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Les colporteurs d’oracles et les livres de divination

Les recueils d’oracles delphiques : étude systématique de leur constitution et de leur

2.2 La tradition antique des archives et des catalogues

2.2.2 La vogue des livres de divination

2.2.2.2 Les colporteurs d’oracles et les livres de divination

Il est possible de rapprocher la tradition de l’édition et de la collection d’une autre tradition, plus contestable et contestée par ses pratiques hasardeuses et sujettes à des manipulations diverses. Crahay cite cette littérature en affirmant d’une part le caractère historique du fait, d’autre part la raison de son succès (1956 : 339): « La littérature pseudo- prophétique sévit à toutes les époques troublées parce qu’elle satisfait un penchant populaire. Les recueils étaient certainement nombreux et se complétaient sans cesse. » À la lecture de l’expression « littérature pseudo-prophétique », s’entend une démarche à la fois superstitieuse

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et falsificatrice qui s’empare des esprits faibles ou désireux de connaître des réponses, dans l’impossibilité de se rendre dans un sanctuaire : les livres de divination mis à leur disposition font alors recette, même s’ils sont critiqués. Rappelons la fable satirique d’Ésope qui fustige les devins incapables d’appliquer à eux-mêmes les recettes prophétiques qu’ils emploient pour les autres287. Deux passages mettent le doigt sur ce que l’on peut reprocher à ces devins

de pacotille, faisant commerce de leurs prétendues facultés divinatoires :

Μάντις ἐπὶ τῆς ἀγορᾶς καθεζόμενος ἠργυρολόγει. […]

Ὦ οὗτος, σὺ τὰ ἀλλότρια οὐ πράγματα προειδέναι ἐπαγγελλόμενος τὰ σαυτοῦ οὐ προεμαντεύου ;

Un devin, installé sur la place publique, se faisait de l’argent. [Il est interpellé par un citoyen, qui lui fait un reproche violent.] Ô l’homme, alors que tu fais profession de prévoir les affaires des autres, tu ne prédis pas les tiennes propres ?

Or, malgré ces reproches et ce mépris dont ils faisaient l’objet, les prophéties de ces devins privés n’étaient pas moins prisées que les prophéties des sanctuaires officiels. C’est pourquoi, ces colporteurs d’oracles, pourvus de livres de recettes, passaient de ville en ville proposer leurs services et faisaient ainsi de la concurrence aux sanctuaires officiels, lesquels d’ailleurs, comme le rapporte Hérodote, se vengaient de cette divination privée en discréditant les chresmologues288. Ainsi en est-il de l’histoire de Tisamène (rapportée par Hérodote en 9.33- 35) : le devin est incapable de comprendre les prophéties qu’il a reçues de la Pythie pour son propre compte, seulement intéressé par l’argent qu’il peut soutirer aux Spartiates en échange de ses services ; il est finalement discrédité, parce que ce sont ses employeurs spartiates, plus futés ou plus perspicaces que lui, qui lui donnent des leçons d’interprétation oraculaire. C’est là le moyen de rétablir une vérité : seul le dieu de Delphes, et par son intermédiaire, le sanctuaire représenté par la Pythie, détient le savoir des choses et ceux qui se targuent d’en savoir plus ou de recevoir une réponse qu’ils prétendent expliquer de manière évidente, se trompent. Une autre légende conforte cette propagande que seul l’oracle de Delphes est capable de donner le vrai oracle : il s’agit de la consultation de Crésus. En effet, pour être sûr de l’efficiacité de Delphes, Crésus décide de consulter tous les oracles avec la même question ; un seul répond et c’est Delphes qui donne la vérité, seul crédible et performant289. Un autre contempteur des devins charlatans est Lucien de Samosate, qui dans une œuvre fortement satirique, Ἀλέξανδρος ἢ ψευδομάντις, fustige un devin escroc, faisant commerce de supercherie divinatoire, le fameux Alexandre d’Abonotique : dans un livre à charge, qui est pourtant, selon Dauzat290, un simple constat des pratiques divinatoires de la fin du IIème siècle

après J.C., il dénonce

287 Ésope, Fables, édition Les Belles Lettres, n° 233.

