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Les oracles : étude pragmatique de leur production et de leur réception

1.3 L’inscription du fonctionnement de l’oracle delphique dans l’énoncé oraculaire

1.3.1 Les lieux de l’oracle

1.3.1.1 Pythô et Delphes

Les deux noms sont en concurrence, bien que le premier soit le plus courant dans les oracles conservés ; le second qui nous est plus familier apparaît sous diverses formes, nominales ou adjectivales.125

1.3.1.1.1 Pythô

De même que le dieu affirme son identité et ses pouvoirs, comme il a été vu précédemment, il faut dans le texte marquer le site de Delphes comme appartenant à Apollon, sans pour autant le décrire, mais en mettant l’accent sur son caractère sacré. Seuls les noms suffisent et, sémantiquement, se développe tout un réseau lexical des lieux où le dieu exerce sa puissance prophétique126.

Pythô est le terme poétique fréquent chez Homère que Delcourt (1950 : 35) commente ainsi : « La tradition grecque tout entière rattache Pythô, qui semble être le plus ancien nom du lieu, à la racine puthein, le cadavre du Serpent ayant été abandonné pourrissant ; mais c’est assez tardivement que le serpent a été lui-même nommé Python. En revanche, la prêtresse s’est toujours appelée Pythie et l’association Pythie Pythô est évidemment très ancienne. Il était bien tentant aussi de retrouver dans Pythô la racine punthanesthai127, interroger, et les

poètes n’y ont pas manqué. »

On a d’abord une simple dénomination qui met en exergue l’éloignement du sanctuaire qui n’est accessible qu’après un voyage, ce qui n’est pas sans évoquer les déplacements qu’ont effectués les milliers de pèlerins particuliers ou officiels. Aux Achaïens, venus demander comment s’emparer d’une forteresse, Apollon répond solennellement en les nommant et en insistant sur le voyage qu’ils ont fait jusqu’au sanctuaire :

γῆς Πέλοπος ναέται καὶ Ἀχαιίδος, οἳ ποτὶ Πυθώ ἤλθετε πευσόμενοι ὥς κε πτολίεθρον ἕλητε, […](PW181)

Habitants de la terre de Pélops et de l’Achaïe, vous qui venez à Pythô pour apprendre comment vous emparer de la forteresse, […]

La place du nom de Pythô en fin de vers, l’effet d’allitération en [p], le rappel des origines mythiques et glorieuses des consultants, qui semblent s’être déplacés en masse, comme si le sanctuaire pouvait les accueillir tous, tout cela donne son importance au lieu dont Apollon est le maître. Le vers 6 d’un oracle, connu par une inscription (Revue Archéologique XX, 1942-

125 Les statistiques concernant les oracles delphiques sont faussées, vu le petit nombre d’occurrences conservées.

On peut toutefois envisager de travailler sur un corpus certes réduit, parfois disparate, mais suffisamment large et convaincant pour qu’il donne des indices probants de telle ou telle conclusion.

126 Le nom propre du sanctuaire est peu fréquent: Πυθώ (PW181, v.1), Πυθὼ ἠγαθέην (PW314, v.2), Πυθὼ δῖαν

(PW374, v.2 et PW447), Πυθών (PW408, v.6), Πυθῷον (PW339, v. 2 et PW475, v. 1).

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43 : 22 et 24), est construit dans le même esprit, quand on voit le roi Agamemnon, auquel il s’adresse, entreprendre le voyage de Delphes pour interroger Apollon, ἐλθὼν ἐς Πυθῶνα (PW408).

Un autre oracle est difficile à situer : rapporté par Éphoros, il est conservé dans la Souda comme un exemple qui illustre l’emploi du verbe ἀναιρῶ dans le sens oraculaire de « prescrire ». Parke et Wormell expliquent qu’il s’agirait peut-être de la réponse faite à une délégation spartiate soucieuse de se libérer de la colère des dieux. Ce qui intéresse ici l'étude, c’est le caractère solennel de ce distique, où Apollon nomme ses possessions, faisant ainsi montre de sa puissance :

ἶσόν τοι Δῆλόν τε Καλαυρίαν τε νέμεσθαι

Πυθώ τ’ ἠγαθέην καὶ Ταίναρον ἠνεμόεντα. (PW314)

Habiter Délos la juste, et Calaurie, et Pythô la sainte et Ténare battu des vents.

Se forge en deux vers comme l’image d’un propriétaire qui, fier de ses terres, en fait la liste et en cite les noms pour impressionner les esprits et marquer de sa présence des territoires éloignés les uns des autres, mais jalousement conservés. Trois des lieux sont accompagnés à la mode homérique d’un qualifiant, la justice pour Délos et la spécificité géographique du cap Ténare soumis aux vents : Pythô semble avoir la préférence, si l’on en croit le choix du caractère sacré qui en fait sa particularité. L’adjectif ἠγαθέην d’emploi essentiellement épique et lyrique (chez Homère et Pindare) marque une plénitude, si l’on en croit l’origine du préfixe ἠγα-, venu de ἄγαν dont le sens est celui de l’abondance.

On rejoint ainsi un oracle qui, au vers 2, nomme le sanctuaire comme un lieu inspiré et habité des dieux. Cadmos est venu s’enquérir auprès du dieu de son avenir de héros et Apollon lui répond :

ἠοῦς ἐγρόμενος προλιπὼν ἴθι Πυθὼ δῖαν. (PW374) Levé à l’aube, laisse tout et va dans la divine Pythô.

