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Les oracles : étude pragmatique de leur production et de leur réception

1.4 Qui contribue à la parole d’Apollon ?

1.4.1 La question posée au dieu

1.4.2.3 Un portrait de la Pythie

De nombreux textes ont été écrits, dès l’Antiquité, sur la Pythie173. Rappelons en tout

premier lieu que la Pythie est digne d’être appelée προφῆτις comme le vérifie une inscription, qui s’intéresse au culte d’un certain Artémidore174 :

χρησμὸν ἔπεμψε θεοῦ Δελφοῖσι [προφ]ῆτις ε[…] φράζους’ ἀθάνατον [θε]ιὸν ( ?) ἥρων [Ἀρτ]εμίδωρον.

La prophétesse envoya aux Delphiens un oracle du dieu indiquant que le demi-dieu Artémidore est immortel.

Plutarque précise dans les Oracles de la Pythie (397 C) le rôle du dieu :

φῶς ἐν τῇ ψυχῇ ποιεῖ πρὸς τὸ μέλλον.

Il produit dans son âme la lumière qui éclaire ce qui doit être.

Nous avons vu plus haut que c’est en cela que consiste l’enthousiasme. Jamblique dans les

Mystères de l’Égypte (3.11) décrit ainsi la Pythie qui est illuminée par « le rayon du feu

divin », « remplie de clarté divine », et qui s’accorde à la puissance divinatoire du dieu

173 Voir Hummel, Visages et paroles de la Pythie dans la littérature antique (2011), qui fait un recensement des

principaux écrits portant sur la Pythie.

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Apollon et « devient tout entière la chose du dieu » qui « l’assiste et l’illumine ». Que ce soit chez Plutarque ou chez Jamblique, le lecteur est frappé par le vocabulaire de la lumière et la métaphore du feu qui brûle et éclaire : c’est là une constante qui n’est pas une originalité dans le cas présent, mais confirme cette image prégnante et récurrente d’une Pythie inspirée, prise de l’intérieur, « en-dieuée ». Ce n’est pas un hasard si le nom que l’on donne à la première Pythie Φημονόη, censée être la fille d’Apollon, signifie « celle dont la voix exprime la pensée du dieu ». De l’attitude de la Pythie, de son rôle lors des consultations, du moins à l’époque classique, rien de bien solide n’est su, mais seulement qu’elle communiquait aux consultants les réponses de l’oracle, en somme, selon une tradition bien ancrée, qu’elle devait répéter ce que lui avait dicté le prophète, dont elle n’était plus que le porte-parole. Ainsi s’expliquerait, selon Legrand (1951 : 296-299), qu’elle ait apostrophé de façon quasi improvisée les consultants avant même qu’ils n’aient posé leurs questions, ou encore qu’elle ait donné des réponses en dehors des questions qu’ils étaient venus lui poser : ainsi de Battos venu lui poser une question sur son bégaiement et qui en repart avec un oracle de paternité ! Elle devait avoir des qualités de comédienne : prestance, belle et harmonieuse voix, physionomie expressive, et cela est représenté dans la sobre description qu’en fait Fontenelle, au chapitre XII de la Première Dissertation de son Histoire des oracles : « Quand la Pythie se mettait sur le trépied, c’était dans son sanctuaire, lieu obscur et éloigné d’une certaine petite chambre où se tenaient ceux qui venaient consulter l’oracle. L’ouverture même de ce sanctuaire était couverte de feuillages de laurier, et ceux à qui on permettait d’en approcher n’avaient garde d’y rien voir. » Tout y semble simple, et en même temps mystérieux, comme s’il était nécessaire d’entretenir ce voile de mystère ; une fois de plus, comme vu précédemment, l’imaginaire l’emporte dans ces circonstances. Pourquoi décrire objectivement et de manière scientifique une pratique connue des Anciens et à qui cela pouvait-il bien servir ? Cela, même un Plutarque, prêtre d’Apollon à Delphes, n’a pas cru que c’était nécessaire, voire utile, de le faire. Les dérives vont alors bon train, puisque le matériel manque et que la littérature s’est emparée du personnage, qu’elle a façonné à ses intentions. Ce que l’on peut retenir, c’est que la Pythie parle : tous s’accordent à le dire d’Hérodote à Plutarque et à Chrysostome. Elle n’est cependant pas une prêtresse, au sens strict du terme ; elle est beaucoup plus sans doute, étant donné son statut de porte-parole du dieu Apollon. C’est pourquoi, on la réduit souvent à une voix : Plutarque évoque la voix de la Pythie, harmonieuse, mais sans plus (Sur les oracles de la Pythie, 397A et 405D) et ce serait une erreur que d’en demander plus, comme si tout devait être du spectacle :

