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Le recueil de Savignac et l’anthologie de Yourcenar

Les recueils d’oracles delphiques : étude systématique de leur constitution et de leur

2.1.1 Les recueils du XX ème siècle

2.1.1.4 Le recueil de Savignac et l’anthologie de Yourcenar

Un premier constat est qu’il n’existe pas de catalogue d’oracles delphiques qui soit édité en langue française, mis à part le petit ouvrage de Savignac intitulé simplement Les oracles de

Delphes et constitué d’un ensemble de textes choisis, traduits et commentés : l’origine en est

la lecture de l’œuvre de Parke et Wormell, dont la numérotation des oracles et la division en périodes historiques ont été conservées. Cependant les choix sont réducteurs, même dans l’édition la plus récente de 2002, puisque des 615 références faites par la publication anglaise, seules 131 sont citées dans la première édition et 250 dans la seconde233. La seconde édition

est augmentée d’un chapitre consacré aux « récréations », c’est-à-dire aux diverses pratiques oraculaires qui vont de la Bible à Nostradamus, ce qui dénature la portée strictement scientifique de l’ouvrage, s’il dit s’intéresser, comme le suggère le titre général, aux oracles de Delphes. Isolés dans un ensemble dépourvu de commentaires, les oracles semblent être considérés comme des textes étranges, sans contexte historique ou culturel, car ils ne sont éclairés, à la différence des publications anglaise ou américaine, d’aucun appareil critique complet. Ainsi on confond facilement oracle conservé sous une forme versifiée ou non et oracle paraphrasé. Lorsque Parke et Wormell citent l’oracle adressé aux habitants d’Épidaure (PW10), ils précisent qu’on le retrouve sous une forme rapportée indirectement chez Hérodote (5.82.1), et que le texte originel est inconnu ; comparons ainsi le corpus PW et le corpus Savignac.

Parke et Wormell, oracle 10 Savignac, oracle 10 10

ENQUIRER. The Epidaurians. ENQUIRY. For a remedy for a famine.

EVIDENCE. Hdt. 5, 82, 1. Ἐπιδαυρίοισι ἡ γῆ καρπὸν οὐδένα ἀνεδίδου περὶ ταύτης ὧν τῆς συμφορῆς οἱ Ἐπιδαύριοι ἐχρέωντο ἐν Δελφοῖσι. ἡ δὲ Πυθίη σφέας ἐκέλευε Δαμίης τε καὶ Αὐξησίης ἀγάλματα ἱδρύσασθαι καί σφι ἱδρυσαμένοι ἄμεινον συνοίσεσθαι. Cf. Paus . 2, 30, 4. Sch. Aristid. 216 and 598.

Herodotus appears to indicate the latter half of the seventh century B.C. as the supposed date of this response.

10. Les Épidauriens. Pour un remède à la famine.

Δαμίης τε καὶ Αὐξησίης ἀγάλματα ἱδρύσασθαι καί σφι ἱδρυσαμένοι ἄμεινον συνοίσεσθαι.

D’élever des statues à Damia et à Auxésia et qu’après les avoir élevées les choses iraient mieux.

HÉRODOTE 5, 82, 1.

233 La seconde édition correspondrait donc à l’état réel de conservation des textes oraculaires, puisque nous

avions déjà noté que sur les 615 références, seules 252 sont des oracles conservés en tant que tels, et non paraphrasés. Cependant, Savignac insère aussi dans cet ensemble des paraphrases.

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La présentation de Savignac, qui oublie de mentionner le texte complet d’Hérodote, laisse penser, à sa façon de présenter l’oracle, qu’il est conservé dans cette forme, alors qu’il n’est qu’une transposition dans un récit, sous la forme d’une proposition infinitive dépendant du verbe ἐκέλευε. Le recueil semble alors artificiel, comme si les textes oraculaires avaient été créés facticement, alors qu’ils font partie d’une histoire et d’une culture. On ne comprend donc pas suffisamment bien le but de cette publication partielle : faire connaître des textes rares ? Choisir pour des raisons indéterminées des textes classés abusivement sous la rubrique de « lyrique oraculaire » ? Traduire des textes en fonction de l’originalité des énoncés ? Les deux recueils, l’ancien comme le plus récent, se terminent par le fameux oracle de Julien (PW476), celui qui déclare en quelque sorte la mort du dieu Apollon : Savignac a-t-il voulu jouer sur une théâtralisation, comme si, en désespoir de cause et par un effet singulier de déterminisme, tout était alors fini ? Or la collection anglaise de Parke et Wormell nous apprend que cet oracle n’est pas le dernier d’une longue liste, puisqu’il est classé au numéro 476 sur les 615 références. Il est alors permis de douter du bien-fondé scientifique du recueil de Savignac, bien qu’il respecte l’intégralité des énoncés oraculaires empruntés à l’œuvre des deux chercheurs anglais.

