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Un vrai catalogue : Hendess (1877) ou études variées sur les oracles et leurs productions

Les recueils d’oracles delphiques : étude systématique de leur constitution et de leur

2.1.2 Les recueils du XIX ème siècle

2.1.2.3 Un vrai catalogue : Hendess (1877) ou études variées sur les oracles et leurs productions

Richard Hendess soutient en 1877 à Hals en Saxe une dissertation sur les oracles, intitulée

Obseruationes in oraculorum fragmenta, en posant comme principe évident, par ce titre, que

les oracles ne sont que des fragments de textes plus longs, plus nombreux, mais perdus ; il souligne que cet essai est philologique (dissertatio philologica), le terme de philologique permettant de souligner que l’étude sera non pas exclusivement historique, mais tournée plus particulièrement vers les caractères linguistiques propres à ce genre de texte. Son œuvre est divisée en deux parties : d’abord une dissertation rhétorique sur le fonctionnement des oracles en Grèce antique, puis un recueil de deux cent douze oracles sans traduction, accompagnés d’un appareil critique philologique sur leurs origines, les sources, les variations lexicales ou morphologiques. Il s’agit d’un catalogue constitué par intuition, au fil des découvertes dues au hasard des recherches et des lectures savantes, négligeant cependant les extraits issus de la collection de Porphyre. Ainsi justifie-t-il sa démarche, en précisant les données suivantes : « Collegi in hoc libello ea oracula quae apud scriptores graecos latinosque exstant quot quidem inueni ; consulto ea omisi, quae iam edita sunt a Gustauo Wolffio in libro illo qui inscribitur "Porphyrii de philosophia ex oraculis haurienda librorum reliquiae". » C’est dans

260 C’est du style tragique, et déjà le confrère de Pomtow, Kurt Wachsmuth (hellenische Alterthumskunde, II, 2)

avait proposé comme source une tragédie d’Aristodème. La conclusion de sa recherche est que seule est fidèle la version d’Eusèbe qui cite Oenomaos, version en hexamètres.

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une recherche essentiellement littéraire (apud scriptores graecos latinosque, dit-il ) que s’inscrit sa démarche empirique (quot quidem inueni, écrit-il). Cette publication se rapproche beaucoup des futurs catalogues du XXème siècle.

2.1.2.3.1 L’essai introductif

Une première partie porte sur la relation entre fabrication d’oracles et proverbes (pp. 1- 10). Hendess s’intéresse à la fabrication post eventum des oracles, en se fondant sur un témoignage de Thucydide, et en partant de l’anecdote de Leotychidès et de Glaucos261, sur le

serment que l’on souhaiterait trahir, concernant le retour d’un emprunt d’argent à ses propriétaires : cet oracle célèbre touche un sujet sensible, le parjure ; son écriture en vers ramassés est originale et pour Hendess, cet oracle n’en est pas un : « …hoc uidetur demonstrari posse iis uerbis, quae nobis seruata sunt, Pythiam tum non esse usam. » Il affirme même que les vers sont faux, influencé qu’il est par l’esprit positiviste de son époque, et rejetant de ce fait un élément, jugé invraisemblable, comme la prédiction et la révélation du futur ; des mots bien tranchés lui permettent, comme suit, de confirmer sa thèse des oracles fabriqués de toutes pièces après coup : l’argument qui suit peut paraître surprenant, fondé sur la nature humaine et le statut d’êtres mortels des principaux intervenants de l’oracle, Pythie, prêtres et devins. « Etenim hoc ante omnia tenendum est et Pythiam et sacerdotes Delphicos ceterosque uates homines mortales fuisse neque plus e rebus futuris prouidere aut praedicere potuisse quam unumquemque nostrum, qui quidem sanae callidaeque mentis est. Itaque si apertis uerbis res aliqua, quae postea euenit, oraculo praedicitur, si non semper at certe plerumque concludendum uidetur, uersus post factum compositos esse. » On pourrait presque en conclure que nous sommes tous capables de produire des oracles, à la seule condition paradoxale d’avoir une intelligence rusée qui fonctionne bien : mens sana et callida ! Une réflexion intéressante s’impose alors, qui rejoint les préoccupations actuelles de la production textuelle : la parole oraculaire se nourrit de textes littéraires, d’emprunts faits à des écrivains, poètes surtout, mais aux formulations proverbiales : « Multo saepius vero hoc factum est, ut ad oracula fingenda prouerbia usurparentur, idque ita quidem ut origo prouerbiorum, quae apud Graecos in omni ore uersabantur, ab ipso Apolline deriuaretur. »

