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La chresmologie apollinienne : une définition à partir des oracles de Delphes

Les oracles : étude pragmatique de leur production et de leur réception

1.1 La divination delphique est une divination par enthousiasme

1.1.3 La chresmologie apollinienne : une définition à partir des oracles de Delphes

C’est surtout la chresmologie apollinienne qui s’est emparée du procédé divinatoire fondée sur l’enthousiasme. Quelques vers de l’Hymne à Hermès76 font un éloge appuyé

d’Apollon, un dieu omniscient dont les principaux attributs et les qualités essentielles sont rappelées ici : […] σὺ δὲ φρεσὶ πάντ’ εὖ οἶδας. Πρῶτος γάρ, Δίος υἱέ, μετ’ ἀθανάτοισι θαάσσεις ἠύς τε κρατερός τε· φιλεῖ δέ σε μητίετα Ζεὺς ἐκ πάσης ὁσίης, ἔπορεν δέ τοι ἀγλαὰ δῶρα. Καὶ τιμὰς σὲ δέ φασι δαήμεναι ἐκ Διὸς ὀμφῆς μαντείας θ’, Ἑκάεργε - Διὸς πάρα θέσφατα πάντα.

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[…] mais toi, tu sais tout dans ton esprit. Tu sièges au premier rang parmi les Immortels, fils de Zeus ; tu es vaillant et fort ; le prudent Zeus te chérit – ce n’est que justice – et t’a concédé des dons éclatants. On dit que tu tiens de sa bouche le privilège des prophéties, Dieu Archer ; c’est de Zeus qu’émane toute parole divine.

Tout est dit dans ces vers dithyrambiques : le savoir universel, la primauté sur les autres dieux, la vaillance, et surtout le don de prophétiser au nom de Zeus. Apollon transcende tout, espace et temps, et se dégage du proche et de l’immédiat. Ses oracles ne délivrent pas simplement un message aux consultants : ils permettent aussi de reconstituer à leur lecture, à leur écoute, un contexte par lequel il est possible de tirer des informations sur la chresmologie en général et plus particulièrement celle qui est pratiquée à Delphes.

1.1.3.1 Un portrait d’Apollon

Les oracles dans leur ensemble construisent une image édifiante et très hiératique d’Apollon ; le dieu y apparaît sous ses diverses appellations, il réside à Delphes et sa parole renvoie à son autorité. Dans son ouvrage sur les devins et les oracles, Flacelière (1972 : 55) rappelle qu’Apollon est « sinon le seul, du moins le principal maître de Delphes et de son oracle, aux époques archaïque et classique ». Il est dans les œuvres d’Homère le seigneur de Pythô. Apollon est le dieu qui a le pouvoir de la parole, de tous les dieux celui qui seul a le privilège de pénétrer la βουλή (volonté et décision) de son père Zeus, dont il est lui-même un prophète, c’est-à-dire un porte-parole.

Les termes qui désignent cette parole sacrée sont multiples : on distingue les mots les plus naturels pour désigner la parole comme ἔπος (PW95), λόγος (PW25), μῦθος (PW225, PW338 et PW374). Sont-ils employés l’un pour l’autre ? Le terme ἔπος désigne par sa racine indo- européenne *wekʷ- la voix, avec des connotations expressives rattachées à la religion, à la politique et au monde juridique : le groupe verbal ἔπος ἐρέω évoque donc bien la voix d’Apollon ; le mot λόγος par son étymologie traduit davantage l’activité de l’esprit : la thèse de Fournier (1946 : 53) précise que la racine *leg- signifie « parcourir en ordre, passer en revue selon un plan, un calcul » et désigne donc la parole organisée et réfléchie, symbole d’un dieu raisonnable. On remarque que le troisième terme μῦθος est le plus répandu dans le corpus de Parke et Wormell. Fournier (1946 : 49) rapproche et oppose ἔπος et μῦθος en ces termes : μῦθος a « le sens duratif de "pensée qui s’exprime, langage" bien opposé à ἔπος "paroles, expressions" ». On découvre dans ce sens le champ sémantique de résolution et de prescription propres à l’oracle que l’on exprime. Ces termes sont confrontés à ceux qui expriment le caractère sacré de la parole apollinienne : ὀμφή (PW470 et PW475), ou χρησμός (PW487). Ces deux derniers termes désignent à la fois la voix divine et l’oracle prononcé. Parfois, pour se désigner dans un oracle, Apollon répond à la troisième personne et non, comme nous le verrons plus tard, à la première personne ; ainsi se manifeste le rôle de la Pythie qui parle pour le dieu : Apollon est alors désigné par son nom habituel, Ἄπολλων (PW292), Φοῖβος (PW70, PW229, PW247 et PW339). Le statut supérieur du dieu est précisé par ἄναξ…Φοῖβος Ἄπολλων (PW39 et PW71); deux épithètes sont reprises du culte

