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L’oracle lu ou comment cette transformation explique le devenir littéraire de l’oracle

Les oracles : étude pragmatique de leur production et de leur réception

1.6 Les conséquences de ces transformations

1.6.2 De la parole orale à la parole écrite

1.6.2.2 L’oracle lu ou comment cette transformation explique le devenir littéraire de l’oracle

En conclusion des recherches des pages précédentes peut s’établir une première classification des oracles écrits, ou du moins transmis par l’écriture, montrant pourquoi l’oracle, qui a d’abord servi en tant que réponse divine et expression de la volonté d’un dieu après qu’un homme l’eut interrogé, devient un texte original, sui generis, par sa formulation et par la diffusion qu’on en a fait.

Il a existé des inscriptions d’oracles : elles sont peu nombreuses sur pierre et l’épigraphie delphienne est pauvre en témoignages de cette sorte. D’ailleurs le corpus delphique de Parke et Wormell en recense une quarantaine208, parmi lesquelles les oracles concernés ne sont pas

tous présentés verbatim, car certaines inscriptions ne les comportent que de façon fragmentaire, et le plus souvent sous forme de citation ou de simple allusion.

Voici comment on peut les analyser en les classant selon des critères qui concernent la requête faite au dieu, le contenu et la façon dont l’oracle est rapporté. Les questions posées au dieu de Delphes et consignées de manière plus ou moins précise dans l’inscription sont la plupart du temps relatives à des préoccupations religieuses : culte d’un dieu ou d’une déesse, rituel à respecter, sacrifices et offrandes à accomplir. Trois exemples sont présentés. Un oracle s’adresse aux Athéniens ; l’inscription (IG, I², 80) concerne sans doute une question qui n’y est pas mentionnée, mais que l’on peut déduire de la décision prise par Apollon :

[τά]δε ὁ Ἀπόλλων ἔχρησε [λώιον εἶναι καὶ ἄμεινον ἀ]μφιεννύουσιν τὸν πέπλον [τῆς θεοῦ καὶ προθύουσιν Μοί]ραις, Διὶ Μοιραγέτηι, Γῆ[ι…] (PW124)

Apollon fit savoir par son oracle qu’il est préférable et avantageux qu’ils habillent la déesse de son péplos et qu’ils rendent un sacrifice aux moires, à Zeus qui dirige le Destin, à la Terre, […]

Un autre oracle (IG, I², 76), qui s’adresse encore aux Athéniens, est relatif à une offrande de primeurs fruitières qu’ils doivent faire aux déesses d’Éleusis :

ἀπάρχεσθαι τοῖν θεοῖν τοῦ καρποῦ κατὰ τὰ πάτρια καὶ τὴν μαντείαν τὴν εγ Δελφῶν Ἀθηναίους (PW164)

que les Athéniens offrent les premiers fruits aux deux déesses selon les rites des ancêtres et l’oracle qui vient de Delphes

208 Les références sont PW124, PW164, PW165, PW260, PW262, PW277, PW278, PW279, PW280, PW281,

PW285, PW335, PW336, PW338, PW340, PW341, PW342, PW343, PW346, PW347, PW348, PW349, PW350, PW351, PW378, PW379, PW380, PW381, PW382, PW408, PW426, PW427, PW437, PW457, PW459, PW460, PW466, PW467, PW471 ; il est à signaler que les inscriptions portant le classement PW338, PW379, PW380, PW381, PW382, PW406, PW467 et PW471 comportent des oracles entiers en vers, que nous étudierons plus particulièrement dans la troisième partie de notre étude.

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Un troisième oracle (L. Robert, Études Épigraphiques et Philologiques, Paris, Champion, 1938, p. 293 sqq) rappelle la nécessité d’entretenir les autels du culte, et l’on sait l’importance que ces derniers revêtent dans l’implantation d’un lieu oraculaire :

ἐπειδὴ ὁ θεὸς ἀνεῖλεν λώιον καὶ ἄμεινον εἰναι τῶι δήμωι τῶι Ἀχαρνέων καὶ τῶι δήμωι τῶι Ἀ[θ]ηναίων οἰκοδομήσασι τοὺς βωμοὺς το[ῦ] Ἄρεως καὶ τῆς Ἀθηνᾶς τῆς Ἀρείας ὅπως [ἂ]ν ἔχηι Ἀχαρνεῦσιν καὶ Ἀθηναίοις εὐσ[ε]βῶς τὰ πρὸς τούς θεούς (PW281)

après que le dieu eut répondu qu’il était préférable et avantageux au dème des Acharniens et au dème des Athéniens qu’ils bâtissent les autels d’Arès et d’Athéna la Guerrière, afin que les Acharniens et les Athéniens traitent pieusement les affaires des dieux.

