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Les oracles : étude pragmatique de leur production et de leur réception

1.5 Qui transforme la parole d’Apollon ?

1.5.2 Les intervenants non officiels

1.5.2.1 Le poète versificateur

Existait-il des poètes chargés de transcrire en vers les paroles d’Apollon ? Seules des hypothèses, tirées de lectures et de comparaisons de témoignages, permettent d’en donner une définition possible : ni le nom qu’ils portaient, ni la vie qu’ils menaient ne nous sont connus.

La transcription des oracles en vers ne fait aucun doute et est assurée, ne serait-ce que par la tradition littéraire qui nous les rapporte soit sous forme de citations soit sous forme de recueils. Busine le certifie et renvoie à des procédés anciens ; Koch-Piettre rappelle cette pratique ; Plutarque considère que les oracles en vers sont les modèles originels : dans un passage des Oracles de la Pythie (406B), il se plaît à rappeler par une comparaison économique que, comme la monnaie sert à des usages divers, les hommes font de même avec leur langage :

ἦν οὖν ὅτε λόγου νομίσμασιν ἐχρῶντο μέτροις καὶ μέλεσι καὶ ᾠδαῖς, πᾶσαν μὲν ἱστορίαν καὶ φιλοσοφίαν πᾶν δὲ πάθος ὡς ἁπλῶς εἰπεῖν καὶ πρᾶγμα σεμνοτέρας φωνῆς δεόμενον εἰς ποιητικῆν καὶ μουσικὴν ἄγοντες.

Il était un temps où ce qui avait cours, en guise de monnaie de langage, c’étaient les vers, la musique et les chants ; l’histoire et la philosophie tout entières, et, en un mot, toute expression de sentiments et d’actions qui demandent un style un peu élevé, passaient dans le domaine de la poésie et de la musique.

D’après Plutarque, en ce temps-là que Burn192 appelle « the lyric age of Greece », tout se

disait donc en vers : écrire en vers des oracles, n’est-ce pas leur donner plus de crédibilité et rehausser le prestige de la Pythie, et de la parole d’Apollon ? Contrairement à cette image idéalisée de l’usage que l’on ferait de la langue, la critique contemporaine attribue les oracles en vers, non pas à un penchant noble et naturel vers le sublime, mais plutôt, selon Koch- Piettre (2009) aux services de « rimailleurs patentés qui offrent leurs services à la clientèle oraculaire ». Plutarque, d’ailleurs, dans un autre passage du même essai sur les oracles apporte une preuve de leur existence (407B) :

Πολλῶν δ’ ἦν ἀκούειν ὅτι ποιητικοί τινες ἄνδρες ἐκδεχόμενοι τὰς φωνὰς καὶ ὑπολαμβάνοντες ἐπικάθηνται περὶ τὸ χρηστήριον, ἔπη καὶ μέτρα καὶ ῥυθμοὺς οἶον ἀγγεῖα τοῖς χρησμοῖς ἐκ τοῦ προστυχόντος περιπλέκοντες. 192 Burn (1960).

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On pouvait entendre bien des gens dire que des versificateurs étaient établis auprès du sanctuaire prophétique, qui recueillaient les réponses, s’en emparaient et tressaient à l’instant même autour des oracles, pour les y enfermer comme en des vases, les mètres et les rythmes des vers.

La qualification de ces « poètes » est bien imprécise, et l’emploi d’une périphrase impersonnelle montre en quoi ce métier, si c’était bien un métier, ou du moins cette catégorie, est tenu en déconsidération ; tout un système, qui n’est pas décrit, est cependant mis en place, rendu par les participes ἐκδεχόμενοι, ὑπολαμβάνοντες, περιπλέκοντες : étapes de la transformation de l’oracle qui en ressort tout artificiellement paré. McLeod dans un article sur les « oral bards193 in Delphi » (1961) part du constat fait par l’édition anglaise Parke et Wormell de 1956 : de nombreuses réponses attribuées à Delphes nous sont parvenues, sur lesquelles plus de 170 sont écrites en hexamètres (base de l’énoncé oraculaire) ; les autres sont en trimètres iambiques ou en distiques élégiaques. La plupart des expressions, voire certains vers, sont empruntés majoritairement à Homère ou quelquefois à Hésiode. La formule qui se répète devient une caractéristique de l’énoncé oraculaire. Il en conclut que ces vers devaient être, à l’origine, composés essentiellement à l’oral, moyen mnémotechnique propre à la poésie. De là, McLeod en vient à postuler la présence de bardes au service de Delphes, affirmant : « Apparently in ancient Greece the bardic art was related to the mantic art ». Et ainsi les oracles devaient être improvisés en présence du consultant : « The technique of oral verse composition makes this improvisation intelligible. »