288 Crahay (1956 : 102 – 103) rappelle et décrit les rivalités qui opposaient les marchands d’oracles. 289 Il s’agit de l’oracle numéroté PW52, déjà cité dans ce travail.

290 Dauzat (introduction à l’édition Classiques en poche, les Belles Lettres, 2002, p. XX) écrit: « Loin d’avoir

fantasmé des « oracles florissants » en s’en remettant à des souces anciennes, Lucien s’est contenté d’observer. »

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τὸν Ἀλεξάνδρου […] τοῦ Ἀβωνοτειχίτου γόητος βίον καὶ ἐπινοίας αὐτοῦ καὶ τολμήματα καὶ μαγγανείας […]

la vie d’Alexandre d’Abonotique, ses inventions, ses audaces et ses pratiques de passe-passe […]

Se dessine de lui un portrait très chargé, dont le lexique de la tromperie domine les traits de caractère : les qualificatifs les plus péjoratifs s’accumulent tout au long du récit, des plus traditionnels dans la satire comme charlatan, olibrius, coquin aux plus méprisants comme crapule, fieffé gredin, maître chanteur (que semble résumer le violent adjectif du chapitre 2 τρισκατάρατος, « digne d’être trois fois maudit »); c’est un astucieux manipulateur qui fait partie d’une mafia d’aigrefins, une troupe de conjurés et de charlatans, συνωμοτῶν… καὶ γοήτων ; il est aussi une sorte de mirobolant manitou dont les tours et les trucs de son talent de prestidigitateur et de simulateur enchantent les consciences naïves et impressionnent celles de tous les sots291, amputés de leur cœur et de leur cerveau, […], ἁπάντων τοὺς ἐγκεφάλους

καὶ τὰς καρδίας προεξῃρημένων […]. La critique s’oriente en même temps vers les sanctuaires officiels dont le faux devin essaie de se gagner les bonnes grâces et qui, selon Lucien, utilisent les mêmes subterfuges que le plus abject des devins. Arrêtons-nous un instant sur ce passage du chapitre 29 :

Εἰδὼς δὲ τοὺς ἐν Κλάρῳ καὶ Διδύμοις καὶ Μαλλῷ καὶ αὐτούς εὐδοκιμοῦντας ἐπὶ τῇ ὁμοίᾳ μαντικῇ ταύτῃ, φίλους αὐτοὺς ἐποεῖτο […]

Sachant que les (prêtres) de Claros, de Didymes et de Mallos étaient, eux aussi, réputés dans ce même art divinatoire, il s’en faisait des amis […]

Il manque ici Delphes, sans doute parce que le faux devin pense en priorité aux sanctuaires de l’Asie Mineure grecque, le lieu où il officie ; apparenter ces sanctuaires officiels et les fumisteries d’Alexandre, c’est jeter le discrédit sur l’ensemble. La critique est d’ailleurs reprise à propos du style oraculaire, emberlificoté, obscur, écrit, comme il était prévu et selon la tradition, en hexamètres pour imiter celui des sanctuaires apolliniens les plus célèbres, ce qui permet au critique de caricaturer l’ambivalence des oracles delphiques, pour la plupart dépourvus de clarté, οὐ μέντοι σαφεῖς …, ἀλλ’ ἀμφιβόλους καὶ τεταραγμένους … (chapitre 49). Bien sûr, c’est une profession rémunérée (… ὁ μισθὸς ἐφ’ ἑκάστῳ χρησμῷ, dit le chapitre 23), un vrai commerce, une industrie, une entreprise qui se gère à coups de publicité : on assiste donc à une aberrante mystification qui conduit à un art du subterfuge. La mise en scène est le principal atout de cette supercherie : ἡ πᾶσα μαγγανεία καὶ συσκευὴ τοῦ δράματος (chapitre 25)292. Lucien épingle au passage le style oraculaire d’Alexandre. Comble du ridicule et de l’esbroufe, Alexandre est incapable de soutenir l’incohérence et l’incongruence des prédictions, alors qu’il se réclame d’Apollon, dont il se dit le descendant : il fait de son art une « question d’intuition et de calcul ».

