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La période qui nous occupe aura été marquée par une très forte démul- tiplication de l’offre. Le nombre de bibliothèques, leur budget d’acquisi- tion, la diversification des documents acquis n’auront cessé d’augmenter. Il a fallu attendre ces dernières années pour voir les budgets publics com- mencer à décroître de manière inquiétante dans un contexte de choix stratégiques entre imprimés traditionnels et ressources électroniques et de forte pression sur les budgets de l’État et des collectivités locales.

La force des préjugés moraux, intellectuels et religieux a dû céder devant un souci constant d’ouverture intellectuelle et esthétique. Ce demi-siècle sur lequel nous nous retournons aura été, en effet, celui de l’accueil dans les bibliothèques (comme à l’Université) des « mauvais genres » (le polar, la BD, la science-fiction) et des médias de divertissement (disques, films). Pour autant, peut-on considérer qu’aujourd’hui des écrits soient proscrits des bibliothèques ? En laissant de côté la question des ouvrages sous le coup de la loi, des faiblesses et des absences demeurent. La place de la vulgarisation scientifique demeure limitée, au-delà des recommandations et des bonnes intentions. Les bibliothécaires paraissent parfois plus athées que laïques et se montrent bien frileux lorsqu’il s’agit de créer un fonds de documents concernant la religion. La représentation du débat politique et éthique met à jour une même difficulté à assumer des choix clairs.

Le début des années 1980 constitue une période marquée par une forte augmentation des budgets d’achat et un intense rattrapage en matière de locaux. L’objectif est bien alors de démultiplier l’offre. Les questions posées sur la nature de cette offre viendront plus tard. Dans ce contexte, en 1994, un conservateur de bibliothèque, Bertrand Calenge, fait paraître le premier 22 d’une série de livres et d’articles sur le thème des acquisi-

22 Les politiques d’acquisition : constituer une collection dans une bibliothèque, Éditions du Cercle de la librairie, 1994.

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tions dans les bibliothèques. Ce livre arrive à son heure : le nombre des bibliothèques publiques continue d’augmenter, les bibliothécaires sont de plus en plus préoccupés par leur formation (les réformes statutaires terri- toriales ont fait leurs premiers ravages), les élus sont attentifs à la bonne utilisation de budgets importants, les usagers manifestent leurs exigen- ces. L’auteur en convient dès les premières lignes : « Aborder la question des

acquisitions dans une bibliothèque, c’est plonger au cœur même des fondations, du fonctionnement, de la légitimité de cette bibliothèque. »

Les procédures, déjà bien éprouvées dans la bibliothéconomie anglo- saxonne ainsi popularisées (les chartes documentaires, les plans de déve- loppement des collections, les techniques de « désherbage »), ne peuvent permettre, à elles seules, d’éluder ces questions insistantes : faut-il se con- centrer sur les lecteurs les plus fortement représentés dans les bibliothè- ques, les plus « consommateurs » de biens culturels, quitte à encourir le reproche d’un certain élitisme ? Faut-il, sur le modèle anglais, rejoindre les publics à leur niveau en renonçant à trop sélectionner les ouvrages pro- posés ? Dans la pratique, les collections présentées reflètent le plus sou- vent une sorte de « goût moyen », se tenant à une prudente distance des deux discours les plus souvent tenus dans la profession : le volontarisme de la promotion d’une littérature de qualité, d’une part, la soumission des choix à la demande exprimée ou supposée du public, d’autre part.

Les bibliothécaires : de l’injonction à la prescription ?

Au milieu des années 1950, les bibliothécaires, persuadés de la légiti- mité de leur action et du bien-fondé de leurs points de vue, n’hésitent pas à afficher leurs stratégies et leurs objectifs. En témoigne le propos d’un animateur de bibliothèque centrale de prêt en 1955 : « Pour apprivoiser

certains éléments avec l’espoir de les amener au goût de bien lire, on doit évi- demment commencer par les faire lire selon leur goût 23. »

Les bibliothécaires d’entreprise en 1961, lors d’un colloque organisé par l’Unesco, sont tout aussi offensifs en affirmant mener « avec vigueur

la lutte pour le respect de l’enfant contre le mauvais illustré, contre les livres qui exaltent le racisme et le “superman” ». La lecture de pur loisir, en particulier

la lecture de romans « faciles », est alors considérée avec méfiance. C’est l’époque où il est fait obligation au lecteur, jeune ou adulte, qui monte dans un bibliobus ou pénètre dans une bibliothèque, d’emprunter un ou plusieurs documentaires en plus des romans, où l’emprunt des bandes des-

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sinées est subordonné à l’emprunt de « vrais » livres. Les caisses destinées aux dépôts dans les villages sont préparées par les bibliothécaires des BCP selon des dosages méthodiques afin de correspondre aux besoins supposés des lecteurs, tout en défendant une certaine idée des « bonnes lectures ». Au même moment, le Bulletin critique du livre français 24, qui compte des

bibliothécaires au nombre de ses rédacteurs, conclut ses analyses par des recommandations du type « public averti », « public cultivé », etc.

