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Le secrétaire, l’archiviste (γραφεύς ou γραμματεύς)

Les oracles : étude pragmatique de leur production et de leur réception

1.5 Qui transforme la parole d’Apollon ?

1.5.1 Les membres officiels du sanctuaire

1.5.1.3 Le secrétaire, l’archiviste (γραφεύς ou γραμματεύς)

Les recueils des sanctuaires ont-ils existé ? Voilà une question à laquelle la réponse est tout aussi difficile que pour la précédente, concernant les exégètes. D’autres sanctuaires possédaient des archives et notamment celui de Didymes, pourvu depuis le IIIème siècle avant J.C. d’un χρησμογράφιον, secrétariat où étaient recopiés et enregistrés les oracles rendus oralement : pourquoi cela n’eût-il pu exister à Delphes, de la même façon ? Hérodote ne dit-il pas lui-même qu’il aurait consulté des archives, sans d’ailleurs mentionner une collection ? Il est notoire qu’à Didymes, le consultant pouvait acheter auprès des secrétaires du temple une copie de l’oracle enregistré. Parke (1985 : 65, 70, 124) souligne que des compilateurs d’oracles auraient pu aller se servir auprès de ces archives didyméennes. Koch-Piettre mentionne l’existence de secrétaires rattachés au clergé de Claros (2009).

À Argos, dans le temple d’Apollon, sans doute une succursale de celui de Delphes186, était

rendu un oracle ; des inscriptions datant d’environ 100 avant J.C. mentionnent l’existence d’un personnel employé par le sanctuaire : des prophètes appelés en ce lieu προμάντιες et des secrétaires connus sous le vocable de γροφέε : le duel précise même leur nombre et l’inscription leur nom,

[…] γροφέε Αἰσχύλος Ἀραχνάδας […]

[…] deux secrétaires Eschyle et Arachnadas […]

Ces secrétaires peuvent aussi porter le nom de γραμματεύς, ce qui est attesté par une autre inscription découverte à Argos et qui conserve un oracle rendu aux Messéniens 187: le terme

184 Voir aussi Sophocle, Œdipe -Roi, v. 114 ; Œdipe à Colone, V. 413.

185 Voir Defradas (1954, Appendice, Les exégètes athéniens : état de la question, p. 205). 186 Piérart (1990).

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de γραμματεύς a une connotation plus administrative que celui de γραφεύς et désigne le greffier chargé officiellement par une fonction publique d’État d’enregistrer des documents, le second mot désignant le secrétaire des prêtres, par exemple, une sorte de scribe au service d’un bureau quelconque.

ἐπὶ γραμματέος τῶν συνέδρων Ἰέρωνος τοῦ Ἐπικύδεος … γροφέων δὲ Θερσαγόρου τοῦ Νικοφαέος Φιλοκλέος τοῦ Ξενοφάντου χρησμὸς ὀ γενόμενος τᾷ πόλει τῶν Μεσσανίων ἀνέγραφη …

Sous le greffier d’État des synèdres Hiéron, fils d’Epikudès … sous les secrétaires : Thersagoras, fils de Nikophaès, Philoklès, fils de Xenophantos… a été transcrit un oracle rendu à la cité des Messéniens …

L’inconvénient d’une telle hypothèse, pour Delphes, est qu’elle ne repose que sur des analogies d’un sanctuaire à l’autre, sans aucune trace, ce qui est bien compréhensible, puisque dans ce cas les matériaux étaient périssables et n’ont pu survivre aux bouleversements de l’histoire. Il est possible cependant de conjecturer que dans une société organisée, qui connaît l’écriture, dans une structure aussi complexe que le sanctuaire delphique, faisant vivre auprès des prêtres officiels toute une population de serviteurs (comme le laisse entendre la tragédie d’Euripide Ion), il ait existé un service d’enregistrement des oracles rendus. Cela sert non seulement les consultants, mais aussi le sanctuaire lui-même qui peut apporter la preuve et le témoignage des consultations faites sur son site. Avoir un service d’archives permet de tenir compte régulièrement de la fréquentation du sanctuaire, mais surtout d’avoir entre les mains des documents d’importance, principalement ceux qui s’adressaient aux cités commanditaires : pourquoi ne pas s’appuyer sur cette ressource pour affirmer sa puissance et pourquoi s’en passer ? Politiquement le sanctuaire qui archive peut exercer une pression sur les cités-états ; comme le signale Bouché-Leclercq (1880, III : 634)188, ainsi constituées ces archives pouvaient représenter un lieu de mémoire inestimable pour les colonies, quand on pense que de très nombreux oracles ont été rendus sur la création des colonies grecques dans le pourtour méditerranéen189. Si l’on fait le tour de l’histoire des principaux sanctuaires et en

