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l’édition française mobilisée pour mettre en place les bases d’un réseau de bibliothèques dignes de ce nom

Face à la crise qui affecte la librairie au lendemain de la révolution des Trois Glorieuses, on voit fleurir les projets les plus variés destinés à soulager les éditeurs et les imprimeurs, les marchands de papier et les commissionnaires, les diffuseurs de l’époque, ainsi que leurs représen- tants, les voyageurs de commerce. En mai-juin 1833, c’est le banquier et ex-président du Conseil des ministres Jacques Laffitte qui intervient à la Chambre des députés pour suggérer une aide immédiate et originale aux éditeurs menacés de faillite. Puisque plusieurs d’entre eux, et non des moindres, tels Jean-Nicolas Barba, Urbain Canel, Jean-Gabriel Dentu, Camille Ladvocat ou Eugène Renduel, se révélaient incapables de rem- bourser le prêt accordé par le gouvernement à la Librairie, il proposait que leur gage – le nantissement qui consistait en un dépôt de livres – soit donné aux bibliothèques publiques 21. « Tous les dépôts ainsi abandonnés

seront mis à la disposition des ministres de l’Instruction publique et du Com-

19 1836, l’an I de l’ère médiatique, dir. Alain Vaillant et Marie-Ève Thérenty, Nouveau monde éd., 2001.

20 Outre les titres cités, voir aussi Sociétés et cabinets de lecture entre les Lumières et le romantisme, Genève, Société de lecture, 1996.

21 Nicole Felkay, Balzac et ses éditeurs, 1822-1837 : essai sur la librairie romantique, Éditions du Cercle de la librairie, 1987, p. 92-96.

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merce », disait Laffitte dans son amendement au projet de loi 22. Insistant

sur l’utilité des bibliothèques publiques et la nécessité d’en améliorer le fonctionnement grâce à l’accroissement de leurs fonds, il obtint le sou- tien d’Ambroise Firmin-Didot, député de l’Eure, et la nomination d’une commission destinée à examiner cette proposition.

Lors de la campagne de presse qui accompagna cette discussion par- lementaire, on vit les imprimeurs et les éditeurs qui avaient été à la base de la création d’un Cercle de la librairie en 1829 – interdit, il ne refera surface qu’en 1847 – défendre la bibliothèque publique au nom de la né- cessité de « répandre les Lumières et de donner le goût de l’étude », comme l’écrira le Journal des débats daté du 17 juin 1833 23.

Martin Bossange, figure majeure de la librairie romantique, prit à son tour la plume pour défendre cette conception en utilisant des ar- guments apparemment imparables. Constatant que « 822 villes de 3 000

à 18 000 âmes ne possèdent aucune bibliothèque publique », il exige l’inter-

vention du gouvernement pour équiper toutes les cités de quelque im- portance en bibliothèques qui achèteraient désormais un exemplaire de tous les livres publiés dans le pays 24. Dix jours plus tard était votée la

fameuse loi Guizot imposant aux communes de plus de 500 habitants l’entretien d’une école primaire pour les garçons et la prise en charge des enfants indigents 25. Engagé dans un effort sans précédent depuis 1831

pour fournir aux familles les plus pauvres les manuels scolaires indispen- sables à la réforme de l’instruction universelle, le ministre de l’Instruc- tion publique allait acheter un million d’Alphabet et premier livre de lecture et des centaines de milliers de livres d’arithmétique, de grammaire et d’histoire 26. Toutefois, la Chambre refusera d’aller au-delà de ce pro-

gramme et le projet Laffitte fut définitivement repoussé le 17 mai 1834, la philanthropie et le libéralisme manifestant ainsi leurs limites au grand dam de la profession des éditeurs.

Revenant à la charge à la fin de la Monarchie de Juillet sur le même sujet, Léon Curmer, un des plus célèbres éditeurs romantiques, devait

22 Ibid., p. 92.

23 Le même article qui reproduisait la Requête des libraires qui n’ont pas pris part ni directement ni

indirectement au prêt constatait que ceux-ci soutenaient le projet et souhaitaient que les écoles

bénéficient, comme les bibliothèques, de la reprise par l’État des dettes et du nantissement des éditeurs.

