• Aucun résultat trouvé

Hypothèses sur des recueils qui ne nous sont pas parvenus

Les recueils d’oracles delphiques : étude systématique de leur constitution et de leur

2.2 La tradition antique des archives et des catalogues

2.2.1 Hypothèses sur des recueils qui ne nous sont pas parvenus

Nous pouvons distinguer deux types de méthodes, ou plutôt de régimes, permettant de transmettre à des fins différentes les oracles. Il existe ainsi le régime archivé, qui est le moins bien connu, car il a pratiquement disparu, sauf si l’on considère les inscriptions comme en faisant partie272 ; il consiste à retenir dans le cadre d’archives officielles des textes, et la

démarche est très ancienne, relevant de préoccupations d’intendances à finalités diverses273. La question est d’en comprendre la conception : ces recueils d’archives sont-ils de l’autorité et du ressort des sanctuaires qui en font la commande et promeuvent ainsi leur influence ? Rehm cite ainsi les nombreux secrétaires de Didymes chargés de constituer des archives facilement accessibles274. Le régime catalogué, quant à lui, est peut-être plus connu, car on

en a des exemples dus à la littérature qui a conservé des catalogues ou des corpus. Il existerait donc pour reprendre une note de Suàrez de la Torre (1994 : 202) des oracles dits « de collection » ou « littéraires », quand ils sont enregistrés par un auteur qui les cite.

2.2.1.1 Les recueils des sanctuaires

275

Malgré les recherches et les suppositions faites à ce sujet, on reste frustré de l’absence de réponses fermes et suffisamment crédibles, en ce qui concerne des archives qui ont dû exister dans les sanctuaires ; elles ne sont restituées par l’histoire des textes qu’à la faveur de quelques rares témoignages : s’il en est peu de témoignages, est-ce parce que ces archives n’avaient aucune importance ? Elles devaient pourtant constituer une preuve de la fréquentation du sanctuaire ; elles pouvaient aussi servir de lieu de consultations ultérieures et de recherches276, comme le sont nos propres archives et une fois qu’elles étaient utilisées,

272 Voir l’annexe 3.

273 On peut penser notamment aux archives des palais minoens qui, retrouvées sous forme de tablettes d’argile et

correspondant à l’intendance des palais, ont permis de reconstituer la langue grecque écrite sous forme syllabique (Minoen A et Minoen B).

274 Rehm, Abh. München NF (22), 1944, 48 p. Die groβen Bauberichte von Didyma. 275 Pour les bibliothèques des temples, voir Reifferscheid, Annali dell’Istituto, 1862, p. 112.

276 Nous induisons ce type de consultation des démarches que nous pouvons avoir, nous-mêmes, en consultant

des archives, toute réserve faite des intentions qui peuvent varier d’une époque à l’autre, et d’un individu à l’autre. Rien ne prouve cependant qu’elles étaient ouvertes à tous.

178

était-il besoin de signaler leur présence, dans une civilisation qui n’accordait pas d’importance aux sources des citations ?

Ces archives sont avant tout un lieu de mémoire pour la vie du sanctuaire, un lieu de conservation des consultations. L’archéologie, pourtant bien avancée du site delphique, ne nous a pas permis de découvrir une salle, un emplacement qui aurait pu être celui des archives ; il faut donc se fier aux hypothèses et faire confiance à l’esprit de méthode des anciens Grecs. Là se pose la question de ce qui est conservé ou eût pu être conservé : toutes les consultations, une partie des consultations, les réponses données aux particuliers, quel que soit le sujet de la question, les réponses données aux officiels (cités-États, ambassadeurs des colonies ou des puissances étrangères), réponses et questions ?

