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Les oracles : étude pragmatique de leur production et de leur réception

1.4 Qui contribue à la parole d’Apollon ?

1.4.1 La question posée au dieu

1.4.1.3 La formulation des questions

Quel que soit le sanctuaire, les questions posées suivent toujours à peu près le même schéma et confirment l’idée que la divination ne recherche pas la nécessité d’une prédiction, mais plutôt la confirmation d’un conseil, d’une orientation plausible à donner à un moment précis d’une vie, donc le soutien d’un dieu, Zeus ou Apollon.

Les fidèles sollicitent avec bienveillance un dieu, par exemple Apollon, et s’évertuent à obtenir son assentiment pour ce qu’ils demandent, ou du moins à savoir par quels moyens le dieu invite à faire aboutir le projet, qui lui est soumis. Ce trait de caractère est partout présent dans les consultations oraculaires: en effet, dans l’esprit des Grecs de l’Antiquité, peut faire l’objet d’une consultation auprès d’un oracle toute décision, même la plus ordinaire, à partir du moment où elle semble avoir une importance pour celui qui pose la question. Par exemple, avant de faire graver à Delphes le péan qu’il avait composé en l’honneur d’Apollon, le poète Isyllos demande au dieu :

ἢ λωίον οἵ κα εἴη ἀγγραφόντι τὸν παιᾶνα;

Serait-ce mieux pour lui s’il n’inscrivait pas son péan ?

Alors qu’Alexandre était sur le point de mourir, ses compagnons demandent au dieu Sarapis157 s’ils peuvent transporter le roi dans son sanctuaire :

εἰ ἐκκομίσωσιν ἐκεῖ τὸν Ἀλέξανδρον. S’ils doivent emmener là-bas Alexandre.

Et le dieu de répondre qu’il valait mieux laisser Alexandre là où il était. Dans le traité de Plutarque sur les oracles de la Pythie, Démétrios rapporte une question posée à l’oracle de Mopsos par le gouverneur de Cilicie. Ce dernier, voulant mettre à l’épreuve l’oracle, lui fait demander par un de ses affranchis s’il devait lui sacrifier un taureau blanc ou noir. L’anecdote est destinée à prouver l’omniscience de l’oracle, mais la question n’a rien que de très banal. Il semble qu’il y ait pour ainsi dire des recettes pour bien poser la question : pour être efficace, une question doit obéir à un ensemble de règles que seuls sans doute les membres

156 Fontenrose, The cults of the Milesian Didyma, 1933 / Fontenrose, The Delphic oracle , p. 417 – 429,

Catatogue of responses of Didyma / Fontenrose, Didyma. Apollo’s oracle, cult and companions, 1988.

157 Nous tenons à signaler qu’à l’époque alexandrine d’autres lieux oraculaires se répandent, comme celui du

dieu syncrétique Sarapis, en Egypte. Mopsos cité plus bas était un devin réputé, dont le sanctuaire se trouvait sur le territoire de Colophon, en Asie Mineure.

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agréés d’un sanctuaire, des spécialistes, dirons-nous, peuvent mettre en place. Cela explique pourquoi, quelle que soit l’époque, quel que soit le sanctuaire, toutes les questions ont à peu près le même format énonciatif. La formulation exacte de la question détermine la pertinence de la réponse : rappelons ainsi le passage de l’Anabase (Xénophon, 3.1.6-7), quand Socrate réplique à Xénophon qui a demandé à Delphes « à quels dieux il devait sacrifier pour participer avec succès à la campagne de Cyrus » ; il aurait dû, lui dit-il, tout simplement s’enquérir « s’il était avantageux ou non pour lui de partir ».