La suite et la justification de sa thèse sont corroborées par des exemples qu’il veut convaincants, et qu’il emprunte à tous les sites oraculaires apolliniens (nous ne retiendrons pour notre étude que les delphiques) : le plus célèbre est le très bref

πᾶσα γῆς πατρίς. (PW375)

Un autre oracle transmis par Pausanias (10.13.8)

ἄλλος ἄρ’ Ἡρακλέης Τιρύνθιος, οὐχὶ κανωβεύς. (PW446)

est analysé en fonction d’un proverbe, d’une maxime bien connue de l’Antiquité : οὗτος ἄλλος Ἡρακλέης262. Il conclut par l’affirmation qui suit, donnant comme exemple et preuve

261 L’oracle dit de Glaucos est connu sous le classement PW35.

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formels le fameux PW1, l’oracle des Argiens (ou des Mégariens selon la version), dont une partie est devenue proverbiale263: « Persuasum est, opinor, omnibus ad fingenda oracula saepe

prouerbia adhibita esse ; sed ne hoc quidem negandum est oracula uel oraculorum partes in prouerbiorum consuetudinem abiisse. » Pour ce faire, il s’appuie sur les remarques des scholiastes ou grammairiens alexandrins ou byzantins et se pose la question du moment où tout bascule : « Apparet aut prouerbium prius fuisse oraculumque postea fictum aut oraculum antiquius esse et ex eo prouerbium ortum. » Ainsi la démonstration repose sur deux points essentiels :

 la prédominance d’un style sentential et proverbial en Grèce antique, que corrobore le nombre important d’oracles conservés prouvant ces hypothèses264,

 les transformations textuelles possibles, qui fonctionnent dans un sens comme dans l’autre, le proverbe donnant l’oracle, ou l’oracle donnant le proverbe. C’est sans doute l’affirmation la plus convaincante qui illustre cette double tension : tantôt les proverbes sont reformulés et deviennent par leur forme proche des oracles, tantôt le modèle proverbial investit la parole oraculaire sans que le proverbe existe au préalable.

Une deuxième partie de son œuvre (pp. 10-15) est consacrée à la facture versifiée des oracles, autre raison qui fait douter de l’authenticité des oracles : les oracles en trimètres iambiques semblent plus suspects que les oracles en hexamètres ; son seul argument est celui d’un scholiaste265 qui affirme de façon catégorique que la Pythie s’exprimait en hexamètres exclusivement :

[…] τοὺς γὰρ Πυθικοὺς χρησμοὺς ἑξαμέτρους εἶναι. [On dit] que les oracles de la Pythie sont des hexamètres.

Des chercheurs (comme Wolff ou Bergk) ont déjà démontré que les oracles peuvent être écrits en hexamètres, en prose ou en trimètres, puis plus tard en tétramètres trochaïques (sauf pour les oracles delphiques qui n’en présentent pas de cas) ou en distiques élégiaques. Il ne peut être certifié que les oracles ont été dès l’origine écrits en trimètres. Hendess pense cependant que la prosodie hexamétrique est la plus probable, étant donné les liens étroits entre oracles et poésie épique266 ; Pomtow saura reprendre quelques années plus tard cette théorie et la

développer comme nous l’avons vu plus haut267.

Une troisième partie (pp. 15-29) s’intéresse à la langue des oracles, en gros aux dialectes utilisés. Hendess y observe une prédominance des formes épiques ou attiques, mais deux oracles chez Hérodote (4.157 = PW41 et 4.159 = PW42) utilisent en partie le dialecte dorien ; à ceux-là s’ajoute l’oracle du livre 4.155 = PW39 : l’hypothèse proposée et qui peut

263 Un autre oracle (PW131) est également cité.

264 On peut relever cependant l’ambiguïté de Hendess quand il emploie l’alternative « aut prius…aut

antiquius… » sans se prononcer, en définitive.

265 Dûbner, Scholia Graeca in Aristophanem, Paris, 1843, “Scholia in Nubes”, v. 144, p. 88. 266 Cette thèse soutenue par tous les chercheurs des XIXème et XX ème siècles n’est pas contestée.

267 Comme chez Pomtow, l’argumentation repose sur une forte tradition liant oracles et hexamètres ; et l’on peut

contester l’exclusivité de l’hexamètre. Le même scholiaste cité en note 250 le proclame ouvertement (Dübner, 1843 : 88) : ὅτι δὲ καὶ ἄλλοι διὰ τριμέτρων πλείους εἰσὶ χρησμοί, οὐ μὴν ἀλλὰ καὶ πεζῷ λόγῳ λεχθέντες τῇ Πυθίᾳ, δῆλον. Il est évident qu’il existe aussi, dits par la Pythie, d’autres oracles en assez grand nombre en trimètres, et néanmoins aussi en prose.

