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D’après une enquête de 1957, faite avec l’appui d’associations de pa- rents d’élèves, 5 % seulement des enfants disposent d’un bibliobus, alors que plus de 50 % lisent régulièrement un journal 24. Les BCP n’ont donc

pas eu le temps de changer les pratiques des instituteurs, qui n’ont jamais vu le bibliobus entrer dans leur cour d’école pour la plupart. En revanche, les journaux pédagogiques ont tous parlé des bibliothèques d’enfants et les inspecteurs primaires en ont fait un thème de conférence pédagogique. Sur ce point, la rencontre entre deux modèles de lecture est frontale. À cette époque, il y a déjà trente ans que les bibliothécaires ont inventé une nouvelle pédagogie de la lecture libre. En 1925, Eugène Morel a inauguré la première Heure joyeuse 25 de la rue Boutebrie, que sa nièce Marguerite

Gruny allait animer jusqu’en 1968. Paul Hazard 26, Georges Duhamel,

Charles Vildrac ont mis leur prestige d’académiciens ou de « grands écri- vains » au service de cette expérience exemplaire, plus décisive pour ses répercussions idéologiques que pour ses effets sociologiques, même si c’est la première irruption des femmes dans un monde d’hommes, qu’elles vont progressivement investir par la petite porte 27. C’est le premier lieu

où se réalise le modèle américain, avec le libre accès aux livres. C’est la première mise en place « instituée », même de façon précaire, d’une for- mation spécialisée qui ne doit rien au modèle de la conservation 28. Enfin,

c’est un modèle éducatif, qui ne peut concevoir la neutralité comme dans la bibliothèque d’adultes. Les enfants ne sont pas des citoyens émancipés ou des clients majeurs et un tri sévère élimine les livres commerciaux « de

24 L’Éducation nationale, 21 novembre 1957, p. 1.

25 Dans son allocution, Eugène Morel adresse à l’Amérique une prière enflammée : « Ce que nous

te demandons [Amérique], c’est ce zèle d’apôtre qu’ont eu ceux et celles qui, chez toi, ont créé la biblio- thèque libre, et dans celle-ci, depuis trente ans, cette chose unique, la bibliothèque d’enfants ! » Texte pu-

blié dans la Revue des bibliothèques, vol. 32, 1925, p. 82. Cité in J-P. Seguin, op. cit., p. 82. Paul Hazard en fait une description lyrique dans son livre Des livres, des enfants et des hommes, 1932. Animée par Marguerite Gruny, Mathilde Leriche et Claire Huchet, elle sert de modèle, dans les années 1930, aux nombreuses municipalités qui ouvrent une « section enfantine » à la bibliothèque municipale ou subventionnent d’autres « Heures joyeuses », bibliothèques autonomes pour la jeunesse. Cf. Hélène Weis, Les bibliothèques pour enfants entre 1945 et 1975, Modèles et modélisations dune culture pour l’en-

fance, Éditions du Cercle de la librairie, 2005 et son article dans cet ouvrage, p. 157.

26 Paul Hazard, Les livres, les enfants et les hommes, Flammarion, 1932, réédition 1949.

27 Bernadette Seibel, Au nom du livre : analyse sociale d’une profession, les bibliothécaires, La Docu- mentation française, 1988.

28 La formation mise en place par Jenny Carson à l’école américaine des bibliothécaires de la rue de l’Élysée entre 1923 et 1929 sert de relais au modèle urbain de la New York Public Library. Devant le désintérêt des pouvoirs publics à créer une école spécialisée pour la France, Gabriel Henriot crée, en 1935, à l’Institut catholique, une section de formation pour les bibliothécaires qui perpétue le modèle américain. C’est un des premiers lieux où s’élabore en France une réflexion sur la réception des publics, ouvrant la voie aux enquêtes sur la sociologie de la lecture.