Or Delphes277 et son administration possédaient suffisamment de fonctionnaires adaptés à de tels travaux d’archivages pour que cela fût rendu possible : les prytanes ou πρυτάνεις, chargés des questions financières dans le conseil de Delphes et les hieromnémons ou ἱερομνήμονες, membres du conseil de l’Amphictyonie, les nombreux secrétaires chargés de la surveillance du coffre des archives, le ζύγαστρον. Si l’on y conservait les documents de la gestion du sanctuaire, on peut penser que les consultations, soigneusement recueillies, figuraient comme un témoignage de cette même gestion et de l’administration d’un dieu puissant.

L’emploi du cuivre278 et du plomb est connu comme un support de transcription, mais

l’usage des peaux, adoptées notamment par les Ioniens, est significatif : à l’origine, on prenait les peaux des victimes sacrifiées pour transcrire les sentences sacrées et les traités ; les réponses de l’oracle pythique furent notées et recueillies, selon Diels (1890), sur des peaux de moutons, travaillées comme du parchemin. C’est sans doute sous cette forme que l’on peut se figurer les collections des archives delphiques ou celle d’Onomacrite279.

2.2.1.2 Les textes recueillis et emportés par les consultants

De même, nous n’avons pas de traces de ces recueils, de ces traces emportés par les consultants quand ils quittent le sanctuaire : seules des informations données indirectement par tel ou tel écrivain nous permettent d’en avoir quelques idées, sans que rien ne soit définitif. Une trace est encore visible de l’existence d’oracles écrits et accessibles à la lecture dans un fragment des inscriptions grecques (IG II², 1096), sans que l’on sache si c’est une version officielle :

277 Selon Busine, le recueil des oracles commence dans le sanctuaire lui-même : on en est sûr pour celui de

Didymes, dès le IIIème siècle avant J.C. ; deux inscriptions mentionnent un χρησμογράφειον, qui selon toute

probabilité était « the record office of oracular responses » : consultations et reproductions étaient ainsi possibles. Mais on n’a pas de fait semblable à Delphes et à Claros, où la procédure de consultation n’incluait pas le recueil des oracles sur de la matière pérenne (comme les tablettes de plomb de Dodone ou les inscriptions sur pierre de Didymes). On sait que les oracles de Delphes et de Claros étaient plutôt conservés et inscrits dans la cité d’origine des consultants. Mais il est possible que les oracles aient été archivés sur de la matière périssable. Il devait être plus commode pour les compilateurs de se rendre dans les sanctuaires plutôt que de parcourir toutes les cités, pour rassembler leurs recherches.

278On trouve des διφθέραι χαλκαΐ (Plutarque, Questions Grecques, 25).

279 Sur l’emploi des peaux de bêtes, voir Hérodote, 5.58. Diodore de Sicile, 2.32. La matière employée avait

également un caractère sacré, cf. la peau d’Épiménide (Nitzsch, De Historia Homeri, 1830 (réédition en 2011, Nabu Press, 352 p.) : 161).

179

χρησμοῦ μὲν γὰρ ἐκ Δελφῶν ἀναγνωσθέντος … un jour qu’on lisait un oracle venu de Delphes …

Dans les tragédies, quand un messager est envoyé à Delphes, il en revient porteur de la réponse du dieu, sous une forme qui peut être la mémoire et le par-cœur, ou encore le document écrit. Le poète Théognis (Œuvres, vers 805-810) adresse des recommandations à un jeune homme, Cyrnos, son interlocuteur privilégé au cas où il serait chargé de rapporter de Delphes la réponse divine ; les termes sont à la fois pleins de prudence mesurée et de menace assurée. τόρνου καὶ στάθμος καὶ γνώμονος ἄνδρα θεωρόν εὐθύτερον χρὴ ἔμεν, Κύρνε, φυλασσόμενον ᾧ τινί κεν Πυθῶνι θεοῦ χρήσασ’ ἱέρεια ὀμφὴν σημήνῃ πίονος ἐξ ἀδύτου. οὔτε τι γὰρ προσθεὶς οὐδέν κ’ ἔτι φάρμακον εὕροις οὔδ’ ἀφελὼν πρὸς θεῶν ἀμπλακίην προφύγοις.