Ces trois exemples permettent de comprendre le fonctionnement de l’inscription oraculaire : seul le contenu est pris en compte, puisque c’est l’essentiel que de considérer la volonté du dieu, sans que soit consignée avec précision la parole. Une fois de plus, il semble bien possible de tirer deux conclusions de cet état des choses. Tout d’abord, les Anciens attachaient moins d’importance à la lettre qu’à l’esprit et contrairement aux modes de pensée des religions monothéistes, le verbe divin n’est pas sacré, ni propre à être figé dans une formulation sacramentelle ; ensuite il était notoire dans l’esprit des Grecs de l’Antiquité que les oracles n’étaient pas la parole du dieu, puisqu’ils avaient été remaniés, comme nous l’avons vu précédemment, dans le sein même du sanctuaire ou dans ses parages.

Ce qui frappe dans ces inscriptions, c’est aussi le retour presque exclusif de la question alternative, qui repose sur le choix à faire entre deux solutions que l’on propose au dieu : ἔχρησε ὁ θεὸς ἔσεσθαι λῶιον καὶ ἄμεινον, c’est-à-dire « le dieu fit connaître par son oracle qu’il serait préférable et avantageux de… » ; l’emploi fréquent des deux comparatifs proches par le sens et en quelque sorte répétitifs et du futur de détermination renforce à la fois l’assurance du consultant qui se fie au dieu et les compétences divines, capables de rendre un oracle pertinent209.

Enfin, il est intéressant de constater la variété des verbes et des expressions prépositives qui introduisent l’oracle en question, comme pour se mettre sous la protection officielle du dieu prophète : ἔχρησε est le verbe le plus fréquent qui correspond bien à la connotation oraculaire et qui se retrouve dans un petit ensemble d’oracles210 ; ἀνεῖλεν est pourvu d’une

connotation de prescription et d’ordre impératif dans deux oracles (PW165 et PW 281) ; εἶπεν est présent une seule fois dans un oracle adressé aux Athéniens et marque la seule source possible de l’oracle : Φοῖβος… Δελφοὺς ναίων… (PW466). Des expressions prépositives peuvent remplacer ces verbes : la formule κατὰ χρησμὸν est de loin le plus fréquente et la

209 C’est le cas des oracles PW260 : ἔχρησεν ὁ θεὸς Χαλκιδεῦσι κ]αὶ Φιλίππωι λῶ[ι]όν τε κα[ὶ ἄμει]νον εἶμεμ

φίλους τε καὶ [συμμάχους γίνεσθαι κατὰ τὰ ὡμο]λογημένα ; PW262 : εἰ λῶον καὶ ἄμεινον τῶι δήμωι τῶι Ἀθηναίων ; PW285 : καὶ ἐπερέσσθαι τὸν θεόν εἰ λῶον καὶ ἄμεινον τῶι δήμωι τῶι Ἀθηναίων ποιησαμένωι τὸς κόσμους ἱεροὺς τῆι Ἀρτέμιδι μείζονας ; PW347 : χρηστηριάζει τάδε πρὸς τὴν ἐρώτησιν λώιον εἴμεν ἄμεινον ; PW460 très endommagé et dont il ne reste pratiquement que la formule : λῶον καὶ ἄμεινον.

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mieux représentée, avec une variante qui remplace χρησμὸν par μαντείαν211. La formule qui utilise la préposition παρά se présente sous des formes variées :

- κατὰ χρησμὸν Ἀπόλλωνι Πυθίωι (PW340) - καὶ νῦν ποτειληφὼς χρησμὸν παρὰ τοῦ θεοῦ (PW346) - τὴμ βούλησιν τοῦ θεοῦ τὴν κατὰ τὸν χρησμόν (PW378) - κατὰ τὸν ἐκ Δελφῶν χρησμόν (PW426) - οἱ πεμφθέντες εἰς Δελφοὺς κατὰ τὴν μαντείαν τοῦ θεοῦ (PW457) - κατὰ χρησμὸν τοῦ Πυθίου θεοῦ (PW459)

Une autre formule emploie la préposition διά pour marquer l’entremise du dieu prophète, responsable de l’oracle donné :

- ὃ συνέστησαν διά τε τῶν χρησμῶν τῶ Ἀπόλλωνος τῶ ἐν Δελφοῖς καὶ ἐν Διδύμοις (PW348)

- κατακολουθοῦντες τοῖς τοῦ Ἀπόλλωνος χρησμοῖς δι’οὓς καὶ τοῖς ἀγῶσιν τοῖς τοῦ Ἀπόλλωνος τοῦ Πυθίου (PW349)

Dans le même ordre d’idée, mais sans que soit employé un verbe, il est rappelé que des messagers ont été envoyés à Delphes pour interroger le dieu ce que rendent les termes : ἐρώτησιν et ἐπερώτησιν, comme par exemple

- χρηστηριάζει τάδε πρὸς τὴν ἐρώτησιν (PW347)

- ἀπεστάλμεθα εἰς ἐπερώτησιν τοῦ θεοῦ (PW437)

On connaît les oracles recueillis dans les livres des chresmologues, sources d’interprétations diverses plus ou moins reconnues : aucun de ces livres de spécialistes n’a bien entendu été conservé, car ces documents étaient fragiles, n’étant pas inscrits sur de la matière pérenne comme la pierre. Mais il est possible de s’en faire une idée assez exacte de deux manières, d’abord en les rapprochant des textes d’oracles latins, comme les Livres

Sibyllins, ensuite en les déduisant des parodies qui les reconstituent soit dans la comédie du

Vème siècle avant J. C., soit dans la satire de Lucien, le Pseudo-Alexandre.

