dans l’école. C’est qu’en vingt ans, toute la relation à la lecture a changé.

Au fur et à mesure que l’on entre dans une ère d’abondance éditoriale et de scolarisation prolongée, le discours de déontologie laïque gagne len- tement, mais de façon irréversible, tous les secteurs de la profession. C’est celui des fonctionnaires-bibliothécaires (ou faisant fonction) recrutés pour assurer le maillage du territoire national à partir des BCP, comme nous l’avons vu. C’est celui des bibliothèques municipales, même si les orienta- tions politiques des mairies (en particulier les mairies de la ceinture rouge de Paris) ne manquent pas de colorer « culturellement » les politiques d’offre de lecture. L’engagement militant permet en effet d’échapper à l’alternative culture savante/populaire, lecture élitiste/lecture de masse. Ce qui distingue la « lecture bourgeoise » et la « lecture populaire », ce n’est pas la qualité de l’écriture (le « grand écrivain » peut avoir une lan- gue simple), ni l’origine sociale de l’auteur (un privilégié peut savoir écrire pour le peuple, c’est-à-dire pour tous), c’est la valeur d’usage social des lectures 44. La lecture bourgeoise est un divertissement distingué, mais

elle n’est qu’un loisir. Cette perspective trace une autre frontière que celle des échelles de « valeur littéraire » ou de « lisibilité linguistique ».

43 Charles Schmidt, inspecteur général des archives et des bibliothèques, in L’Éducation nationale, 3 décembre 1952, p. 19.

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Des chefs-d’œuvre littéraires destinés en leur temps à la classe oisive (La princesse de Clèves) se trouvent ainsi rangés du côté des lectures de divertissement comme les séries de bas étage ou la production éditoriale « moyen de gamme » à l’écriture convenue (certains Goncourt). Au début du siècle, Lanson dénonçait déjà avec sévérité la futilité d’une littérature de cour, produite pour le bon plaisir de Louis XIV, dont « on n’extrairait

pas un grain de pensée patriotique ou sociale ». Sacralisés, les classiques du

Grand Siècle obligent les professeurs de lettres à occuper « des heures du-

rant des enfants de quatorze à seize ans à distinguer l’amour d’Hermione de l’amour de Roxane ou démêler tout l’artifice de la coquetterie de Célimène 45 ».

Trois générations plus tard, les choses n’ont guère changé : ni Brecht, ni Steinbeck, ni Aragon dans les cartables. Mais on les trouve à la biblio- thèque sur les présentoirs. Les lectures qui parleront au peuple et qu’il faut donc privilégier sont ces textes de combat et de débat, ces « histoires vraies », documents ou fictions, qui aident à penser et changer le monde. À l’Heure joyeuse, la lecture doit donner des raisons d’espérer, à la mé- diathèque de Massy, la lecture doit (aussi) donner des raisons d’agir.

Cette nécessité de l’engagement collectif pour la lecture est aussi celui des mouvements associatifs comme Peuple et culture, les Ceméa (cen- tres d’entraînement aux méthodes de pédagogie active), les « Francas » ou la Ligue de l’enseignement, qui, dans certains départements, prêtera longtemps ses militants-permanents à l’État défaillant (le maillage ter- ritorial promis par Léo Lagrange sous le Front populaire ne sera achevé que sous Jack Lang). Elle devient une neutralité ouverte, comme si la valeur de l’engagement l’emportait sur ses visées, et gagne progressive- ment les mouvements dans l’orbite des partis politiques ou des Églises. Ainsi, les Bibliothèques pour tous (catholiques) sont dans l’immédiat après-guerre le réseau associatif le plus dense 46. Au fur et à mesure que

son influence s’accroît (en 1969, le prêt aux enfants équivaut à la moitié du prêt des bibliothèques municipales), les militantes de l’Action catholique générale féminine qui l’animent « se professionnalisent », s’émancipent de la tutelle des évêques et, en 1971, l’Union nationale Culture et bi- bliothèques pour tous devient une association loi 1901, indépendante de l’Action catholique. Dans un monde gagné par la télévision et les loisirs

45 Gustave Lanson, « Dix-septième siècle ou dix-huitième ? », Revue bleue, 14, 5e série, tome IV,

30 septembre 1905.

46 Dans sa thèse Les bibliothèques pour enfants entre 1945 et 1975 : modèles et modélisation d’une cul-

ture pour l’enfance, Paris X - Nanterre, janvier 2003, t. 1 p. 185, sq., H. Weis a mis en évidence l’impor-

tance du réseau catholique et la « déconfessionnalisation » de ses animatrices qui se retrouveront plus tard au Centre de recherche et d’information sur la littérature de jeunesse, avec des militants venus d’autres bords. Elle dénombre, en 1954, 753 Bibliothèques pour tous et 2 451 dépôts.

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consuméristes, « la lecture des jeunes » est devenue une cause nationale en soi. Ainsi, dans les années qui suivent la Libération, le secteur militant adopte peu à peu les principes et les objectifs défendus par les émules de Morel et autres pionniers de la lecture publique. Ce qui est vrai pour l’ac- tion sociale (par exemple, dans les bibliothèques des comités d’entreprise gérées par des syndicalistes) est encore plus vrai dans le secteur éducatif qui s’adresse aux enfants et aux jeunes.

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