Selon une autre tradition, le temple a eu officiellement à sa disposition des versificateurs qui auraient pu donner une forme hexamétrique aux prophéties ; dans ce cas les poètes font partie du personnel, mais rien ne le certifie et nous n’en avons aucune preuve ; le seul témoignage d’un Plutarque qui emploie la formule ἐπικάθηνται περὶ τὸ χρηστήριον ne laisse aucun doute sur leur statut précaire : ils sont en dehors du temple, dans la périphérie, en position d’attente pour proposer leurs services à ceux qui le veulent bien ; sans doute existe-t- il une relation entre « barde » et προφήτης au sens d’interprète. En somme, le poète est-il aussi le prophète ou bien est-il indépendant ou bien est-il employé par le sanctuaire ?

Il est toutefois possible d’imaginer la présence de ces poètes sur le sanctuaire au même titre que les guides que nous verrons un peu plus tard proposer leur aide aux consultants, désireux d’emporter avec eux un témoignage soigné de la parole d’Apollon. On trouve cette référence dans l’Encyclopédie du XVIIIème siècle (article oracle de Delphes), où Jaucourt

signale que, parmi les ministres du dieu Apollon, à Delphes, «se distinguaient ceux qu’on nommait προφῆται. Ils avaient sous eux des poètes, qui mettaient les oracles en vers, car il n’y a eu que de courts intervalles de temps où on les rendit en prose ». Jaucourt qui définit d’abord l’oracle comme « la volonté des dieux annoncée par la bouche des hommes », s’engage ensuite dans un long commentaire sur la pertinence des oracles, sur leur caractère « démoniaque » au sens socratique du terme194, citant Eusèbe qui rapporte dans son œuvre les

193 Le terme anglais de bards, que l’on traduit par bardes est connoté par la tradition gaëlique des poètes

professionnels (employés dans les cours royales ou les châteaux pour chanter les ancêtres).

194 Le démon socratique est cette part divine qui accompagne sereinement et favorablement l’homme dans ses

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recherches et les commentaires d’Oenomaos195. Quand il en vient à évoquer les employés des sanctuaires, qu’il appelle les « officiers de l’oracle », il cite les poètes « qui habillaient en vers les oracles rendus en prose »196. Il fait aussi allusion à ce qui a, selon lui, assuré le succès des

oracles, c’est-à-dire « l’ambiguïté des réponses, et […] l’art qu’on avait de les accommoder à tous les événements qu’on pouvait prévoir », autant dire que nous aurions affaire à des techniques de création artistique, la poésie, la devinette197, les artifices divers qui permettent d’accorder aux oracles un statut d’œuvre littéraire. Quand il cite des oracles dans leur traduction française, mais il le fait rarement, il cite un texte fini, avec ses propres caractéristiques, qui se résument pour lui à l’ambiguïté. On voit comment dépouillé de tout son contexte culturel, historique et religieux, l’oracle est réduit à peu de chose.

Un oracle apporte une preuve de ce que les poètes pouvaient créer : le légendaire Epiménide, désireux de vérifier la justesse du mythe de l’ὀμφαλός, se rendit à Delphes pour interroger le dieu dont la réponse nous est inconnue, mais Plutarque dans son essai sur la disparition des oracles (περὶ τῶν ἐκλελοιπότων χρηστηρίων, 409E) raconte comment le sage crétois en composa un pastiche en vers :

ὕστερον δὲ χρόνῳ τὸν Φαίστιον Ἐπιμενίδην ἐλέγχοντα τὸν μῦθον ἐπὶ τοῦ θεοῦ καὶ λαβόντα χρησμὸν ἀσαφῆ καὶ ἀμφίβολον εἰπεῖν· οὔτε γὰρ ἦν γαίης μέσος ὀμφαλὸς οὐδὲ θαλάσσης· εἰ δέ τις ἔστι, θεοῖς δῆλος θνητοῖσι δ’ ἄφαντος. (PW14) [On raconte] qu’Epiménide de Phaistos, plus tard, interrogeant le mythe auprès du dieu et ayant reçu un oracle obscur et ambigu dit:

Oui, ni sur la terre ni sur la mer, il n’y a un ombilic central ; s’il y en a un, il est connu des dieux, mais caché aux mortels.