291 Le modèle récurrent dans le récit de Lucien en est le Romain Rutilien. La critique va plus loin puisque Lucien

en fait un gourou exploiteur de femmes et d’enfants (41), qui ne recule pas devant le meurtre pour se protéger contre les cabales, qui se forgent à son encontre.

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ἔχρη οὖν καὶ ἐθέσπιζε πολλῇ τῇ συνέσει ἐνταῦθα χρώμενος καὶ τὸ εἰκαστικὸν τῇ ἐπινοίᾳ προσάπτων, τοῖς μὲν λοξὰ καὶ ἀμφίβολα πρὸς τὰς ἐρωτήσεις ἀποκρινόμενος, τοῖς δὲ καὶ πάνυ ἀσαφῆ.

Il vaticinait donc et prophétisait, montrant dans ce métier la plus grande intelligence, combinant le hasard de la conjecture et la réflexion logique. Ses réponses étaient tantôt obliques et équivoques, tantôt franchement inintelligibles.

Un autre passage du chapitre 23 présente implicitement une indication précieuse sur le personnel dont le devin s’entoure, sans doute à l’instar des administrations complexes des sanctuaires ; les collaborateurs sont nombreux :

[…] πολλοὺς … περὶ αὐτὸν ἔχων συνεργοὺς καὶ ὑπηρέτας καὶ πευθῆνας καὶ χρησμοποιοὺς καὶ χρησμοφύλακας καὶ ὑπογραφέας καὶ ἐπισφραγιστὰς καὶ ἐξηγητάς, […]

[…] ayant autour de lui de nombreux collaborateurs, domestiques, informateurs, rédacteurs d’oracles, archivistes, scribes, scelleurs et interprètes […]

Le thème des interprètes est repris plus loin au chapitre 49 :

[…] ἦσάν τινες ἐξηγηταὶ ἐπὶ τοῦτο καθήμενοι καὶ μισθοὺς οὐκ ὀλίγους ἐκλέγοντες παρὰ τῶν τοὺς … χρησμοὺς λαμβανόντων ἐπὶ τῇ ἐξηγήσει καὶ διαλύσει αὐτῶν.

[…] il existait des interprètes préposés à cet effet et qui recevaient des destinataires des oracles des honoraires considérables pour leur explication et leur traduction.

Le faux devin constitue alors un recueil d’oracles, soigneusement entretenu et expurgé des textes qui font polémique, qu’il remplace par des oracles post eventum, dits μεταχρονίοι χρησμοί ; il organise même, comme dans les sanctuaires dont il s’inspire des archives, ὑπομνήματα (chapitre 27) ; il existe alors des versions de rechanges, qui constituent un moyen de contourner le mensonge de la prédiction293.

Falsifications, manipulations et réécritures d’oracles sont, semble-t-il, monnaie courante294 et appartiennent à un mode de diffusion qui, spécialement dans des moments de

crise politique, satisfait les demandes de ceux qui veulent se rassurer ou connaître un avenir295.

293 Son anti-modèle est Épicure dont les bienfaits et les mérites sont chaleureusement rappelés par deux fois en

47 et en conclusion.

294 Voir Shapiro, 1990 : 345.

295 Rappelons le passage où Thucydide (2.8.2) évoque la diffusion d’oracles au moment où se préparent les

hostilités entre Athènes et Sparte : καὶ πολλὰ μὲν λογία ἐλέγοντο, πολλὰ δὲ χρησμολόγοι ᾖδον ἔν τε τοῖς μέλλουσι πολεμήσειν καὶ ἐμ ταῖς ἄλλαις πόλεσιν. « On colportait maintes prédictions : les devins multipliaient les oracles dans les cités qui se préparaient à la guerre, comme dans les autres. » (traduction de Voilquin,

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