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La convergence des actions et la proximité des difficultés rencontrées expliquent que les « partenariats » aient pu laisser croire que les habi- tus professionnels s’étaient rapprochés. Et pourtant ! En ajoutant aux programmes de 2002 une liste d’ouvrages de référence, liste évolutive mais close, l’Éducation nationale a enclenché un beau débat qui a mis en lumière des positions moins consensuelles 57. Que les éditeurs (et les

auteurs) « mal représentés » dans la liste se soient offusqués était attendu. Mais nombre de bibliothécaires, dont les intérêts personnels n’étaient pas menacés, ont eu eux aussi un mouvement de recul. Spécialistes de l’information, du conseil, de la proposition, de la suggestion, ils pou- vaient difficilement admettre qu’un ministre impose une liste d’ouvrages à lire. Les arguments ont été rodés quand la revendication « Laissez-les lire ! 58 » n’était pas encore un slogan, mais ils n’ont rien perdu de leur

actualité : certes, la production contemporaine charrie le meilleur comme le pire et surtout le médiocre, mais comment une liste aussi courte ne serait-elle pas arbitraire et injuste ? Lorsqu’il paraît chaque jour plus de dix titres nouveaux, on se condamne de cette façon à interdire l’en- trée en classe de certains authentiques chefs-d’œuvre. L’idée même de « liste » semble d’ailleurs d’un autre âge, du temps où des anthologies 59

se chargeaient d’aseptiser les œuvres jugées scandaleuses, en découpant soigneusement les morceaux choisis et en excluant les œuvres du pré- sent, puisque, par définition, les auteurs devaient être morts et enterrés. Adopter l’idée d’une liste dans le cas de la création contemporaine fait d’ailleurs courir des risques bien pires, puisque aux partis pris idéologi- ques ou esthétiques, s’ajoutent les relations personnelles nouées avec les auteurs et les éditeurs au fil des colloques, assises, journées, salons, foires du livre « pour la jeunesse ». Ces liens influencent forcément les choix des décideurs, quelle que soit la vertu de ceux qui siègent dans les différentes commissions. Après tant d’études sociologiques sur les pratiques cultu- relles 60, comment peut-on encore oser transformer les goûts subjectifs 57 Dans cette rapide revue d’arguments, nous nous appuyons davantage sur des prises de pa- roles échangées informellement lors de stages, de rencontres ou de réunions que sur des écrits professionnels, beaucoup plus euphémisés et prudents. Une validation de leur « représentativité » resterait évidemment à faire.

58 Geneviève Patte, Laissez-les lire ! Les enfants et les bibliothèques, Éditions ouvrières, 1978, rééd. 1987.

59 Emmanuel Fraisse, Les anthologies en France, PUF, 1997, p. 215 sq.

60 Toutes s’inscrivent plus ou moins dans la lignée de Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale

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d’un petit groupe en norme prescrite ? Finalement, une liste combine tous les défauts : bien trop longue pour faire un programme, bien trop courte pour composer une « bibliothèque choisie ».

La position arrêtée depuis plus de vingt ans par les bibliothécaires est donc cohérente et claire : en tant que professionnels du domaine, ils extraient du flux débordant des nouveautés tout ce qui leur semble inté- ressant, font des résumés et des recommandations pour éviter aux ensei- gnants d’être prisonniers des maisons d’édition ou des libraires.

Les enseignants sont alors libres de faire leurs commandes, comme les enfants sont libres de leurs emprunts à la BCD ou au CDI. L’important est de mettre en place le plus vite possible le geste de lecture autonome, le seul efficace, car il garantit au jeune et moins jeune lecteur l’exercice de ses « droits imprescriptibles » pour parler comme Pennac (lire ce qu’on veut, comme on veut, quand on veut, à son rythme, etc.). La position de l’Éducation nationale les laisse donc sceptiques ou perplexes. D’après eux, en imposant un corpus qui sera vieilli dans moins de trois ans, le mi- nistère de l’Éducation nationale s’engage sur une voie de garage, puisqu’il aura peine à faire évoluer sa liste, n’aura guère les moyens de contrôler s’il est suivi et encore moins celui de sanctionner les récalcitrants ou les francs-tireurs.