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bas étage » et tous les illustrés. Les responsables prennent aussi parti sur les valeurs et les bonheurs à transmettre : après deux guerres mondiales et leurs cortèges de petites et grandes horreurs, les livres retenus privilégient des héros, des histoires et des émotions donnant des raisons d’espérer. L’Heure joyeuse est fidèle au programme qu’indique son nom, comme le sera plus tard la Joie par les livres. Ce garde-fou, aussi psychologique que moral, est si consensuel qu’il n’est même pas discuté. Il ne le sera qu’après 1968, quand une nouvelle génération remettra en cause un optimisme jugé conformiste et bien-pensant 29, alors que les générations de la guerre

y voyaient plutôt un parti pris éducatif de résistance à la fatalité 30.

Malgré ces spécificités, la bibliothécaire pour enfants ne se sent pas moins représentante de la société démocratique et laïque, sous réserve d’adapter sa pratique à « ses clients » et elle pense, comme Sustrac, que « le/la bibliothécaire, comme tel, n’a pas à s’occuper de politique, ni des ques-

tions sociales ou religieuses. Dans les conflits d’idées, il/elle est neutre, mais d’une neutralité positive qui permet aux gens consciencieux de tous les partis, de toutes les opinions, de toutes les croyances, de se documenter avec exactitude 31 ».

Investie de ces idéaux, la responsable du fonds incite ses jeunes lecteurs à se débrouiller seuls, leur demande de définir eux-mêmes ce qu’ils veulent. Elle leur apprend comment s’orienter dans le classement et se faire une idée du contenu d’un livre en le feuilletant. Elle suscite régulièrement des suggestions d’achat de leur part, bref, les éduque à avoir des exigences, des goûts et des besoins personnels. Ces règles élémentaires découlent des objectifs de l’Heure joyeuse : « Développer chez l’enfant l’amour de la

lecture ; l’éclairer en lui offrant les livres les meilleurs tant au point de vue moral qu’au point de vue littéraire, en établissant entre eux une sorte de grada- tion ; offrir à l’enfant des ressources variées afin qu’il puisse satisfaire ses goûts et aptitudes et ainsi affirmer sa personnalité ; préparer un public éclairé pour les bibliothèques d’adultes 32. » Comment les instituteurs pourraient-ils ne pas 29 Les psychanalystes pour enfants (Bruno Bettelheim, Françoise Dolto) reviendront sur cette question, l’un en légitimant les happy ends des contes de fées qui aident à grandir, l’autre en criti- quant certains albums dont l’anticonformiste humoristique ou sarcastique séduit de jeunes adultes, mais laisse leurs enfants angoissés ou désemparés.

30 Lors d’un séminaire international sur « L’enfant et le livre », qui s’est tenu à Oran en janvier 2003, les responsables algériennes des animations de quartiers ou d’école autour des albums et des ro- mans de jeunesse tenaient spontanément le même discours que les émules de Marguerite Gruny (qu’elles n’avaient jamais lue) : critique des visées instructives étriquées de l’école, désir de faire connaître la richesse des productions nouvelles, croyance opiniâtre que les bonheurs de lecture partagés doivent donner aux enfants et aux adultes des raisons d’espérer.

31 Charles Sustrac, « De l’orientation des bibliothèques modernes », Bulletin de l’ABF, 5, 1907, p. 107. 32 Marguerite Gruny, « L’Heure joyeuse », Henri Lemaître, La lecture publique ; mémoire et vœux du

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adhérer à un tel programme ? Cependant, les bibliothèques spécialisées sont encore plus rares que les bibliobus. (moins de 50 en 1954 33). Il se-

rait donc urgent de convertir les écoles des 36 000 communes de France aux perspectives de la lecture publique, ce à quoi s’emploient les mou- vements pédagogiques et de nombreux inspecteurs primaires qui voient bien le gouffre qu’ont à franchir les élèves qui passent de la communale au lycée 34. Car c’est l’école seule qui touche toutes les jeunes généra-

tions, c’est elle seule qui pourrait, par le biais des bibliothèques scolaires, promouvoir une relation au livre faisant place à la nouveauté, au libre choix, à la discussion, au bonheur de lire seul, sans redouter contrôles et sanctions.

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