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l’éclatement des bibliothèques en deux réseau

Cette unanimité scelle, à l’aube des années 1980, une alliance qui sem- ble définitive entre bibliothécaires, documentalistes, journalistes et en- seignants, promus défenseurs des mêmes valeurs et partisans d’approches convergentes pour faire lire la jeunesse. Le bien-fondé d’un tel accord semble d’autant plus probable que c’est sur le terrain social et non plus simplement scolaire que se sont installés les nouveaux défis. Au moment où la crise de la lecture dans l’école semble un peu s’apaiser, on découvre l’illettrisme des sociétés contemporaines, révélé par les exigences de qua- lification croissantes du monde du travail, dans une conjoncture de crise économique, de montée du chômage et de précarité sociale. Tout jeune « faible lecteur » est donc repéré comme un chômeur en puissance et les médiateurs culturels doivent « tout mettre en œuvre » pour prévenir ou guérir la nouvelle maladie des temps modernes.

Cette découverte s’effectue dans une conjoncture institutionnelle bouleversée. Alors que les représentations continuent encore de séparer primaire et secondaire, la réalité institutionnelle est devenue celle du col- lège unique : l’opposition entre école obligatoire (non sélective) et non obligatoire (sélective) passe maintenant entre collège et lycée et non plus entre école et collège. Mais les professeurs de 6e ont du mal à se penser

« comme des instituteurs », destinés à accueillir toute une classe d’âge. En revanche, les professionnels de la lecture publique, qui ont proclamé son unité à plusieurs reprises, comme nous l’avons vu, se trouvent subitement partagés en deux institutions, l’une rattachée au ministère de l’Éducation nationale, l’autre au ministère de la Culture. Le « démantèlement » de la DBLP 53 en 1975 disjoint, en les confiant à des ministères différents, la

lecture d’étude et la lecture de loisir, la lecture obligée et la lecture libre, la lecture encadrée et la lecture « braconnage », pour reprendre l’expres- sion de Michel de Certeau. Juste au moment où le collège Haby (1975), la création des CDI (1975) obligent à penser de façon unifiée ce qui jusque-là relevait de logiques différentes.

Si les expressions et la conception de la lecture forgée par les pionniers de la lecture publique l’emportent partout, dans l’école et l’espace social, ce sont les bibliothécaires maintenant rattachés à la culture qui sont con- traints d’adopter des démarches de plus en plus pédagogiques pour gagner les nouveaux lecteurs. Lorsque le rapport Des illettrés en France (1984)

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conduit à la création d’un organisme chargé de répondre à ce problème social, ils ne comprennent pas qu’on ne leur en confie pas la charge, mais que le GPLI (Groupe permanent de lutte contre l’illettrisme) soit rattaché aux Affaires sociales. Le but n’est plus de répondre le mieux possible à une demande préexistante, mais de créer cette demande par une offre appropriée, de faire entrer avec précaution les « lecteurs fragiles » dans le réseau des convivialités qui se développent autour de la bibliothèque, de susciter en eux des désirs de lecture et de les accompagner dans leurs recherches 54.

Les bibliothécaires continuent ainsi de penser la lecture sur le mo- dèle d’une offre qui, dans l’espace des industries culturelles, est devenue « consumériste » (à chacun selon ses goûts et ses besoins). Cela donne une nouvelle pertinence aux métaphores qui traitaient, au début du siècle, la bibliothèque comme un grand magasin qui doit « faire de la réclame », réassortir son stock en nouveauté, gagner sans cesse de nouveaux clients. Mais ils découvrent vite qu’une politique de l’offre n’est pas suffisante. Ils ne peuvent développer leur incitation dans le réseau hors commerce de la lecture publique, qu’en adoptant des pratiques « scolarisées », sinon scolaires. En sortant de leur domaine traditionnel, la lecture choisie, ils retrouvent bon gré mal gré la pédagogie de la lecture subie. Or, c’est sur le terrain de la lecture obligatoire (lecture de déchiffrage ou lecture rapide fonctionnelle, lecture de distraction ou lecture de travail), que se révèlent les échecs les plus violents et donc que s’inventent les pédagogies pour prévenir et guérir. On assiste ainsi, dans les années 1980, à une avan- cée des bibliothécaires sur des lieux dont ne provient aucune demande spontanée de lecture, comme l’habitat social, l’hôpital, les casernes, les prisons, l’entreprise, les centres de formation d’adultes 55. Dans le même

temps, ils prennent l’habitude de présenter très didactiquement aux nou- veaux arrivants le mode d’emploi de leur lieu de travail. En témoignent les modules d’initiation organisés à chaque rentrée pour faire découvrir le fonds et son classement aux élèves de collèges et lycées, la mise en place d’aides systématiques dans les bibliothèques municipales mais aussi uni- versitaires, puisque de l’avis unanime de leurs professeurs, les nouveaux étudiants « ne savent pas lire 56 ».

54 Nicole Robine, Les jeunes travailleurs et la lecture, La Documentation française, 1984 ; Chantal Balley, Raymonde Ladefroux et Michèle Petit, De la bibliothèque au droit de cité. Parcours de jeunes, Bibliothèque publique d’information, 1997.

55 Ministère de la Culture, Direction du livre et de la lecture, Isabelle Jan, Rapport sur l’extension de

la lecture publique. Hôpitaux, prisons, entreprises, multigraphié, 1983.

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