Il semble cependant que les traductions, même si elles sont approximatives, épousent et traduisent, à leur manière, la langue mystérieuse, voire simplement poétique des textes oraculaires : ainsi des effets de style sont voulus, rendus par des expressions qui rappellent les constructions poétiques : les βαλανηφάγοι ἄνδρες de l’oracle 31 sont rendus par « les hommes mange-glands » ; dans le même oracle Τεγέην ποσσίκροτον devient en français « Tégée frappée-des-pieds », avec l’utilisation des traits d’union qui créent un néologisme ; la Λιβύην μηλοτρόφον de l’oracle 41 se traduit par la « Libye éleveuse d’ouailles », où le terme de l’ancien français reprend sa valeur originelle de moutons ; « Myscellos courte-échine », Μύσκελλε βραχύνωτε de l’oracle 45, reçoit une épithète à connotation médiévale, de même que Crésus se transforme dans l’oracle 54 en un « Lydien pieds-délicats », Λυδὲ ποδαβρέ. Dans une anthologie consacrée à la poésie grecque, La couronne et la lyre, Yourcenar s’intéresse aussi aux textes oraculaires, dans deux chapitres intitulés « La poésie des oracles (delphiques) » et « Hymnes orphiques, chants dits sibyllins et derniers oracles ». Yourcenar ne fait pas œuvre de compilation. Elle dit clairement son intention, proche de celle des peintres d’autrefois, qui dessinant de façon fragmentaire selon l’antique, le faisaient pour mieux s’imprégner des « secrets de [cet] art ». Un désir de se faire plaisir, « une traduction faite pour soi seul » (1979 : 9), expliquent sans doute le choix très restreint des oracles retenus, cinq en tout pour Delphes et cinq aussi pour les autres types d’oracles en vogue dans l’Antiquité. Yourcenar retient donc très peu de textes - dans l’esprit des florilèges - qu’elle dit emprunter à la tradition littéraire, sans présenter le caractère prophétique de ce genre : les oracles de Crésus, célèbres dès l’Antiquité pour leur formulation proche de l’énigme (PW52 et PW53), l’oracle du parjure (PW35) et une admonition (PW591), tout imprégnés de moralisme, comme c’est souvent le cas dans les oracles. Chacun est accompagné d’un titre choisi qui accentue cette impression du « morceau choisi » et de la composition littéraire : « Réponse à Crésus », « Avis à Crésus sur son entrée en campagne », « Remontrances du dieu à un dépositaire infidèle », « Admonition aux pèlerins ». Sans doute cela rappelle-t-il certaines pratiques de l’époque alexandrine, qui, sans toujours faire œuvre de science, apporte des textes variés à la connaissance et au plaisir des élites intellectuelles, comme l’étaient les

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αἴτια de Callimaque. « Des quatre oracles traduits ci-dessous, dit-elle, … on notera qu’aucun

n’est à proprement prophétique. Le premier tient du folklore plus que de la vie réelle ; si une faculté humaine s’y est exercée, c’est en tout cas celle de la clairvoyance télépathique et non du regard sur l’avenir ; Crésus, doutant de l’efficacité de l’Oracle, se serait arrangé pour qu’un ambassadeur se présentât à jour et à heure fixés devant la Pythie chargé de lui demander ce que le roi faisait à cet instant précis dans son lointain royaume ; la Pythie devina que le monarque s’adonnait dans ses appartements à la confection d’un ragoût insolite. Le second, également destiné à Crésus, lui annonce, s’il fait la guerre, la destruction d’un empire, c’est-à- dire, comme l’événement le prouva, du sien. Cette formule ambivalente renferme une leçon de prudence ; elle n’est à aucun degré véritablement prémonitoire. Dans le troisième oracle, Apollon rabroue un consultant, qui, décidé peut-être à tenter le dieu, demandait s’il ne risquait rien à se parjurer pour s’approprier un dépôt. Le quatrième n’est qu’une admonition, probablement influencée par l’idéalisme pythagoricien ; qu’il ait été ou non proféré à Delphes, il témoigne du moralisme éclairé qu’on prêtait désormais au dieu. » (1979 : 103) Yourcenar insiste à la fois sur le caractère dépourvu de sacralité de l’oracle, et sur son énonciation mystérieuse et énigmatique, le rapprochant ainsi davantage de la sentence, de l’aphorisme moraliste, ce qui ne semble cependant pas lui enlever ses qualités de texte poétique, car tout repose sur une langue ramassée, toute intériorisée234. La traduction qu’elle

donne rejoint cette intention de rendre à l’oracle une pureté poétique : ainsi en est-il, par exemple, de la première réponse à Crésus : sans aller jusqu’à un quatrain versifié avec un mètre unique, Yourcenar rend le texte poétiquement plausible par les rimes embrassées qu’elle introduit dans une traduction qui nous éloigne cependant du texte originel, dont elle n’est qu’une interprétation. Cela ne contredit pas d’ailleurs la relation que les Anciens avaient avec l’oracle, car peu importe s’il varie d’une citation à une autre, à partir du moment où le caractère divinatoire est conservé.

J’ai dénombré les grains de sable et les flots ; J’entends ce qui se tait au fond des bouches closes. Je sens très loin d’ici cuire d’étranges choses, Tortue et jeune agneau, au fond du bronze enclos.

Ces deux exemples de Savignac et de Yourcenar ne nous donnent pas satisfaction, quand il s’agit de s’intéresser de façon exhaustive aux textes de l’oracle.

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