Un demi-siècle plus tard, les romans policiers, les romans de science- fiction, les bandes dessinées ont droit de cité dans toutes les bibliothè- ques. Les lectures prescrites, les « bonnes lectures », « corpus prescrits ou

proscrits », ont disparu peu à peu. L’évolution de l’édition pour la jeunesse

y a joué son rôle en n’hésitant plus à traiter de tous les sujets. Comme l’écrit la romancière Marie-Aude Murail : « L’écrivain jeunesse doit repous-

ser les limites du silence – c’est son travail d’écrivain – pour partager avec ses lecteurs, les enfants, ce pays des hommes qui a nom vérité 25. »

Aujourd’hui, les bibliothèques et les bibliothécaires se garderaient donc bien de toute intervention explicite et directive sur les lectures des usagers adultes ; ils se réservent le rôle plus gratifiant de prescripteurs, par exemple en publiant des bibliographies, mais aussi et surtout, en orien- tant leurs achats : c’est l’offre sur les rayons qui a tout entière valeur de prescription. Dans cette perspective, qu’il s’agisse de la constitution des collections ou de la médiation auprès des lecteurs potentiels, les biblio- thécaires ont plus que jamais à se situer du côté des contenus de l’offre. Leur connaissance des livres qu’ils présentent, des sites web qu’ils sélec- tionnent est essentielle.

Les libraires ont eux aussi suivi le chemin de cet accompagnement discret de leurs lecteurs. Eux aussi publient des sélections commentées des nouveautés de l’édition. Certains glissent dans les livres de petits cartons manuscrits avec leurs impressions de lecture et des incitations à la découverte. Les bibliothécaires de leur côté peuvent également avoir recours désormais aux sites web de leurs bibliothèques pour faire partager leurs coups de cœur à de nombreux lecteurs.

Il faut attendre les années 1980 et un développement des bibliothèques qui en fait désormais les enjeux de politiques publiques pour assister à des tentatives explicites d’interventions politiques qui vont jouer un rôle de révélateur. Ainsi, en 1985, un livre de Marie-Claude Monchaux 26, s’ac-

compagnant d’une campagne de presse et de l’intervention d’associations

24 Devenu depuis le Bulletin critique du livre en français.

25 Continue la lecture, on n’aime pas la récré…, Calmann-Lévy, 1993. 26 Écrits pour nuire : littérature enfantine et subversion, UNI, 1985.

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conservatrices, met en cause l’évolution des bibliothèques publiques. Elle écrit : « Tout se passe comme si ces auteurs, ces éditeurs, ces responsables poursui-

vaient le but […] de démanteler les structures actuelles de la civilisation occi- dentale contemporaine, de déstabiliser la famille, de discréditer l’ordre social, les mœurs et d’affaiblir les lois, l’armée, la sécurité, la nation. » C’est l’occasion

pour les bibliothécaires de prendre acte de la liberté qu’ils ont conquise et de la revendiquer.

Les bibliothécaires participent de cette ambiance hédoniste qui sem- ble baigner les milieux bourgeois et intellectuels (les fameux « bobos »). Comme l’on assiste à un regain d’intérêt pour le vin, les cigares et les bonnes tables, la lecture doit répondre elle aussi à un besoin de nouveauté et de saveur. D’où le goût pour les écrivains disparus et « redécouverts », pour les littératures étrangères. Un livre devient alors une référence pour les bibliothécaires des sections adultes et jeunesse, c’est l’essai Comme

un roman 27 du romancier parisien Daniel Pennac qui avec talent met en

avant le plaisir de lire et le refus des prescriptions étroites de l’école. C’est le sens de la première phrase de ce livre-manifeste : « Le verbe lire ne sup-

porte pas l’impératif. »

On voit ainsi les bibliothécaires tenter de concilier deux formes de lec- ture et les offres de services qui les accompagnent : la lecture de formation et d’information d’une part, la lecture de délectation et de découverte d’autre part.

Les élections municipales de 1995 voient trois villes du sud de la France (Toulon, Marignane et Orange) passer sous la responsabilité de conseils municipaux au sein desquels l’extrême-droite se trouve majoritaire. La culture y devient, en particulier à Orange, un enjeu de la lutte idéologi- que. Parallèlement, le Front national lance sous le titre « Le pluralisme dans les bibliothèques françaises » une enquête concernant les collections des bibliothèques publiques en France dont les résultats sont présentés en 1996. La protestation unanime contre ces interventions concernant le contenu des collections des bibliothèques municipales portait, bien sûr, sur le caractère inacceptable de toute censure politique 28, mais aussi

exprimait le refus, désormais constant et acquis, de toute prescription explicite, d’où qu’elle vienne, au sein des bibliothèques.

Ces tentatives de censure, car c’est bien ainsi qu’il faut les appeler, ont laissé cependant les bibliothécaires démunis. Ils se sont sentis dépourvus de protection législative, réglementaire ou statutaire. De manière plus

27 Gallimard, 1992.

28 À ce sujet, on lira avec intérêt l’article de Véronique Soulé : « Censures et autocensures », BBF, 1999, no 3.

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profonde encore, leur pratique professionnelle s’est trouvée questionnée : comment constituer des collections ouvertes en se prémunissant contre toute subjectivité excessive, comment les renouveler et les désherber de manière plus méthodique ?

Au risque de schématiser le propos, on peut dire qu’en un demi-siècle, autant qu’une crise de la prescription, c’est une crise de la validation qui touche bibliothèques et bibliothécaires. Comment, devant une produc- tion surabondante, sans parler de l’océan du web, garantir au lecteur que l’aventure qu’est chaque lecture vaut la peine, qu’il s’agisse de la simple véracité de l’information ou de la dimension poétique ou imaginaire d’un texte ?

Dans un article récent 29 à propos de la librairie, les mêmes interroga-

tions s’expriment : « Des libraires notent une “crise de confiance du lectorat” et

diagnostiquent “une crise de la prescription”. » Il faut noter à ce sujet que, si

les bibliothécaires sont très actifs avec une compétence reconnue en ma- tière de critique de la littérature de jeunesse, ils demeurent bien discrets dans le domaine de la production destinée aux adultes.

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