Sont enfin mieux connus les oracles rassemblés dans des œuvres de dimension plus ou

moins littéraire ; ils se présentent soit sous forme de recueils dont on a conservé certains (que

nous étudierons dans la deuxième partie de cette recherche), soit sous forme de citations

éparpillées dans de nombreuses œuvres littéraires sur plusieurs siècles de l’Antiquité.

Tout le matériel est en place pour comprendre comment les catalogues d’oracles sont apparus et quelles fonctions ils peuvent endosser. Par l’entremise de l’écriture, et plus spécifiquement des écrivains, on arrive à comprendre la constitution des recueils oraculaires. L’écriture, en effet, a joué un rôle considérable dans la diffusion des textes oraculaires et plus particulièrement des textes delphiques ; la vogue de ces énoncés ne s’est pas perdue, et a même perduré jusqu’à nos jours, pour des raisons certes bien différentes de celles de l’Antiquité. La preuve en est des publications récentes sur l’état de ces oracles, et même la

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réédition de corpus propres à l’histoire de Delphes : ne citons que deux exemples, mais bien significatifs d’une sorte de mode delphique, Savignac en 1989 - 2002 et Juul en 2010.

Il faut donc considérer les apports de l’écriture dans la sphère du sacré ; elle fixe, conserve, transmet, assure la pérennité à une parole éphémère, en partie par les inscriptions, en partie par l’archivage et la compilation, en partie par la citation. Elle est, comme le déclare Champeaux (1997), conservatrice et conservatoire à la fois, d’abord en fixant une parole éphémère et fugace, puis en régulant le discours des dieux ; en transcrivant ce discours en formules définitives, sous forme d’oracles, elle le rationalise, lui faisant gagner en cohérence ce qu’il perd en improvisation et en spontanéité . Et c’est bien le cas de Delphes, si toutefois est admise la tradition du délire de la Pythie ; des phrases incohérentes s’échappent de sa bouche, mais se transforment en sentences calmement composées dans un bureau et reportées ensuite sur de la pierre, du bois, peut-être du métal (comme à Dodone), ou du matériau fragile comme le parchemin ou le papier.

Mais, comme l’ont fait certaines recherches sur la langue des oracles, il est possible de reprocher à cette même écriture d’affadir en quelque sorte la parole oraculaire, qui, alors dépouillée de tout intérêt sacré, devient un objet de curiosité intellectuelle ; le propre de la seconde partie de cette étude, qui portera plus spécifiquement sur l’état des recueils d’oracles delphiques, sera de montrer comment deux types d’écriture ont pu mener à la constitution des catalogues étudiés :

 une écriture archiviste qui se confine dans la seule fonction de l’archivage,

 une écriture sacrée qui est vraiment et seulement archivage et transmission de la parole du dieu prophète.

Oracle de la parole, et essentiellement de la parole, Delphes devient par la constitution des recueils de ses productions oraculaires, oracle de l’écriture, une écriture littéraire, digne d’études et de commentaires à la fois stylistiques et rhétoriques. On retrouve par ce biais les conclusions de la recherche de Goody212 sur ce que l’écriture apporte aux textes, une

transformation telle que ceux-ci acquièrent non seulement le statut de l’œuvre à lire et lue, mais aussi celui de l’œuvre à analyser et à commenter ; cela nous amène à distinguer des textes sur lesquels exercer une démarche métalinguistique. La langue écrite permet cette décontextualisation nécessaire ; le texte écrit encourage les commentaires écrits, oraux aussi, sur les trois niveaux que sont le contenu, la structure et la langue213.

212 Pouvoirs et savoirs de l’écrit (2007 : 56) : « L’intervention du prêtre n’est pas intrinsèquement liée à

l’utilisation d’un texte rituel, mais si le service est écrit, et si l’écriture sans être nécessairement le monopole de la prêtrise, est néanmoins restreinte dans sa pratique, et si le verbe divin exige une interprétation à cause de ses mystères, alors il est probable qu’un spécialiste devienne le médiateur de la parole divine écrite, du moins jusqu’à ce que la littératie ne se répande. »

213 Il s’agira désormais de montrer que dans la langue du sanctuaire delphique il existait une parole d’Apollon, en

tant qu’acte individuel de volonté et d’intelligence, révélant la spécificité de ce culte et de ce dieu. Voir de Saussure, Cours de linguistique générale, 1916.

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