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La lecture scolaire et l’apprentissage collectif

Or, quel est le modèle scolaire de la lecture ? La mémoire enseignante oppose volontiers les lectures ânonnantes des écoliers à la lecture litté- raire à laquelle les professeurs de lettres initient les collégiens et lycéens. Le clivage primaire/secondaire renvoie à deux ordres d’enseignement longtemps disjoints, l’un obligatoire et populaire, l’autre sélectif et socia- lement élitiste. Mais, en regard du modèle de la lecture publique, on peut percevoir que toutes les lectures scolaires partagent peu ou prou des fi- nalités et des modalités communes : lire ensemble, lire peu, lire bien, lire sous le guidage d’un maître, relire. Ferdinand Buisson l’écrit en pensant aux élèves du primaire : « Il n’a jamais lu, celui qui n’a jamais lu que pour lui-

même, tout bas, à la hâte ; il croit aller plus vite, il dévore ; oui, mais il ne digère pas. C’est la lecture en commun qui oblige à apprécier, à goûter ce qu’on lit 35. »

Émile Faguet l’écrit dans son Art de lire (1923) en pensant à la lecture tout court, celle qui fait les hommes cultivés : « Pour apprendre à lire, il

faut d’abord lire très lentement, et ensuite il faut lire très lentement et toujours il faudra lire très lentement. » Le modèle proposé pour les lectures libres,

celles qu’on appelle alors « les lectures récréatives », celles pour lesquelles on a fait entrer des récits enfantins et des romans dans la bibliothèque (l’armoire), ne propose rien d’autre. Il valorise lui aussi les lectures lentes

33 Hélène Weis, op. cit., p. 23-24. Le volume 1 fait le bilan des enquêtes sur les créations (sections enfantines annexées à des BM ou bibliothèques autonomes).

34 Les visées d’une démocratisation par promotion des élites populaires expliquent que les bi- bliothèques scolaires de l’après-guerre « visent haut », puisqu’elles s’adressent aux meilleurs élèves, à qui il faut donner la culture livresque que partagent déjà les enfants de privilégiés. Anne-Marie Chartier, « Histoire et représentations scolaires de la littérature enfantine », in L’enfance à travers le

patrimoine écrit, actes du colloque d’Annecy, septembre 2001, éditeurs DLL et FFCB, 2002, p. 25-54. 35 Ferdinand Buisson, « Catalogue des livres destinés aux lectures récréatives (octobre 1885-octo- bre 1888) », Mémoires et documents scolaires, fasc. 23, Imprimerie nationale, 1888, p. 6.

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et les lectures partagées, donc à haute voix, installées dans des bonnes familles bourgeoises et qu’il faudrait diffuser dans les familles populaires. Tout comme l’utopie de la Lecture publique rêve d’un lecteur autodidacte émancipé, l’utopie de l’École républicaine rêve d’écoliers lisant à la veillée sous la lampe, devant le cercle de famille admiratif et intéressé (façon de faire pénétrer les savoirs de l’école dans l’oreille des vieux par la voix fraîche des jeunes).

Dans les années 1950, ce sont encore les Instructions de 1923 (réta- blies après les programmes de Vichy) qui fixent les programmes officiels. Elles perdureront jusqu’en 1972. L’apprentissage de la lecture est continu, lent et ininterrompu, du cours préparatoire à l’épreuve de lecture à voix haute, au certificat d’études. Il se poursuit aussi dans le secondaire, puis- qu’à quelque niveau que ce soit, on n’a jamais fini d’apprendre à lire, c’est- à-dire d’apprendre à comprendre. On commence par apprendre à « lire couramment », puis « expressivement ». On apprend à lire (et admirer) les extraits de littérature classique avec son professeur de lettres, à com- prendre et retenir les savoirs modernes qui remplissent les manuels d’his- toire, de géographie ou de sciences, à l’école primaire comme au collège et au lycée. S’agissant des textes qu’on doit sentir plutôt qu’apprendre, la lecture imitée du modèle magistral, lecture expressive des écoliers pri- maires, n’a pas d’autre visée que la lecture expliquée inventée par Lanson (qui est aussi une lecture magistrale).

Si l’institution ne propose pas un modèle qualitativement différent 36

pour la lecture d’étude et pour des lectures récréatives, c’est-à-dire li- bres, c’est que, dans les deux cas, l’élève doit comprendre et mémoriser les savoirs, les expériences, les histoires, les leçons de vie contenus dans les grands textes, trop difficiles pour être lus seuls, qui sont le corpus reconnu des références communes, des modèles universels, bref, les clas- siques français. Ce sont eux qu’on donnera à lire et relire. Les parents ont évidemment le droit de faire lire à leurs enfants ce qui leur plaît, illustrés vulgaires ou vies de saints édifiantes. Mais une bibliothèque scolaire ne peut prendre pour modèle la bibliothèque personnelle des enfants de la bourgeoisie. Il s’agit toujours de lire pour s’instruire et se former, en se laissant guider par des maîtres qui sont là pour garantir une lecture sans contresens. Peu importe donc que ces livres soient anciens et en petit nombre. La nouveauté n’est pas un gage de qualité et la quantité de livres

36 Une revue, La lecture en classe, est lancée par Jules Steeg en 1894 pour aider les maîtres à favori- ser cette lecture récréative et « mettre les bons livres, les livres utiles, attrayants, bien écrits, bien pensés,

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contenue dans une bibliothèque de classe débordera toujours l’appétit du plus avide des jeunes lecteurs. Et quand bien même un élève aurait épuisé le fonds, quelle importance, puisqu’on peut relire indéfiniment les mêmes chefs-d’œuvre sans se lasser 37.

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