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En réalité, il ne s’agit pas d’un mouvement circulaire qui équivaudrait à un retour en arrière ; car ce regain d’attention pour les collections passe par la construction de politiques documentaires, problématique inconnue il y a cinquante ans, et surtout par des questionnements nouveaux sur le rôle que le bibliothécaire est amené à jouer par rapport aux contenus.

Cet intérêt renouvelé peut être daté par une publication. Le manuel de Bertrand Calenge, Les politiques d’acquisition : constituer une collection dans

une bibliothèque, publié en 1994 au Cercle de la librairie, est en effet sous

ce rapport emblématique : la constitution d’une collection est bien deve- nue une politique. Il faut dire que la question des collections est aussi une affaire politique. Une évidence que l’arrivée du Front national, en 1995, à la tête de trois municipalités du sud de la France, a sans doute contribué à rappeler, ces nouveaux élus faisant de la réorientation du fonds de la bibliothèque une priorité, ô combien symbolique, de leur politique. Dans un premier temps démunie, la profession a engagé par la suite le débat autour de ces deux axes essentiels : qu’est-ce qu’une collection pluraliste ? quelles relations le bibliothécaire doit-il entretenir avec sa collectivité de tutelle ? Quinze ans après le début du processus de décentralisation, cinq ans après la mise en place de la filière culturelle au sein de la fonction publique territoriale, il était sans doute temps de réfléchir au position- nement du bibliothécaire par rapport à sa collectivité de tutelle comme à son degré de responsabilité dans la constitution des collections.

Les bibliothécaires se sont alors aperçus qu’il leur fallait réinvestir le domaine des collections, pour asseoir leur légitimité professionnelle et que cela devrait forcément passer par une formalisation des politiques de développement des collections mais aussi par un effort d’explication (de justification?) de ces politiques. C’est ainsi que l’on a vu se multiplier les formations dans ce domaine et qu’un groupe de recherche intitulé Poldoc a été créé au sein de l’Enssib en 1999. Le pilotage et la participation au développement des collections sont des missions qui prennent également

38 « C’est un des points importants du message du conseil cette année : le poids des technologies et de

la gestion dans l’activité quotidienne des responsables des bibliothèques ne doit pas leur faire oublier le cœur et la justification de leur métier, les collections et l’accès à leur contenu », Conseil supérieur des

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de l’importance dans les référentiels de compétences 39. Le premier re-

censement des métiers des bibliothèques qui date de 1995, mentionne déjà parmi les trente-deux métiers identifiés celui de « Développeur des collections ». Le référentiel « Directeur de bibliothèque » du CNFPT, pu- blié en 2002, indique parmi les sept activités principales du directeur de bibliothèque « La définition et la conduite des orientations documen- taires ». Le référentiel « Bibliothécaire », toujours du CNFPT, mentionne comme activité principale « Développer des collections » et conseille de consacrer lors de la formation des bibliothécaires onze jours au « Déve- loppement des ressources documentaires » (sur un total de quarante-neuf jours et demi).

Quant au référentiel de l’Éducation nationale (essentiellement pour les bibliothèques universitaires, la Bibliothèque nationale de France et la Bibliothèque publique d’information, mais aussi pour les bibliothèques municipales classées), il mentionne des activités en lien avec les collec- tions dans tous les emplois-types, sauf dans celui de directeur. On le voit, la question des collections occupe une place importante dans les réfé- rentiels de compétences et dans les formations. La préoccupation pour les politiques documentaires concerne aussi bien les bibliothèques publi- ques que les bibliothèques universitaires. Ces dernières, bien qu’ayant un public soi-disant captif et pour guide le fil conducteur des programmes d’enseignement, n’échappent pas à ce questionnement. Certes, les biblio- thécaires des universités s’interrogent sur ce sujet dans un contexte moins passionné mais eux aussi doivent s’adapter à un environnement de plus en plus décentralisé (depuis la loi Edgar Faure en 1968, l’autonomie des universités n’a cessé de s’accroître).