Ἐλθὼν δ' ὁ Ξενοφῶν ἐπήρετο τὸν Ἀπόλλω τίνι ἂν θεῶν θύων καὶ εὐχόμενος κάλλιστα καὶ ἄριστα ἔλθοι τὴν ὁδὸν ἣν ἐπινοεῖ καὶ καλῶς πράξας σωθείη. Καὶ ἀνεῖλεν αὐτῷ ὁ Ἀπόλλων θεοῖς οἷς ἔδει θύειν. Ἐπεὶ δὲ πάλιν ἦλθε, λέγει τὴν μαντείαν τῷ Σωκράτει. Ὁ δ' ἀκούσας ᾐτιᾶτο αὐτὸν ὅτι οὐ τοῦτο πρῶτον ἠρώτα πότερον λῷον εἴη αὐτῷ πορεύεσθαι ἢ μένειν, ἀλλ' αὐτὸς κρίνας ἰτέον εἶναι τοῦτ' ἐπυνθάνετο ὅπως ἂν κάλλιστα πορευθείη. « Ἐπεὶ μέντοι οὕτως ἤρου, ταῦτ', ἔφη, χρὴ ποιεῖν ὅσα ὁ θεὸς ἐκέλευσεν. »

Xénophon s’y rendit, et demanda à Apollon à quel dieu il devait adresser ses sacrifices et ses prières pour faire de la manière la plus favorable et la plus profitable le chemin qu’il méditait, et pour en revenir sain et sauf, avec le succès. Et Apollon lui indiqua les dieux auxquels il fallait qu’il sacrifiât. Quand il revint, il rapporta l’oracle à Socrate. Mais celui-ci, après l’avoir écouté, lui reprocha de ne pas avoir d’abord demandé s’il était préférable pour lui de partir ou de rester, au lieu de juger par lui-même qu’il devait partir, avant de s’enquérir des moyens de faire son voyage le plus favorablement. « Toutefois, dit-il, puisque c’est ainsi que tu as interrogé l’oracle, il te faut faire tout ce que le dieu t’a prescrit. »

Cette anecdote nous livre l’ensemble des règles qui constituent le viatique du consultant : ne jamais mettre dans l’embarras le dieu auquel on s’adresse, ne pas oublier que le dieu donne des conseils, sans prédire quoi que ce soit, procéder de façon méthodique, en tenant compte des priorités à accomplir. Ainsi Socrate dans cette leçon de rhétorique oraculaire rétablit-il une sorte de plan à suivre ; le projet de Xénophon est un voyage et si l’on réfléchit à la question, il fait envisager les deux options : partir ou rester. Si le dieu répond qu’il est préférable de partir et avalise le voyage, il est possible de lui demander comment se rendre favorable ce départ et à quelles divinités sacrifier. Il existe ainsi trois clefs pour poser la bonne question 158:

 La question de forme totale posée au futur, qui nécessite une réponse tranchée, est généralement la plus fréquente : elle est simple, attend un oui ou un non et donne au dieu l’occasion de ne pas tergiverser ; elle est rapportée dans les textes qui citent les

158 C’est la théorie de Delcourt, qu’elle reprend d’Amandry : voir Delcourt (1955 : 80-81) et Amandry (1950 :

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oracles à la forme interrogative indirecte, régie soit par εἰ suivi du futur, soit par εἰ χρή ou δεῖ. Ce sont les occurrences les plus nombreuses qui ont été conservées (environ 15% du corpus conservé).

 La question τὶ χρὴ πράττειν; implique une plus grande responsabilité de la part du dieu, mais elle est souvent doublée d’une alternative : que faut-il faire, ceci ou cela ? (environ 10%).

 Elle rejoint ainsi la troisième forme de question la plus appropriée, qui l’emporte dans beaucoup de circonstances, considérée comme la plus adéquate, la plus propice et la plus convenable à adresser au dieu. Le projet alternatif se soumet à une décision claire et qui n’appelle en général aucune équivoque ; les éléments de base en sont les comparatifs λώιον καὶ ἄμεινον : est-il préférable et avantageux de … ? (environ 2%). Il est remarquable d’observer, même sur une aussi petite quantité de textes, des constantes, et notamment la récurrence de l’alternative qui laisse au dieu un choix et au consultant la responsabilité de bien comprendre la réponse.

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