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fonctionner est que vu leur origine, ces oracles ont été d’abord composés en dorien, puis forgés avec de l’ionien, mais plus tard, dans un souci de reformulation ou d’adaptation. Une idée intéressante vient confirmer la complexité de la réflexion qui touche l’emploi de la langue grecque et de ses variantes dialectales268 : « Facile … hoc quidem fieri potuit ut

formae insolentiores a librariis in usitatas mutarentur. » En effet, cela peut expliquer les nombreuses versions de certains oracles, et soutenir l’idée que l’oracle est un texte non figé, qui se transforme au gré des transmissions, comme à l’intérieur d’un réseau qui, de son origine première religieuse, le pousse à appartenir à d’autres catégories que les prêtres ou les consultants : les librarii, par exemple. Nous pensons qu’il est possible d’aller plus loin dans cette réflexion et de formuler l’hypothèse que les oracles s’adaptent à la langue des consultants, qui sont, rappelons-le, d’origines diverses, grecques ou non. Il faut aussi songer aux nombreux arrangements faits par ceux qui citent (lesquels utilisent un dialecte particulier) et dans sa logique, Hendess fait alors remarquer les variantes : PW92 (v. 3 : κάρη ou κάρα), PW233 (εἰναλίαν ou εἰναλίην), PW409 (v.2 : πάτραν ou πάτρην).

2.1.2.3.2 Le catalogue

La deuxième grande partie de l’œuvre de Hendess est consacrée au catalogue proprement dit des oracles : nous présentons dans un premier temps son organisation, puis la façon dont les textes sont commentés par un appareil critique sérieux. Les oracles non attestés dans la collection Parke et Wormell le sont en grande majorité parce qu’ils ne correspondent pas au choix delphique de ce recueil : oracles d’Apollon à Didymes, à Claros, ou dans d’autres sanctuaires moins connus (Rhodes, Séleucie), oracles d’autres dieux prophètes (Zeus de Dodone, Sarapis), oracles de devins comme Trophonios. Certains oracles non attestés ne sont connus que dans des textes littéraires dont la mention ne porte pas toujours l’origine exacte. Le tableau des correspondances, qui suit, mentionne les quelques variantes morphologiques d’un recueil à l’autre, ce qui intéresse la question de la transmission et interroge la source du collectionneur269. Sur les 212 oracles de la collection Hendess, 150 sont delphiques et repris

dans le catalogue de Parke et Wormell, soit 70%. Les oracles delphiques sont donc les plus nombreux et répartis selon des critères de classement non élucidés certes, regroupés par origine ou par grands événements, mais la plupart du temps dépourvus de choix particuliers. Ils coexistent avec des oracles qui ne sont pas attestés chez Parke et Wormell, des oracles originaires d’autres sanctuaires apolliniens ou non, ou encore des oracles rapportés comme légendaires et dus à des devins de légendes. Nous ne faisons figurer dans ce tableau que les cas qui proposent des variantes270.

268 Nous renvoyons à la troisième partie de notre recherche (3.2.2).

269 Quand n’apparaissent pas certains oracles, c’est qu’ils ne sont pas delphiques et n’intéressent pas notre

recherche.

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Textes numérotés par Hendess (1877) Équivalences dans le catalogue de Parke et Wormell (1956)

11 L’oracle est attesté avec une variante, que seul Wolff présente, en rétablissant un génitif féminin singulier στενυγρῆς271 à la place du

génitif pluriel connu par les citations.

PW289 : Parke et Wormell retiennent la version transmise avec στενυγρῶν.

15 Vers 1 in PW319

Vers 2-4 in PW317

16 Vers 1 in PW319

Vers 2-6 in PW318 Vers 7-10 in PW319 24 Il est emprunté à une version contestée de

l’orateur Polyen (IIème siècle après J. C.) qui

dit :

ὁ θεὸς ἔχρησε τῷ Ξάνθῳ τάδε. Ξάνθ’ ἀπάτην ὁ μέλας φρονέει σχήσει τε Μελαινάς.

PW214 : Il existe une autre version de Polyen qui dit : ὁ θεὸς ἒχρησε τῷ Ξάνθῳ σοὶ τεύξαν ἀπάτην κτλ

Parke et Wormell ont proposé alors cette correction de l’oracle :

Σοὶ τεύξας ἀπάτῃ ὁ μέλας φόνον ἔσχε Μελαινάς.