Il faut, Cyrnos, qu’il ait plus de rectitude que la règle, l’équerre et le compas, le jugement du théore à qui, dans Pythô, la prêtresse du dieu, en rendant un oracle, aura fait s’exprimer sa voix du fond du riche sanctuaire. Si tu y ajoutais, tu ne trouverais plus aucun remède à tes maux, si tu retranchais quoi que ce soit, tu n’échapperais pas non plus à ta faute envers les dieux.

Le théore est d’ordinaire un envoyé officiel qui représente sa cité280 ; ici Cyrnos endosse cette

charge honorifique et très importante, comme semblent l’indiquer les formes verbales à la deuxième personne, εὕροις et προφύγοις, employées négativement pour prévenir les conséquences désastreuses d’une mission qui aurait mal tourné. Le consultant recevait les réponses sous forme de documents scellés et on l’informait des sanctions encourues s’il venait à les ouvrir ; la Souda nous renseigne sur ce que pouvait subir un théore maladroit ou indélicat : la mort par le glaive, la pendaison ou le poison281. Les réponses oraculaires

pouvaient être données oralement, surtout quand il s’agissait de consulations privées et libre était le consultant d’emporter sous une forme écrite la réponse rendue. On peut supposer que les consultations officielles se doublaient d’une forme écrite (du moins parce qu’elles étaient officielles, donc importantes) ; si l’on se reporte à la théorie défendue par Goody (2000/2007 :

280 Il la représente soit lors des fêtes panhelléniques soit pour accomplir des tâches religieuses, comme une

consultation oraculaire.

281 τὰ τρία τῶν εἰς θάνατον. ὅτι τοῖς εἲς θάνατον κατα κριθεῖσι τρία παρετίθουν, ξίφος, βρόχον, κώνειον. τρία τὰ

εἰς τὸν θάνατον. οἱδὲ τὰ τρία τὰ παρὰ τῇ αὐλῇ. τοῖς ἐπὶ θάνατον ἀγομένοις μετῆν παρρησίας, ὣστε τροφῆς καὶ οἲνου πληρωθεῖσι τρία λέγειν ἃ βούλονται. μεθ’ ὃ ἐφιμοῦντο. τὸ δὲ νῦν ἀρχεῖον καλούμενον αὐλὴ ἐλέγετο καὶ οἱ ὑπηρετικοὶ αὐλικοί. Les trois choses qui conduisent les hommes à la mort. Aux hommes condamnés à mort on offrait trois possibilités : le glaive, le nœud coulant, la ciguë, les trois voies vers la mort. D’aucuns mettent les trois choses en rapport avec la cour des exécutions : aux hommes que l’on conduisait à la mort étaιt accordée une liberté de parole, le droit, une fois gorgés de nourriture et de vin, de dire trois choses qu’ils voulaint dire, après quoi on les bâillonnait. C’est ce qui s’appelle maintenant Arkheion que l’on dénommait cour des exécutions et gens de la cour ceux qui étaient à son service.

180

chap. VII), l’écriture apporte aux textes une transformation telle qu’ils acquièrent non seulement le statut de l’oeuvre à lire et lue, mais aussi celui de l’œuvre à analyser et à commenter : sont dès lors à distinguer des textes sur lesquels exercer une démarche métalinguistique. Or, ce qui entrave une recherche approfondie, on ne trouve dans les oracles aucune trace linguistique qui puisse justifier de la tradition d’emporter les oracles. Ainsi, la tradition des bibliothèques privées et publiques est sans doute une preuve suffisante pour émettre l’hypothèse, acceptable même si elle n’est pas démontrable, faute de preuves matérielles, que les textes emportés par les consultants étaient entreposés dans des endroits abrités, coffres personnels dans les maisons particulières ou bâtiments plus importants dans les cités, comme le μητρῷον de l’agora d’Athènes282.

Outline

Documents relatifs