De plus, parallèlement à ce processus d’autonomisation des universités sous la tutelle directe desquelles elles sont désormais, les bibliothèques universitaires doivent faire face, à partir du milieu des années 1990 au développement de la documentation électronique et à un désintérêt de leurs utilisateurs pour les documents papier, sur lesquels d’aucuns fon- daient la légitimité des bibliothèques et donc des bibliothécaires. Cela les a conduits à réfléchir aux bibliothèques hybrides et à l’articulation entre collections matérielles et immatérielles. Ces réflexions sont en constant

39 CNFPT Champagne-Ardenne, Pôle lecture publique et réseaux documentaires, Référentiels

« bibliothécaire » et « directeur de bibliothèque ou de centre de documentation », 2002. Ces deux documents incluent des référentiels d’emploi, d’activités, de compétences et de formation. Ministère de l’Éducation nationale, Direction des personnels, de l’administration et de la moderni- sation (DPMA), Bibliofil’, le référentiel de la filière bibliothèques, op. cit.

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devenir, mais on peut cependant constater que le rôle traditionnel – de sélectionneur d’informations et d’œuvres – du bibliothécaire demeure : « Face aux supports numériques la bibliothèque doit conserver son rôle qui est

de mettre à disposition des usagers un corpus constitué 40 », tout en évoluant,

dans ce nouveau contexte, vers une mission de validation de l’informa- tion qui rapproche le métier de bibliothécaire de celui d’éditeur : « Le dé-

veloppement d’Internet pose le problème de la primo-édition et du partage des responsabilités dans la sélection des documents 41. » Ainsi, le bibliothécaire

qui mentionne parmi les favoris de la bibliothèque un site de pré-prints alimenté par des chercheurs diffusant les résultats de leurs travaux fait d’une certaine façon un travail d’édition. D’ailleurs, certaines bibliothè- ques universitaires commencent à s’impliquer dans la politique éditoriale de leur université. On a vu ainsi apparaître récemment dans le catalogue de formation continue de l’Enssib, un stage intitulé : « Valoriser et diffu- ser la production scientifique de l’université : rôle et stratégie du SCD ». On remarquera également que le site Gallica de la BnF, qui propose l’accès à des documents numérisés 42, a amené la Bibliothèque nationale sur le

terrain de l’édition et que les débats actuels autour du projet de numérisa- tion massive de Google, et du contre-projet de bibliothèque européenne, montrent à quel point les fonctions de conservation du patrimoine, de constitution de collections et d’édition sont aujourd’hui imbriquées.

Le développement de l’accès, via Internet, à du texte intégral, amène le bibliothécaire à se poser de plus en plus la question des contenus et des services qu’il doit rendre à l’usager. Pour certains, le bibliothécaire doit non seulement offrir l’accès à des références et à des textes ou à d’autres types de documents, mais aussi fournir directement l’information re- cherchée par l’usager. C’est ainsi que l’on a vu apparaître, en 2004, à la bibliothèque municipale de Lyon, un service, appelé le Guichet du sa- voir ®, construit sur le modèle des services américains « Ask a librarian ». Toute personne peut poser une question en ligne à ce service qui fournit, en ligne également, et dans un délai maximum de soixante-douze heu- res une réponse précise et argumentée (et pas seulement des références de documents permettant de trouver une réponse). Bertrand Calenge et Christelle di Pietro, qui le présentent dans le BBF, indiquent ainsi que

40 Jean-Pierre Sakoun représentant des éditions Bibliopolis lors du débat « Les bibliothèques du futur » organisé le 20 mars 2000 au Salon du livre de Paris, cité dans le compte rendu de Marion Loire et Sylvie Martin, BBF, 2000, no 4, p. 115.

41 Jean-Pierre Sakoun, toujours lors du même débat sur les bibliothèques du futur, op. cit. 42 La BnF n’est bien sûr pas la seule bibliothèque à avoir une expérience dans ce domaine. Cf. la bibliothèque électronique de la BM de Lisieux qui existe depuis 1996 et bien d’autres.