104 PW84 pour les vers 6-9

105 PW84 pour les vers 1-5

106 PW127 pour le vers 1

179 Wolff emploie la variante κυανοχαίτην PW407 Parke et Wormell préfèrent κυανοχαίτου.

Hendess fait un travail de critique remarquable, comme l’atteste cet exemple, qui est significatif du travail effectué pour l’ensemble des oracles rapportés ; chez lui, les remarques lexicologiques sont renvoyées chaque fois en notes de bas de page :

84. Ἀρκαδίην μ’ αἰτεῖς· μέγα μ’ αἰτεῖς, οὔτοι δώσω. πολλοὶ ἐν Ἀρκαδίῃ βαλανηφάγοι ἄνδρες ἔασιν. οἵσ’ ἀποκωλύσουσιν· ἐγὼ δέ τοι οὔτι μεγαίρω. δώσω τοι Τεγέην ποσσίκροτον ὀρχήσασθαι καὶ καλὸν πεδίον σχοίνῳ διαμετρήσασθαι. Her. 1, 66 : … οἱ Σπαρτιῆται ἐχρηστηριάζοντο ἐν Δελφοῖσι ἐπὶ πάσῃ τῇ Ἀρκάδων χώρῃ· ἡ δὲ Πυθίη σφι χρᾷ τάδε· Ἀρκαδίην κτλ.

Adde Diod. IX 36, 2 : Schol. Aristid. P.213 Fr. [561 Dind.] Anth. Pal. XIV 76.

vv. 1 – 4 : Steph. Byz.s.v.Τεγέα – v. 1 : Dio Chrys. XVII 469 R. Tzetz.ad Lyc. 478. 482. – v. 2: Schol.Aesch.Prom. 450. – vv. 2 – 3 : Paus ; VIII 1, 6 – v. 4 : Polyaen. I, 8.

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Cf. Müll. hist. fr. IV p. 439.Eust.ad Il. 301. Alexand. Περὶσχημάτων P. 446.

Prima uerba Ἀρκαδίην μ’ αἰτεῖς in prouerbii usum uenisse ἐπὶ τῶν μεγάλα ἢ ἀσύμφορα αἰτούντων Arsenius s.v. Ἀρκαδίην tradidit.

v. 1 : Ἀρκαδίαν et in 2 Ἀρκαδίᾳ et i 4 Τεγέαν Dido. // v. 3 οἵγ’ schol. Arist. // 4 σοι Diod. //

Hendess retient la principale source qui est citée en premier lieu, ici Hérodote, puis des suppléments (adde), qui vérifient et certifient l’authenticité, non pas historique, mais littéraire ou documentaire, de l’oracle conservé. Des informations sur l’origine ou l’utilisation de l’oracle, ici dans le domaine de la sentence proverbiale, sont données pour compléter le tableau de présentation du texte.

2.1.2.3.3 Conclusions

Dans cet essai, des questions fondamentales se sont posées pour comprendre la langue oraculaire : on en retient des pistes de réflexion qui sont utiles pour déterminer certaines de ses spécificités. Trois d’entre elles sont encore l’objet de recherches aujourd’hui et concernent des caractéristiques de la production des oracles :

 c’est le rapport textuel entre l’oracle et le proverbe, ce qui s’était révélé très tôt, dès l’Antiquité, comme l’un des aspects de l’écriture oraculaire, et l’un des arguments sur la fabrication artificielle, et artisanale, de la parole issue d’un dieu prophète.

 Les oracles étant en grande majorité des textes versifiés, la question se pose de l’identité des mètres utilisés : certains travaux ont montré la primauté d’un mètre, l’hexamètre dactylique, comme base de la production oraculaire, ce qui a mis dans le doute l’emploi d’autres mètres comme le trimètre, le distique (ou le trochaïque, pour d’autres sanctuaires que Delphes). Il faut être plus réservé sur ce point et interroger les goûts, les questions de mode, ou encore les clins d’œil de ceux qui ont, notamment dans la littérature, copié et pastiché les oracles.

 La réflexion sur la langue, et notamment les dialectes employés, intéresse le linguiste et l’historien des langues, mais oriente aussi l’hypothèse d’une sorte de service, mis à la disposition des consultants, dont les habitudes linguistiques sont respectées, avec cependant une primauté accordée au dialecte ionien, imité de la langue d’Homère.

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