La position du corps enseignant n’a pas la même clarté (ce qui ne signi- fie pas qu’elle soit incohérente sur le fond). Sur la question de la littérature enfantine dans les programmes, se sont aussi exprimés des avis critiques, des déceptions et des inquiétudes. Les arguments « contre » étaient par- fois les mêmes qu’évoqués ci-dessus, mais la déception était plutôt de ne pas retrouver dans la liste consultée sur Internet les Contes de la rue Broca,

Le prince de Motordu et autres grands « classiques » du primaire ; l’inquié-

tude venait plutôt du très grand nombre de livres à digérer rapidement pour savoir que choisir et du (trop ?) grand nombre de livres à faire lire aux élèves (« dix livres par an, c’est plus d’un par mois, c’est beaucoup trop », « c’est un rythme presque impossible à tenir sur l’année », etc.). En découvrant une liste de titres largement inconnue, beaucoup d’ensei- gnants du primaire se sont sentis dépassés : de là à trouver qu’il s’agissait d’une liste « snob et parisienne », qui cherchait à disqualifier sans ména- gement les goûts ringards d’instituteurs attachés à des textes déjà démo- dés… Mais s’ajoutaient des arguments « pour » que nous reformulons en vrac : « bonne ou mauvaise, une liste fixe au moins un cadre commun » ; « de toute façon, on a plusieurs années pour tester les livres, on va faire des découvertes » ; « à l’usage, on triera entre ce qui peut marcher ou pas selon les classes » ; « c’est vrai qu’aujourd’hui personne ne s’appuie sur ce

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que les élèves ont lu avant, ils ne s’en souviennent même pas » ; « c’est tel- lement hétéroclite que chaque maître recommence à zéro à chaque ren- trée » ; « dans mon école, on est en train de se partager le travail avec les collègues pour choisir, c’est la première fois qu’on discute de ce qu’on lit » ; « lire à voix haute et discuter tous ensemble, je le fais depuis longtemps sans m’en vanter, alors que ça soit “obligé”, ça me ravit . C’est une bonne solution pour des enfants encore incapables de lire seuls des œuvres trop longues, trop difficiles ou trop étranges par rapport à leurs attentes. Les enfants qui ont aimé ce qu’on leur a lu à voix haute se mettent souvent à relire seuls, alors qu’ils sont rebutés par un texte inconnu » (etc.).

De fait, la publication des programmes de 2002 a joué comme un révé- lateur. Derrière l’unanimité de discours officiels globalement acquis à la modernité et à la variété des goûts subjectifs, s’est révélée la permanence d’écarts caractéristiques de deux professions. Surprenant parfois leurs collègues bibliothécaires, les enseignants ne se sont pas insurgés contre la liste « liberticide », y voyant plutôt une garantie d’équité entre les écoles et un outil de travail dont ils verraient à l’usage s’il était plus coûteux qu’utile. Cette disparité de réactions renvoie à des positions acquises dans la formation initiale (formation intellectuelle antérieure, préparation des concours, discours prescriptif des formateurs) aussi bien qu’à des prati- ques de métier que l’expérience consolide au fil des ans.

C’est que la communauté de visées et la convergence réelle des dis- cours militants en faveur de la lecture rendent plus floue une différence fondamentale. Le public scolaire est un public captif. Tous les discours sur le plaisir de lire que devraient ressentir à tous les élèves ne peuvent faire oublier que lire est une tâche sous contrainte, de la maternelle à l’université. Des enquêtes récentes montrent d’ailleurs que la réussite sco- laire peut être disjointe du plaisir de lire et qu’inversement, l’amour de la lecture ne suffit pas à faire le bon élève 61. La construction d’une culture

commune, de références partagées, de savoirs capitalisés et mobilisables (dans l’école et hors de l’école) reste donc une priorité. En revanche, le public des bibliothèques demeure libre. Encore faut-il bien distinguer les bibliothèques de travail (BCD, CDI, BU) qui ont beau ne pas « obliger » les élèves ou les étudiants à venir, sont là pour aider aux apprentissages obli- gés, y compris à la lecture culturelle. On peut espérer qu’elle sera un jour

61 François de Singly, « Les jeunes et la lecture », Dossiers Éducation et formations, 24, janvier 1993, Ministère de l’Éducation nationale et de la Culture, Direction de l’évaluation et de la prospective (DEP). Christian Baudelot, Marie Cartier, Christine Detrez, Et pourtant ils lisent…, Le Seuil, 1999.