Rien de plus simple dans ce conseil, mais tout est dans la mise en scène imaginée qui place le héros dans une attitude de soumission à l’autorité delphique : la dernière partie du trimètre est mise en valeur par une coupe après προλιπὼν qui renvoie Cadmos dans la sphère de ses préparatifs de départ et donne toute son envergure au voyage qu’il accomplira jusqu’à Pythô, isolée dans sa splendeur de lieu divin dans les deux dernières mesures : Πυθὼ / δῖαν : – – / ᵕ – Dans un oracle rapporté par Pausanias (5.3.1) à propos de la guerre menée par Héraclès contre les habitants de Pylos et de Pisa, Apollon semble réconforter ces derniers comme si le fait de s’adresser à lui, pour demander protection, était une garantie ; il est facile de comprendre pourquoi il suffit de nommer, sans plus, le nom de Pythô :

πατρὶ μέλει Πίσης, Πυθὼ δέ μοι ἐγγυάλιξεν. (PW447) Mon père se soucie de Pisa, comme il a remis entre mes mains Pythô.

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Dans deux oracles déjà vus (PW339 et PW475), le texte emploie la forme adjectivale issue du nom propre de Pythô, pour qualifier le sacrifice expiatoire offert à Apollon : Πυθῷον … καθάρμον (PW408) et la voix du dieu prolixe en paroles : Πυθῷον … λάλον ὀμφήν.

1.3.1.1.2 Delphes

Delcourt, qui a étudié de façon approfondie le site géographique de Delphes, donne son point de vue sur le nom du lieu en ces termes (1950 : 34-35) : « Dans la tradition archaïque, le Serpent, qui est toujours femelle, s’appelle Delphyné, ce qui semble dérivé du nom de l’endroit, Delphoi, dont il existe aussi une forme Belphoi. Les linguistes hésitent à retrouver dans Delphoi la racine d’adelphos, frère, celle qui signifie matrice ; aux yeux des Grecs, l’étymologie était certaine. Quant à Apollon Delphinios ou dauphin, divinité protectrice honorée des marins, tout donne à penser que, dans l’élaboration de sa personnalité, l’animal est beaucoup plus ancien que le dieu. Il ne faut chercher aucune parenté étymologique entre Delphinios et Delphoi- Delphiné, mais les Grecs certainement en reconnaissaient une et fort étroite ; chacune des deux légendes, dont nous, modernes, soulignons peut-être avec trop de soin l’indépendance primitive, a certainement profité de ce que les fidèles savaient de l’autre. »128 Ce long extrait nous apprend en quelques mots la difficulté de situer de façon

précise l’origine de la dénomination et tous les jeux de parenté dont sont friands les anciens Grecs : matrice (puisque le nombril du monde est censé s’y trouver et que le lieu a appartenu avant Apollon à la déesse-mère Gê), dauphin129 (puisque le dieu métamorphosé en dauphin

détourne vers le port de son sanctuaire un navire crétois dont les marins deviendront les premiers prêtres de son temple).

Seuls quelques oracles conservés ont transmis le nom de Delphes dans leur texte : il s’agit soit des habitants de Delphes auxquels s’adresse le dieu, soit de la ville même. Ainsi dans deux oracles (PW96 et PW515, ce dernier étant un oracle fictif d’un roman d’Héliodore, les

Ethiopiques), ce sont les Delphiens qui sont interpellés dans une formule courante

d’invocation : ὦ Δελφοί. Ce ne sont pas les plus intéressants, sinon que l’on se rappelle l’intérêt du dieu pour les habitants de son domaine.

Dans d’autres oracles, il est rappelé que le dieu est le résident de Delphes, dont il est le maître : un oracle en prose (PW466) rapporté par les Inscriptiones Graecae (IG, 2², 5006) s’adresse aux Athéniens en ces termes :

Φοῖβος Ἀθηναίοις Δελφοὺς ναίων τάδε [εἴπεν]

Phoibos, qui habite Delphes, dit ces paroles aux Athéniens.

Un autre oracle rappelle que Phoibos Apollon officie dans son sanctuaire delphique où il utilise un instrument accompagnant la divination, le trépied sur lequel s’installe son médium, la Pythie :

ταῦτά τοι ἐκ τρίποδος τοῦ Δελφικοῦ ἔφρασε Φοῖβος. (PW581)

128 Roux (1976 : 41) reprend le même argument. 129 Roux (1976 : 41 -43) en fait un récit détaillé.

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Cela, c’est à toi que de son trépied de Delphes Phoibos l’annonça.

Il est rappelé subrepticement, mais de façon efficace au dictateur romain Sylla, venu s’enquérir après un rêve qu’il fit, les soins à apporter à un culte rendu à Aphrodite, son devoir de faire des offrandes au sanctuaire (PW433, début du v. 4):

Δελφοῖς δῶρα κόμιζε[…]

Apporte des cadeaux à Delphes […]

On ne peut que rappeler la splendeur du site au moment de son apogée, où les trésors s’accumulent et font la richesse et la suprématie de Delphes et de l’Amphictyonie. Un autre oracle adressé aux Athéniens est une recréation d’époque romaine, retrouvée sur un monument de Mégare 130 et encensant l’athlète Orripos, victorieux lors de la quinzième

olympiade ; la fin du vers 2 renvoie à la parole rendue à Delphes :

Ὀρρίππω Μεγαρῆς με δαίφρονι τῆδε ἀρίδηλον μνᾶμα θέσαν, φάμα Δελφίδι πειθόμενοι· (PW89)

En l’honneur d’Orripos de Mégare, respectueux de la parole de Delphes, ils me dressèrent ici, monument bien visible.

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