1.5.2.2 Le guide (περιηγητής)

Plutarque, dans l’essai sur les oracles de la Pythie, porte témoignage de l’existence de guides, spécialisés dans la visite du sanctuaire delphique. Il met en scène le jeune Diogénianos, accompagné de quatre amis, Philinos, qui rapporte l’anecdote, Boéthos, Sarapion et Théon, pour lesquels est organisée une visite de Delphes ; nous suivons leur itinéraire, en assistant à leur conversation animée sur les pratiques oraculaires de l’époque et des temps passés. La visite se fait, commentée par deux guides que Flacelière, dans sa présentation des Dialogues Pythiques198, désigne comme des « comparses », ce qui semble

inexact, vu le rôle de premier plan qu’ils jouent dans cette visite. D’ailleurs le récit commence avec eux, qui entraînent pour ainsi dire les visiteurs dans un voyage au cœur du sanctuaire apollinien ; la connaissance que nous avons de la topographie delphienne nous permet de

195 « Eusèbe nous dit que six cents personnes d’entre les païens avaient écrit contre les oracles, et nomme entre

autres un certain Oenomaüs, dont il nous a conservé quelques fragments, dans lesquels on voit cet Oenomaüs argumenter sur chaque oracle, contre le dieu qui l’a rendu, et le prendre lui-même à partie. »

196 On remarque que le verbe « habiller » reprend la métaphore artisanale de Plutarque (407B), quand il évoque

l’habillage des oracles en vers et en rythmes.

197 Ce qui semble justifier pourquoi le terme de γρῖφος est aussi habilité à définir un oracle.

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suivre avec exactitude les grandes lignes de cette visite guidée (Sur les oracles de la Pythie, 395A) :

Ἐπέραινον οἱ περιηγηταὶ τὰ συντεταγμένα, μηδὲν ἡμῶν φροντίσαντες δεηθέντων ἐπιτεμεῖν τὰς ῥήσεις καὶ τὰ πολλὰ τῶν ἐπιγραμμάτων.

Les guides récitaient leur leçon de bout en bout et nous avions beau les prier d’écourter leurs tirades et la plupart des inscriptions, ils n’en tenaient aucun compte.

Chaque fois que la conversation des promeneurs s’interrompt, les guides reprennent leur travail (396C):

Ἐκ τούτου γενομένης σιωπῆς, πάλιν οἱ περιηγηταὶ προεχειρίζοντο τὰς ῥήσεις· χρησμοῦ δέ τινος ἐμμέτρου λεχθέντος, […]

Là-dessus le silence se fit et les guides reprirent le fil de leur tirade ; comme ils citaient un oracle en vers […]

On prend de temps en temps en pitié les guides et on leur laisse accomplir leur travail, comme cette remarque de Théon (397D) :

[…] δοκοῦμεν ἐπηρείᾳ τινὶ τοὺς περιηγητὰς ἀφαρεῖσθαι τὸ οἰκεῖον ἔργον· ἔασον οὖν γενέσθαι τὸ τούτων πρότερον […] […] on dirait que, par quelque machination, nous éloignons les guides de la tâche qui est la leur. Laisse-les donc d’abord accomplir leur rôle […]

Au fil des étapes, devant les monuments érigés dans l’enceinte du temple, les promeneurs posent parfois des questions aux guides, comme des touristes modernes le feraient aussi bien (400DE):

Ἐκ τούτου τοὺς περιηγητὰς ὁ Σαραπίων ἤρετο τὶ δὴ τὸν οἶκον οὐ Κυψέλου τοῦ ἀναθέντος ἀλλὰ Κορίνθιων ὀνομάζουσιν. Là-dessus Sarapion demanda aux guides pourquoi ce Trésor portait non pas le nom de Cypsélos, qui l’avait dédié, mais celui des Corinthiens.