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apollinien : ἑκάεργος Ἄπολλων (PW43), ἑκατήβολος (PW44). Ces termes sont très proches par leur sens et Delcourt (1955 : 168) nous rappelle qu’ils sont utilisés aussi bien pour Apollon que pour Artémis, « noms que l’on traduit par "qui lance ou agit au loin", mais qui n’ont pas d’étymologie grecque et qui se rattachent à Hécate ». Ils nous renvoient à l’image d’un Apollon impérieux et doté d’une colère qu’il faut apaiser. Des termes plus génériques sont aussi employés : θεός (PW45, PW364), ou δαίμων (PW365); souvent Apollon, comme c’est compréhensible, est remplacé par Zeus (PW220, PW226, PW365 et PW380) ou πατὴρ ἐμός (PW154 et PW379, avec une allusion à Artémis, συγγόνος).

1.1.3.2 La toute-puissance d’Apollon

Dans l’Hymne à Apollon77, Apollon naissant réclame ce qui lui revient de droit comme

insignes du pouvoir pour signifier sa mission mantique et guerrière : la cithare et l’arc ; ce dieu vient au monde en déclamant et en proclamant.

Εἴη μοι κίθαρίς τε φίλη καὶ καμπύλα τόξα. χρήσω δ’ἀνθρώποισι Διὸς νημερτέα βουλήν.

À moi ma cithare et mon arc recourbé ! et je révèlerai aux hommes dans mes oracles les desseins infaillibles de Zeus.

Le premier vers insiste sur le caractère impératif d’un souhait de possession : la volonté de posséder est marquée deux fois par l’optatif εἴη μοι et par l’adjectif φίλη qui, en poésie, désigne aussi bien le sentiment d’affection que l’équivalent du déterminant possessif. La valeur de χρήσω, futur de χρῶ, « rendre un oracle » marque la spécificité d’Apollon, sans nier la supériorité de Zeus. Il stipule son infaillibilité, puisqu’il ne se trompe jamais et la connaissance explicite du vrai et de ce qui est. Apollon est donc celui qui dit au nom de Zeus ; il s’adresse directement aux hommes. Sa mission est sacrée et est ainsi affirmée l’autorité mantique du dieu. Le dieu archer est aussi le dieu musicien et en même temps le dieu devin, le μάντις, c’est-à-dire le devin, truchement de Zeus, son père, et plus largement le dieu omniscient.

Un oracle est à ce titre très explicite : rapporté par l’empereur Julien dans ses Lettres

(Fragmenta Epistularum, 299C), il révèle une fois de plus et affirme la puissance et

l’omniscience d’Apollon : πάντη Φοιβείη τέταται τανυσίσκοπος ἀκτίς· καί τε διὰ στερεῶν χωρεῖ θοὸν ὄμμα πετράων, καὶ διὰ κυανέης ἁλὸς ἔρχεται, οὐδέ ἑ λήθει πληθὺς ἀστερόεσσα παλινδίνητος ἰοῦσα οὐρανὸν εἰς ἀκάμαντα σοφῆς κατὰ θεσμὸν ἀνάγκης, οὐδ’ ὅσα νερτερίων ὑπεδέξατο φῦλα καμόντων Τάρταρος ἀχλυόεντος ὑπὸ ζόφον Ἀίδος εἴσω, εὐσεβέσιν δὲ βροτοῖς γάνυμαι τόσον, ὅσσον Ὀλύμπῳ. (PW472)

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Partout se répand l’éclat de Phoibos qui voit loin. Et son regard pénètre rapidement à travers les pierres solides et va à travers la mer bleue, et ne lui échappent pas la foule étoilée qui va et vient en courants contraires dans le ciel infatigable selon la loi de la sage nécessité, ni toutes les foules de morts qui vivent aux enfers et que le Tartare a accueillies sous les ténèbres chez le sombre Hadès, et je me réjouis autant des pieux mortels que de l’Olympe.