[…] Γλαύκης οὐ φθέγγεται τῆς κιθαρῳδοῦ λιγυρώτερον […] sa voix n’est pas plus harmonieuse que celle de Glaukè, la joueuse de cithare

τὴν δὲ τῆς Πυθίας φωνὴν καὶ διάλεκτον ὥσπερ χορικὸν ἐκ θυμέλης […]

Quant à la voix et au langage de la Pythie, (ce serait) comme un chœur de théâtre […]

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C’est pourquoi Plutarque refuse d’idéaliser la voix de la Pythie, qui n’est qu’un intermédiaire. Il n’est nul besoin de théâtre pour croire en la force de la volonté du dieu prophète ; il précise que les oracles n’étaient pas rendus par écrit, mais énoncés oralement de vive voix (Sur les

oracles de la Pythie, 397C); s’il en était autrement, on pourrait soupçonner l’authenticité de la

parole divine et c’est bien de la voix de la Pythie qu’il s’agit :

Οὐ γὰρ ἔστι θεοῦ ἡ γῆρυς οὐδ’ ὁ φθόγγος οὐδ’ ἡ λέξις οὐδὲ τὸ μέτρον ἀλλὰ τῆς γυναικὸς.

Car ce n’est ni la voix, ni le son, ni la parole, ni la forme métrique du dieu, mais de la femme.

Selon Lévêque (site numérique, mars 1995), le nom de la Pythie est équivoque et a pu être interprété comme signifiant tantôt « s’informer, consulter », tantôt « pourrir », par allusion au mythe où Apollon tue le dragon femelle envoyé contre lui par la Terre ; il reprend en cela la thèse de Delcourt (1955 ; voir ci-dessus 1.3.1.1.1.). Peut-être aussi, et c’est sans doute le plus vraisemblable, ce nom n’est-il pas interprétable par le grec et remonterait-il à des populations antérieures installées dans le sanctuaire avant l’arrivée des Grecs dans la péninsule175.

Quand la Pythie prophétise, elle est pour ainsi dire en état de grâce, de réceptivité : elle peut prononcer les paroles que le dieu lui souffle. « Aucune supercherie, à mon sens, affirme Lévêque (mars 1995), dans le mécanisme de cette prise de possession d’une jeune fille – ce sera plus tard une vieille femme – par une force extérieure qu’elle sent monter en elle et que l’on constate dans tant de religions ». Rien cependant dans la forme connue des oracles conservés ne permet de se faire une idée de la Pythie, à part l’emploi vu ci-dessus du pronom de la première personne ; aucune modalisation énonciative qui permette de trahir dans le texte la présence de celle qui prête sa voix au dieu. On est donc bien loin des images d’hystérie qui, sans doute, ne correspondent qu’à un imaginaire soucieux de grand spectacle176 ; on retiendra

finalement cette surprise que ressent la Pythie de Valéry, quand elle se dédouble et se rend compte qu’elle n’est que porte-voix et porte-parole177 : « Qui me parle, à ma place même ? »

Ainsi la Pythie parle, prophétise au nom d’Apollon, dont elle est l’ὄργανον ; elle crie, psalmodie, vaticine, ou au contraire énonce clairement des textes sans qu’il y ait eu au préalable une préparation, sous l’effet de l’inspiration mantique ; elle est donc dans une situation d’échanges directs, parfois non réfléchis : elle est possédée du dieu qui seul la guide et l’inspire. Peu importe si selon Lucain, dans le chant 5 de la Pharsale (v. 169-218), elle est délirante ou si selon Platon et Plutarque, elle est plutôt recueillie et attentive : elle improvise, elle donne ses réponses de façon spontanée, « sous forme de balbutiements, mais en langage clair » (Roux, 1976 : 157). Le rôle de la Pythie n’est donc pas à considérer comme mineur ou secondaire ; de l’avis de Maurizio (1995 : 86), elle endosse même, seule, celui de rendre possible la communication entre Apollon, dieu de la voix et de la phonation, et le consultant,

175 Chantraine (1977 : 953) précise que le toponyme Πυθώ, d’où dérive Πυθία, est sans étymologie claire et que

le rattacher à πύθεσθαι relève d’une étymologie populaire.

176 Dire l’oracle correspond à un moment de profonde réflexion, qui se définit comme un temps calme ; cette

remarque est confirmée par la définition que donne Villani (2000 : 251) de l’inspiration divinatoire : « L'inspiration, en tant qu'incitation et excitation enthousiastes (ce qui n'implique intérieurement aucun affolement compromettant le calme que l'opération doit préserver), met en mouvement, mobilise l'esprit. »

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donc d’établir un lien direct, un dialogue vivant : « To remove the Pythia from the center of this religious drama and deny her agency is to render the spectacle of consulting Apollo incomprehensible. »

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