Un peu plus loin, la visite reprend ainsi (400F):

[…] τὸν Ἀκανθίων καὶ Βρασίδου παρελθοῦσιν οἶκον ἡμῖν ἔδειξεν ὁ περιηγητὴς χωρίον, ἐν ᾧ Ῥοδώπιδος ἔκειντό ποτε τῆς ἑταίρας ὀβελίσκοι σιδηροῖ, […]

À nous qui étions passés à côté du Trésor des Acanthiens et de Brasidas, le guide nous montra l’endroit où se trouvaient les broches de fer de la courtisane Rhodopis, […]

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Parfois les guides interrompent le fil de la discussion des amis en commentant certains propos et c’est la dernière intervention précisée des guides (401E) :

Ἐκεῖνο δ’ οὐ λέγεις, εἶπεν ἅτερος τῶν περιηγητῶν, ὅτι Κροῖσος ἐνταύθα καὶ τῆς ἀρτοποιοῦ χρυσῆν εἰκόνα ποιησάμενος ἀνέθηκε.

Il est une chose que tu ne dis pas, dit l’un des guides : c’est qu’ici Crésus fit faire en or la statue de sa boulangère et la consacra.

Ainsi donc, il y avait bien des personnes qui exerçaient habituellement le métier de guides, τὸ … ἔργον (Plutarque, 397B), entraînant les visiteurs à travers les monuments déjà célèbres à l’époque de Plutarque, διὰ τῶν ἀναθημάτων (394 E), en suivant un itinéraire tout tracé, comme stéréotypé, qui depuis l’entrée située au sud-est, ἀπ’ ἐκείνων γὰρ ἦρκτο τῆς θέας (395B), conduisait les promeneurs, simples visiteurs touristes ou pèlerins en consultation, ou les deux à la fois, le long de la Voie Sacrée jusqu’à la terrasse du temple. Les guides expliquaient ainsi l’histoire des monuments, commentaient les sculptures, déchiffraient les dédicaces ; les propos, ῥήσεις, qu’ils tenaient plus ou moins longs évoquent inévitablement les λόγοι que Pausanias raconte quelques décennies plus tard à propos des monuments qu’il a visités. Il fait souvent allusion dans la Périégèse aux guides qu’il a rencontrés au cours de ses voyages et qu’il appelle, quant à lui, ἐξηγηταί199. D’ailleurs la visite détaillée que propose Pausanias de Delphes suit à peu près l’ordre choisi par Plutarque et l’idée lui en a été sans doute suggérée par la lecture de ses œuvres, mais on peut supposer, vu le nombre considérable de détails absents chez Plutarque, que Pausanias fut un visiteur plus attentif que Diogénianos et ses amis.

Il faut se demander rétrospectivement si cette catégorie professionnelle existait déjà du temps d’Hérodote. Selon Crahay, l’historien aurait bénéficié de sources orales et écrites pour alimenter ses citations d’oracles : il est impossible de savoir avec exactitude s’il s’est rendu sur le site même, et une fois de plus on est obligé de faire confiance aux propos tenus dans tel ou tel passage de ses Histoires. L’écrivain serait quand même bien tributaire des récits des Delphiens – ces Delphiens seraient-ils les guides ? -, des traditions locales ou d’élaborations partisanes impossibles à vérifier. Il avoue lui-même (comme nous l’avons déjà évoqué) qu’il a eu ses informations par Delphes même (1.20) :

Δελφῶν οἶδα ἐγὼ οὕτω ἀκούσας γενέσθαι. Quant à moi, je sais que cela s’est passé ainsi pour l’avoir entendu des Delphiens.

La présence explicite du sujet ἐγώ, la relation établie implicitement par un contact direct de bouche à oreille - ἀκούσας - et la connaissance - οἶδα - semblent mettre en valeur la véracité

199 Pausanias (10.28.7) dit à propos de Delphes : δαίμονα εἶναι τῶν ἐν Ἅιδου φασὶν οἱ Δελφῶν ἐξηγηταὶ τὸν

Εὐρύνομον, καὶ ὡς τὰς σάρκας περιεσθίει τῶν νεκρῶν, μόνα σφίσιν ἀπολείπων τὰ ὀστᾶ. Les guides de Delphes assurent que cet Eurynomos est un des génies infernaux dont la fonction est de dévorer la chair des morts et de ne leur laisser que les os.

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des renseignements obtenus. De là à savoir de quelles sources précises il s’agit, rien ne l’indique proprement.

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