Remarquons tout d’abord l’importance du regard ὄμμα, comme source du pouvoir mantique : Apollon détient le pouvoir de contrarier les lois naturelles et physiques les plus simples, puisque son regard passe à travers les pierres et la mer. Ce regard est fortement caractérisé : il est d’abord ἀκτίς, rayon lumineux, éclat. Il est important de relever le thème de la lumière : la métaphore fait sans doute référence au culte du dieu solaire, ce que confirme la redondance sémantique dans l’adjectif Φοιβείη ; ce regard porte au loin τανυσίσκοπος et se montre rapide : θοόν. Le dieu domine les espaces terrestres et célestes : l’évocation poétisée de la « foule étoilée » dans le ciel lui donne une dimension cosmique. Il est surtout omniscient ; la place de οὐδέ ἑ λήθει, en fin de vers, la structure de l’hexamètre au rythme très régulier78 amplifient cette vision d’un dieu qui convoque toutes les instances métaphysiques : la sage nécessité (soumission au destin) et le Tartare, royaume d’Hadès.

Pour mieux affirmer la permanence du dieu, la force de son nom, l’oracle joue sur un dédoublement, dû à l’emploi des pronoms personnels des première et troisième personnes

 La troisième personne permet une dénomination explicite, sans ambiguïté sur les sept premiers vers.

 La première personne, au vers 8, donne au dieu directement la parole : γάνυμαι. Les vers 1 et 8 prennent une forme quasi proverbiale et soulignent ainsi la force apollinienne :

 Le vers 1 est bâti sur un rythme régulier de deux spondées, trois dactyles, un trochée ; les césures isolent grammaticalement le verbe τέταται, image de la puissance ; l’adjectif τανυσίσκοπος traduit l’image traditionnelle du dieu qui lance au loin ses flèches; les effets d’allitération en [t] : πάντη… τέταται τανυσίσκοπος ἀκτίς accompagnent d’une sorte de martèlement cette évocation laudative.

 Le vers 8 donne la vision d’un monde divisé entre les mortels et les immortels ; l’importance de la piété comme condition préalable à toute reconnaissance divine est affirmée : εὐσεβέσιν ; γάνυμαι porte la double signification de la lumière et de la joie (être radieux, briller de joie) et renvoie à la thématique de la lumière solaire.

Un autre oracle (Hérodote, 1.47.1) n’est pas sans rappeler à Crésus, qui veut tester le

savoir du dieu et lui soumettre une énigme, que le dieu est tout puissant. Voici les deux premiers vers :

οἶδα δ’ ἐγὼ ψάμμου τ’ ἀριθμὸν καὶ μέτρα θαλάσσης, καὶ κωφοῦ συνίημι καὶ οὐ φωνεῦντος ἀκούω. (PW52)

78 Le vers 3 est composé d’une suite de cinq dactyles ; une césure intervient après le quatrième pied et cela

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Moi, je connais le nombre de grains de sable et les mesures de la mer et je comprends le sourd-muet et j’entends celui qui ne parle pas.

Cette image d’un dieu capable d’entendre une langue exceptionnelle non parlée, sans signes oraux ni écrits, une langue purement « intellective »79 se retrouve dans une Pythique de Pindare (9.45-50)80 : Κύριον ὃς πάντων τέλος οἶσθα καὶ πάσας κελεύθους, ὅσσα τε χθὼν ἠρινὰ φύλλ’ ἀναπέμπει, χὠπόσαι ἐν θαλάσσᾳ καὶ ποταμοῖς ψάμαθοι κύμασι ῥιπαῖς τ’ ἀνέμων κλονέονται, χὤ τι μέλλει χὠπόθεν ἔσσεται, εὖ καθορᾷς.