particulier de celui de Delphes, est confirmée cette hypothèse de l’existence d’une telle bibliothèque des temples. Ainsi Pausanias, dans la Périégèse (5.15.11 et 9.39.14), en donne une preuve non pour Delphes, mais pour le sanctuaire de Trophonios en Béotie:

γράφω δὲ οὐκ ἀκοὴν ἀλλὰ ἑτέρους τε ἰδὼν καὶ αὐτὸς τῷ Τροφωνίῳ χρησάμενος. Τοὺς δὲ ἐς τοῦ Τροφωνίου κατελθόντας, ἀνάγκη σφᾶς, ὁπόσα ἤκουσεν ἕκαστος ἢ εἶδεν, ἀναθεῖναι γεγραμμένα ἐν πίνακι.

Ce que j’écris n’est pas rapporté par ouï-dire, mais j’ai moi- même consulté Trophonios et vu d’autres sites. Ceux qui sont

188 « Grâce à ses relations multiples, le sacerdoce de Pythô […] centralisait tous les renseignements, tous les

récits de voyages, dressait des cartes d’après ces notes et collectionnait même les produits des divers pays. »

189 Une note de bas de page (Bouché-Leclercq, 1880, Tome III : 367) dit : « L’oracle refit, à son point de vue,

l’histoire de la colonisation, et l’on finit par trouver, à l’origine des métropoles elles-mêmes, l’inévitable χρησμός qui en détermine la fondation. »

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descendus dans le sanctuaire de Trophonios sont obligés de consigner par écrit sur une tablette tout ce qu’ils ont entendu ou vu.

Photios est plus précieux pour nous, puisque dans le Lexicon il rapporte l’existence à Delphes d’un γραμματοφυλάκιον ou ζύγαστρον, c’est-à-dire d’un coffre en bois, chargé de recueillir des archives :

παρὰ Δελφοῖς δὲ ζὐγαστρον καλεῖται τὸ γραμματοφυλἀκιον190.

Chez les Delphiens on appelle ζὐγαστρον (cassette) le dépôt d’archives.

Plutarque rapporte dans la Vie de Lysandre une anecdote - à laquelle il ne semble pas, d’ailleurs, forcément croire - sur un complot de Lysandre visant à s’emparer de la royauté à Sparte : à ce propos, il fait allusion à des documents secrets que les prêtres de Delphes conserveraient dans des archives. Voici la traduction du passage faite par Jacques Amyot au XVIème siècle :

ὡς ἐν γράμμασιν ἀπορρήτοις ὑπὸ τῶν ἱερέων φυλάττοιντο παμπάλαιοι δή τινες χρησμοί, καὶ λαβεῖν οὐκ ἔξεστι τούτους οὐδ' ἐντυχεῖν θεμιτόν, εἰ μή τις ἄρα γεγονὼς ἐξ Ἀπόλλωνος ἀφίκοιτο τῷ πολλῷ χρόνῳ καὶ σύνθημα τοῖς φυλάττουσι τῆς γενέσεως γνώριμον παρασχὼν κομίσαιτο τὰς δέλτους ἐν αἷς ἦσαν οἱ χρησμοί.

Savoir est, que les prêtres du temple y gardaient des livres secrets, où il y avait des très anciens oracles, auxquels eux- mêmes n’osaient pas toucher, ni n’était loisible à personne de les lire, sinon à un qui serait né de la semence d’Apollon.

