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Les oracles : étude pragmatique de leur production et de leur réception

1.1 La divination delphique est une divination par enthousiasme

1.1.2 Les deux principaux enjeux de la divination chresmologique

1.1.2.2 Les enjeux métaphysiques de la divination

Des questions d’ordre métaphysique touchent des domaines variés de la divination et interrogent son influence sur la pensée et la constitution de la pensée grecque : la divination s’intéresse aux trois moments de la ligne chronologique, passé, présent et futur, servant de médiation temporelle entre les moments du temps qui s’écoule ; or la connaissance de l’avenir présuppose sa préexistence et plonge la pensée dans la mise en place d’un déterminisme. Les hommes sont soumis à une force supérieure, que cependant même les dieux ne peuvent maîtriser, ce qui peut constituer un paradoxe, voire une contradiction : comment en effet prédire un avenir, si cet avenir est déjà tout tracé et que rien ne peut le modifier, pas même la volonté d’un dieu ?71 C’est que nous aurions tort de penser à l’aune de

nos propres conceptions : quand un fidèle consulte l’oracle d’Apollon, il ne cherche pas à faire modifier un événement ni à le transformer, il cherche à comprendre comment réaliser le mieux possible ce qu’il désire. Cela explique le fonctionnement des questions posées, fondées sur une alternative entre deux possibilités soumises au dieu, qui guide vers la meilleure des solutions. La réalisation de l’oracle est seulement possible si le consultant a interprété celui-ci de la meilleure façon, ce qui signifie que tout dépend non pas de la volonté ou de la puissance du dieu, mais en grande partie de l’intelligence, du bon sens de celui qui l’a consulté. La

71 Le lien entre le destin irrévocable et les dieux est complexe : si les dieux eux-mêmes sont soumis à cette loi,

cette nécessité que l’on appelle ἀνάγκη, il n’en reste pas moins vrai qu’ils sont les seuls à pouvoir la consulter et se mettre au courant de ce qui est décidé. Voir le traité de Plutarque sur le destin Περὶ εἱμαρμένης (568B -574F).

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divination prouve ainsi une croyance en une Providence qui serait du côté des hommes, aidés dans les moments difficiles de leur existence par les dieux ; les dieux consultés72 possèdent

une prescience universelle, même s’ils ne peuvent changer le cours du destin, l’ἀνάγκη, cette nécessité qui règle tout. Cela explique pourquoi dans certains oracles est affirmée la croyance en un destin tout tracé73.

Ainsi est marqué aux mortels le terme de leur vie : c’est le destin qui le fixe, comme une règle et une borne qui sont déterminées d’avance ; la formule πεπρωμένον ἐστί74 est

employée dans trois oracles75 comme suit :

κεῖθι δέ τοι θανάτοιο τέλος πεπρωμένον ἐστίν. (PW206) C’est ici que pour toi a été fixé par le destin le terme de ta mort.

[…] τὸ γὰρ πεπρωμένον ἐστίν. (PW381) […] Car voilà ce qui est fixé par le destin.

[…] ὅθι τοι θάνατος πεπρωμένον ἐστί. (PW595) […] où, pour toi, par le destin a été fixée ta mort.

Le contexte d’un autre oracle est intéressant à plusieurs égards ; voici ce que le texte dit :

Νίκην σοι φαίνουσι θεοὶ δι’ ὁδοῖο στενυγρῶν. (PW289) Les dieux t’indiquent la victoire par un chemin étroit.

Rapportée par Oenomaos, que cite Eusèbe (PE, 5.20), cette anecdote qui touche Aristomachos, sur son retour après un combat, est en général interprétée de façon concrète : Aristomachos croit à tort qu’il s’agit d’une voie terrestre, en pensant à une bande de terre étroite, un isthme, qu’il emprunte pour retourner dans son Péloponnèse. Si l’on s’en tient à cette version, on risque d’oublier le fond métaphysique de l’énoncé : remarquons que στενυγρῶν est nominalisé dans une forme de génitif pluriel, introduit par la préposition διά et a pour complément l’autre génitif ὁδοῖο, pour mieux exprimer ainsi ce qui se rapporte, en le caractérisant, à l’étroitesse du chemin de retour vers la terre natale. Métaphoriquement, cette étroitesse symbolise à la fois la subtilité de la langue oraculaire qui laisse toujours planer un doute sur son interprétation, mais aussi la difficulté que l’homme a de s’engager dans son destin, parce que les dieux en sont les maîtres.

C’est ainsi que l’affirment deux autres oracles, l’un très explicite, l’autre plus imagé : le premier (retrouvé dans l’œuvre d’Aélius Aristide, fr. 17) fait de Zeus le maître par excellence du destin des hommes quand il décrit ses pouvoirs et l’autorité qu’il exerce dans l’univers :

Μοῖραν μὲν θνητοῖσιν ἀμήχανον ἐξαλέασθαι,

72 Quand on consulte Apollon, on consulte en réalité Zeus, dont Apollon n’est que le prophète, le porte-parole. 73 Il s’agit des oracles PW206 (vers 5), PW289, PW381 (fin du vers 4), PW577, PW595 (fin du vers 2), PW611. 74 Chantraine (1977 : 928) rattache le participe πεπρωμένον au verbe πορεῖν qui signifie « fournir, accorder,

procurer », en précisant que la formule πεπρωμένον ἐστί signifie : « il est accordé » donc « il est imposé par le destin », avec à l’origine une précision apportée par un complément du type αἴσῃ.

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ἣν ἐπὶ γεινομένοισι πατὴρ Ζεὺς ἐγγυάλιξεν. (PW577) Il est impossible aux mortels d’échapper au destin, que Zeus le père remit entre les mains de ceux qui sont nés.

Il est question d’une hiérarchie très stricte, puisque les mortels, dès leur naissance, sont soumis au destin, cette part des choses, dont la figure est inflexible, impérieuse, quand elle mène tout à sa fin. Mais cette même destinée que Zeus, en sa qualité de maître des dieux, distribue à l’humanité lui est supérieure, puisqu’il n’en est que le passeur, le distributeur. L’inflexibilité de la destinée est marquée dans un autre oracle par une image empruntée au domaine de l’agriculture (Origène, Contre Celse, 8.40) : telle une meule qui moud le grain, telle est la destinée implacable qui moud les existences des hommes, et les conduit à une transformation et une destruction inévitables.

ὀψὲ θεῶν ἀλέουσι μύλοι, ἀλέουσι δὲ λεπτά […]

ἐς παίδων παῖδας, τοί κεν μετόπισθε γένωνται. (PW611) Les meules des dieux broient tardivement, mais elles broient menu menu. […] pour les enfants des enfants, qui naîtront plus tard.

Voilà une conception à la fois rassurante et pessimiste, puisque, si la mort intervient tard, comme si on avait le temps d’y penser (ὀψέ), elle intervient quoi qu’il en soit, par les altérations progressives et inévitables de la vie qui s’écoule (λεπτά).

Le rapport entre le réel et l’au-delà est ainsi clairement établi : les dieux peuvent intervenir dans le monde humain à leur manière et l’au-delà se constitue d’un ensemble de réseaux mystérieux, que la divination explique ou du moins permet de maîtriser. Delphes, par ses oracles, est donc une école de la vie et des préceptes métaphysiques qui contribuent à la comprendre.

1.1.3 La chresmologie apollinienne : une définition à partir

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