Toi qui connais l'impérieuse destinée de tous les êtres, toi qui comptes les feuilles que la terre au printemps fait éclore et les grains de sable que les flots et les vents roulent dans les fleuves et dans les mers, toi dont l'œil perçant découvre tout ce qui est, tout ce qui sera !

Marguerite Yourcenar (1979 : 105) commente ainsi le passage de l’oracle rendu à Crésus : « Nous trouvons sublimes les deux premiers vers de la réponse à Crésus, dans lesquels Apollon se targue de sa puissance comme un Jéhovah biblique… » Le lien établi volontairement entre Apollon et Jéhovah n’est pas gratuit, car il souligne implicitement toute l’autorité jalouse et la puissance universelle du dieu biblique, comme le sont celles d’Apollon, conquérant la terre de Delphes et établissant au nom de Zeus sur cette terre un culte florissant. N’oublions pas que par la décision de Zeus Delphes est considéré comme le nombril du monde, l’Ὀμφαλός conférant à Apollon l’image idéalisée d’un dieu qui recueille tout81.

Son omniscience est aussi mise en évidence dans le dernier vers d’un oracle rendu aux habitants de Cos et à leurs rivaux, les Ioniens (Diodore de Sicile, 9.3.2):

ὃς σοφίᾳ τά τ’ἐόντα τά τ’ἐσσόμενα προδέδορκεν. (PW248) Celui qui, par sa sagesse, prévoit ce qui est et ce qui sera.

Cet hexamètre parfait (fondé sur cinq dactyles) comporte une césure penthémimère après τά τ’ἐόντα qui découpe symétriquement le vers en deux parties symétriques, jouant de plus sur le chiasme des éléments, ce qui permet d’associer les deux participes qui désignent le présent et le futur et les deux termes fondamentaux σοφίᾳ d’une part, προδέδορκεν d’autre part. Le dieu est sage, c’est-à-dire à la fois doué de savoir intellectuel, mais aussi d’habileté pratique. Le verbe est doublement intéressant, puisque, fondé sur la dérivation préfixale en προ-, il

79 Cet adjectif est emprunté à Roux (1977) et désigne le goût des Grecs pour les jeux à la fois intellectuels et

culturels.

80 Traduction de Falconnet, Les petits poèmes grecs, Paris, société du Panthéon littéraire, 1842.

81 Voir Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, Daremberg et Saglio, tome 4, volume 1, article

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rappelle la prescience divinatoire qui se livre à une connaissance de ce qui est d’ordinaire inaccessible aux hommes ; le radical –δορκ- (rattaché au verbe δέρκομαι) permet de retrouver le rôle du regard d’Apollon, un regard qui transcende toute chose. Chantraine (1977 : 265-266) précise que l’idée de voir est parfois soulignée dans son intensité ou sa qualité, comme c’est le cas ici avec le complément au datif σοφίᾳ : un regard sage ; on trouve dans le parfait de sens présent δέδορκα la valeur d’y voir clair, celle d’un regard vivant, comme l’est le regard intense d’Apollon. La divination est en effet considérée dans l’Antiquité comme une forme évidente et manifeste d’une relation certaine entre le monde visible des hommes et le monde invisible des dieux. À l’image de ce va-et-vient incessant entre les particules, les atomes de la théorie de Démocrite82, un échange se fait du consultant

au dieu et du dieu au consultant. Chacun y trouve son compte, le dieu sa renommée et la construction d’une image édifiante, le consultant l’assurance qu’il a été entendu ou du moins qu’il a posé une question à laquelle une réponse peut être donnée sous forme de conseil, d’avertissement ou de décision à prendre.

À la lueur des deux précédents chapitres, se constitue de façon plus précise un portrait idéalisé du dieu Apollon en trois points : il est d’abord celui qui sait, transcendant par son savoir les préoccupations et les questionnements des mortels. Sa toute-puissance est avant tout verbale, comme l’indique l’emploi des termes, relatifs à la parole qui dit tout haut ce que le dieu conseille par ses révélations83. Enfin, la conjugaison de son savoir et de sa parole lui

permet de dépasser la configuration traditionnelle du temps, dont les trois dimensions de passé, de présent et de futur se confondent. La parole d’Apollon devient intemporelle.

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