Comment expliquer l’emploi de l’optatif ? Crahay propose la solution de la prudence, Plutarque se cachant derrière une éventualité ; ne pourrait-on y voir simplement un optatif oblique, qui exprime ici l’aspect verbal pur et confirmerait l’idée que ces archives ont bien existé ? Certes, il est probable que cet optatif conserve quand même une connotation de subjectivité et que Plutarque l’emploie avec l’idée que peut-être tout cela ne serait que ruse de la part de Lycurgue pour arriver à ses fins. Cependant, le contexte laisse supposer un autre état et accorde un crédit à l’existence de ces documents précieux. Un second passage de Plutarque dans la Vie de Solon mentionne l’existence de registres ou ὑπομνήματα, que l’on pourrait traduire par « recueils » ou « archives », car le mot porte en lui cette trace si caractéristique de la mémoire, μνήμη, reconnaissable dans le radical ; mais rien ne prouve qu’on ait affaire à des catalogues d’oracles :

ἔν τε τοῖς Δελφῶν ὑπομνήμασιν Ἀλκμαίων, οὐ Σόλων, Ἀθηναίων στρατηγὸς ἀναγέγραπται.

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c’est Alcméon, et non pas Solon, que l’on a enregistré dans les registres de Delphes comme stratège des Athéniens.

Or si nous nous référons au principal traité sur les oracles que Plutarque nous ait laissé, nous remarquons que s’il évoque des guides récitant aux visiteurs du sanctuaire des oracles appris par cœur, il ne mentionne jamais l’existence d’un lieu d’archives. Il faut alors se demander d’où les guides tenaient leurs textes et supposer, sans que cela soit une erreur de jugement ou contredise une vérité historique, que rattachés au sanctuaire qui les employaient dans ce métier, ils se soient en quelque sorte approvisionnés auprès des γραμματοφυλάκια du site. « Chaque consultant, selon Bouché-Leclercq (1880, III : 614), recevait […] la transcription officielle de l’oracle par le prophète. S’il n’était que le délégué du client véritable, on lui remettait la réponse scellée et le proverbe disait qu’il risquait de perdre ou les yeux, ou la main, ou la langue, en cas d’indiscrétion. Les oracles rendus aux envoyés des cités (θεωροί - θεοπρόποι) allaient rejoindre dans les archives de ces cités les autres documents officiels. À Sparte, ils étaient remis à la garde des rois et des Poithéens, théores permanents de l’Etat. À Athènes, les Pisistratides en avaient déposé dans l’acropole. On parle d’une collection analogue à Argos, et il est probable que tous les États en relation avec Delphes considéraient comme un dépôt précieux les prophéties qui les concernaient. » Il résume ainsi en quelques phrases l’ensemble des considérations à avoir sur la conservation des oracles, et il envisage ceux de Delphes. Il considère deux types d’archivages : ceux que les particuliers emportent chez eux et dont on n’a évidemment aucune trace, ceux que les cités-États entreposent dans leurs murs ; il donne quelques exemples, parmi les plus connus, sans davantage amplifier les données. Il reste très évasif en employant un vocabulaire approximatif : « on parle de », et s’appuie essentiellement sur les textes d’Hérodote (5.90) qui nous apprend l’existence de la collection athénienne et de la collection spartiate. C’est un fragment d’Euripide qui nous renseigne sur la collection argienne191. S’agit-il des cas d’oracles contextualisés dans leurs

recueils ? Oui et non, car on n’a pas le matériel nécessaire pour en juger ; reste seulement la confiance accordée aux dires des écrivains ou aux déductions faites par recoupement de telle ou telle pratique. Si à Sparte, les recueils conservés ont une valeur politique réelle et ne peuvent être considérés que comme des archives officielles d’État, en est-il de même pour la collection athénienne, quand est connu le goût des Pisistratides pour les curiosités les plus diverses ? Il faut pourtant remarquer que les lieux de conservation de ces recueils des cités se situent soit dans les bâtiments du gouvernement soit dans un temple. Cela semble donner aux archives un caractère et un statut d’importance.

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