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« plusieurs réactions n’ont pas manqué de pointer le caractère hétérodoxe du

positionnement du Guichet [et qu’en particulier] la mutation du métier de bibliothécaire, transposé de la situation de passeur à celle de producteur, a posé question ». Ils font cependant remarquer que le bibliothécaire a toujours

plus ou moins joué ce rôle (même si, sans doute, ce nouveau type de service pousse cette logique plus loin encore) : « C’est oublier que le bibliothécaire ne

met pas seulement en ordre, il interprète, il construit un certain sens au savoir qu’il propose. Le bibliothécaire n’organise pas une collection, il construit un sys- tème original de significations, quoi qu’il en pense ; le Guichet s’inscrit dans une modeste prise de conscience du bibliothécaire acteur des connaissances 43. »

Ces interrogations sur les contenus et sur les politiques de dévelop- pement des collections ont contribué à relancer le débat sur le degré de culture générale que doivent posséder les bibliothécaires (par rapport à une culture technique, plus spécifique de la profession) et sur une né- cessaire spécialisation dans un domaine de la connaissance. En effet, la maîtrise d’une discipline semble incontournable lorsqu’il s’agit d’asseoir la légitimité du bibliothécaire en matière de constitution des collections. Débat récurrent s’il en est : à l’origine le bibliothécaire était un érudit, puis l’École des chartes a formé des spécialistes des écritures et des lan- gues anciennes, aptes à étudier les collections conservées. La profession s’est ensuite construite en mettant en avant la maîtrise d’une certaine technicité par rapport à la possession d’une bonne culture générale, mais la question des savoirs des personnels dans les différentes disciplines uni- versitaires s’est quand même posée très vite, et en particulier pour les conservateurs.

Paule Salvan, première directrice de l’ENSB, s’en préoccupait déjà en 1963 : « En France, comme dans les autres pays, le même problème se pose :

assurer à la fois aux responsables des grandes bibliothèques d’étude et de recher- che une bonne formation professionnelle et les connaissances scientifiques in- dispensables pour la gestion et l’exploitation de fonds spécialisés 44. » D’où ces

réflexions sur la nécessité d’ouvrir le concours de conservateur, d’abord à des non-latinistes, puis à des scientifiques, qui ont accès en théorie au concours, mais qui s’y présentent peu ou ne le réussissent pas, le type d’épreuves les défavorisant par rapport aux candidats littéraires. Pierre Botineau, rédacteur d’un rapport d’évaluation du diplôme de conserva- teur des bibliothèques écrivait ainsi en 1995 : « Il est donc certainement in-

43 Christelle Di Pietro, Bertrand Calenge, « Le Guichet du savoir : répondre aux demandes de contenus », BBF, 2005, no 4, p. 38.

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dispensable de se fixer comme objectif d’avoir un recrutement moins littéraire, correspondant suffisamment à la diversité des bibliothèques, de leurs spécialités et de leurs besoins, et de faire entrer en nombre à l’Enssib, à côté des litté- raires, juristes, économistes et scientifiques 45. » Il suggérait de modifier les

épreuves du concours ou de prévoir des règles d’admission sur dossier. La situation n’a guère évolué sur ce point, le rapport annuel 2004 de l’Inspection générale des bibliothèques déplore en effet qu’il n’y ait pas à l’Enssib d’étudiants issus des « formations scientifiques », et toujours peu de juristes et d’économistes. Ces mêmes regrets se retrouvent régu- lièrement dans les rapports des jurys. Pour remédier partiellement à cette absence, l’Enssib propose depuis 2001 des offres de stages de formation continue, classées dans la rubrique « En amont des bibliothèques », sur l’épistémologie ou l’état de la recherche dans un domaine particulier. L’apparition de ces nouvelles formations semble bien être la preuve que cette question des connaissances disciplinaires représente aujourd’hui un enjeu réel pour les bibliothécaires.

Mais le problème n’est pas simple, en vérité. Lors de la mise en place de la filière culturelle dans la fonction publique territoriale, l’instauration d’un recrutement fondé quasi systématiquement sur la culture générale et suivi, mais après le concours (postrecrutement), d’une formation profes- sionnelle, a été beaucoup critiquée par les associations de bibliothécaires. D’où, ce qui ne clôt pas vraiment le débat, l’affirmation de la nécessité d’une double compétence, technique et professionnelle, d’une part, et disciplinaire, d’autre part.

La responsabilité du bibliothécaire par rapport aux collections, voire aux contenus, semble bien aujourd’hui reconnue comme un élément im- portant de son métier. Cependant, le temps qui y est consacré par les bibliothécaires, surtout par ceux qui ont des fonctions de direction, sem- ble aller en diminuant, au profit d’activités liées à la gestion des établis- sements.

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