24 N. Felkay, op. cit., p. 92-93 et M. Bossange, Courtes observations de M. Bossange père à MM. les

membres de la chambre des députés, relatives au prêt fait à la librairie, Bossange, 1833, et Nouvelles observations de M. Bossange père, relatives au prêt fait à la librairie, Bossange, 1833.

25 Jean-Yves Mollier, Louis Hachette (1800-1864) : le fondateur d’un empire, Fayard, 1999, ch. VII. 26 Ibid.

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publier en 1846 un livre intitulé De l’établissement des bibliothèques com-

munales, dans lequel il proposait d’ajouter aux dépôts sédentaires com-

posés de livres anciens que constituaient les bibliothèques publiques, des bibliothèques communales, c’est-à-dire circulantes, dont le fonds ne comprendrait que des livres récents 27. Face au danger représenté par la

propagande socialiste, notamment fouriériste, alors très active dans le pays 28, les élites sociales se mobilisaient, avec la volonté affirmée d’op-

poser au flot de « mauvais livres » susceptibles de contaminer les popu- lations un fleuve de « bons livres 29 ». Par-delà la vision idéologique qui

sous-tend ces programmes de moralisation des populations, on constate la communauté de points de vue qui unit réformateurs sérieux, moralistes et éditeurs, tous favorables au développement des bibliothèques publiques et, faut-il le préciser, au prêt gratuit de livres 30.

Lorsqu’en 1861, encouragé par le duc de Morny, Louis Hachette pu- blie la brochure intitulée L’Instruction publique et le suffrage universel, il se situe d’emblée dans le sillon ouvert par la création des Amis de l’ins- truction publique 31. Défendant la libéralisation du régime en matière de

circulation des imprimés, il prône la multiplication des dépôts de livres dans le pays, qu’il s’agisse de librairies ou de bibliothèques 32. Un an plus

tard, s’opposant à Gustave Rouland, il préconisait le maintien du don du manuel scolaire aux enfants indigents que le ministre entendait rempla- cer par un prêt à l’école pendant les heures de cours. Devenu président du Cercle de la librairie, Louis Hachette engageait son dernier combat aux côtés de la Société Franklin en 1863 et proposait aux bibliothèques communales la location, pour 25 centimes par jour, de caisses de livres d’une valeur de 200 francs qui seraient fournies par les bibliothèques de gares 33. On sait que Jean Macé s’y opposera, redoutant l’apparition d’un

nouveau monopole de fait de la librairie Hachette sur les bibliothèques communales mais, là encore, ce qu’il nous importe de relever, c’est l’una-

27 Noë Richter, Introduction à l’histoire de la lecture publique, Bernay, À l’enseigne de la queue du chat, 1995.

28 Écrire pour convaincre : libelles et brochures, XVIe-XXe siècles, Cahiers d’histoire, 2003, no 90-91.

29 Loïc Artiaga, Les catholiques et la naissance de la littérature industrielle en France, en Belgique et

au Québec, de 1830 à 1864, thèse de doctorat en histoire soutenue en 2003, à paraître, Limoges,

Pulim, 2006 et abbés Barault et Taillefer, Manuels de l’Œuvre des bons livres de Bordeaux, réédité par N. Richter, Bassac, Plein chant, 1996.

30 Noë Richter, « L’histoire de la lecture en France : 30 ans de pratique et d’interrogations renouve- lées », in Matériaux pour une histoire de la lecture et de ses institutions, 2005, no 17, p. 19-34.

31 Marie-Josèphe Beaud, et al., Lectures et lecteurs au XIXe siècle : la Bibliothèque des amis de l’instruc- tion publique, Bibliothèque des amis de l’instruction publique, 1985.

32 Jean-Yves Mollier, Louis Hachette…, op. cit., p. 413-418. 33 Ibid.

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nimité de la profession des éditeurs français sur la question de la lecture publique. Hommes de leur siècle, ils étaient tous persuadés que les pro- grès de l’instruction profiteraient autant à la librairie qu’à la bibliothèque et qu’ils contribueraient à la moralisation de la société.

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