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un plaisir, et donc une pratique de loisir libre, mais ce n’est pas encore le cas à l’école : la bibliothèque n’est pas encore pour tous les enfants, tant s’en faut, un espace de récréation. Les professeurs-documentalistes (le Capes de documentation est créé en 1989) qui sont chargés des CDI le savent bien, même s’ils sont particulièrement fiers de constater que leur espace de travail est souvent un des lieux les plus conviviaux du collège.

En revanche, comme loisir social, la lecture se trouve naturellement en concurrence avec d’autres pratiques culturelles. Comme outil d’informa- tion, elle n’est pas toujours plus efficace que d’autres médias (audiovisuels) qui peuvent efficacement se substituer à elle. Le terrain où l’écrit n’a cessé de progresser, surtout depuis l’introduction des outils informatiques, est celui de la vie professionnelle dont les exigences sont aussi pressantes que celles de l’école 62. On comprend donc que les malentendus entre ensei-

gnants et bibliothécaires, trop loin, trop proches, puissent se perpétuer. Le discours actuel continue de marquer le triomphe de la lecture « libre », celle du citoyen émancipé de ses tutelles ou du client-roi, consommateur de plein gré. Il suppose que l’abondance de l’offre permet la coexistence pacifique de différences qui manifestent les diversités singulières, les ap- partenances de groupes, les identités culturelles, toutes également res- pectables. Il masque une réalité plus brutale, celle de l’accès inégal aux usages de l’écrit que la vie moderne rend nécessaires. Or, contrairement aux usages libres, les pratiques obligées ne dépendent pas des goûts ou des choix personnels. Leur maîtrise est une conquête difficile, jamais dé- finitivement assurée, puisque les exigences de notre société ne cessent de croître. La vie est plus facile pour ceux qui les manient bien, difficile pour tous ceux que l’on appelle aujourd’hui illettrés. Un siècle après les lois de Jules Ferry sur l’obligation scolaire, la définition d’un nouveau lire-écrire élémentaire est redevenue d’actualité.

Pour conclure, on peut donc revenir au point de départ de cet article. Les relations entre bibliothécaires et enseignants ont sans doute tout à ga- gner d’une formulation plus claire de leurs missions spécifiques. Profes- sionnels de la médiation, les premiers doivent penser leur action comme une offre de service accompagnant, et si possible précédant, les demandes singulières d’un public définitivement hétérogène. Cette logique n’est pas commerciale (les usagers ne sont pas des clients) et la bibliothèque la

62 C’est ce qui ressort clairement de l’enquête commentée par Olivier Donnat, Les pratiques cultu-

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plus utile ne sera jamais rentable 63. Professionnels de la transmission, les

seconds travaillent hors de la logique de l’offre et de la demande, même s’ils savent que susciter l’intérêt est toujours préférable. Pour autant, les élèves ne sont pas des « usagers », même si leurs parents se comportent de plus en plus en « consommateurs d’école 64 ». Le recours au modèle

de lecture élaboré pour la lecture publique les a aidés, dans le contexte de crise des années 1970-80, à élargir considérablement la conception qu’ils se faisaient de leur mission. Il reste que celle-ci s’effectue à travers des programmes imposés, qui concernent des générations entières de 6 à 16 ans, puis des publics segmentés au fur et à mesure qu’on monte dans les études. Dans l’institution scolaire, le contexte de travail est toujours collectif, et ce collectif institué n’est pas un « réseau », familial, amical, relationnel. Ou virtuel, car c’est là que de nouvelles pratiques de lecture sont en train de s’inventer.

En la matière, les bibliothèques ont une longueur d’avance sur l’école, elles qui ont adopté le multimédia depuis les années 1960 et informatisé catalogues et consultation dès les années 1980. Il y a donc toujours ma- tière à partager entre l’école et la bibliothèque.

63 Les discussions qui ont eu lieu en 2000 sur la gratuité du prêt de livres et sur la rémunération des droits d’auteurs (alors que le prêt de matériel audio ou vidéo a toujours été payant) montrent qu’il faut sans cesse redéfinir les modalités selon lesquels le même service public peut être assuré dans des conjonctures culturelles et économiques différentes.

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