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L’oracle dans le contexte de sa production et de sa réception

Les oracles : étude pragmatique de leur production et de leur réception

1.2 L’oracle de Delphes

1.2.3 L’oracle dans le contexte de sa production et de sa réception

La définition donnée de l’oracle n’est pas toujours satisfaisante, souvent incomplète, et ce pour plusieurs raisons : soit elle ne considère que le texte en lui-même, ce qui explique que le terme revenant dans presque toutes les définitions de dictionnaires ou d’encyclopédies est celui de « réponse », soit elle ne prend en compte que l’aspect historique, avec une description complète de la procédure et de toutes ses étapes, qui conduit à la réponse oraculaire, mais en laissant de côté les éléments textuels et notamment les questions de genre, de style, de langue, d’effets produits sur le récepteur116, soit elle n’envisage que la conservation littéraire

de l’oracle comme une citation et celui-ci devient alors un texte proche de la sentence, du proverbe, de la devinette, soit elle réduit le problème à des questions d’authenticité et de

115 Sortes, fatum, auguraculum sont des termes plus appropriés pour qualifier les processus de la divination

inductive.

116 Parce que nous sommes soumis aux impératifs de l’objectivité historique, nous oublions souvent que l’oracle

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fiction. C’est vite oublier que l’oracle n’est pas seulement une réponse, un texte, mais plutôt un ensemble d’éléments textuels et non textuels.

1.2.3.1 L’oracle inscrit dans l’histoire des mentalités

Historiquement, l’oracle se définit comme un instrument qui peut donner à un consultant, un « fidèle », disent certains dictionnaires de langue française117, le moyen non pas de

connaître l’avenir (la prédiction, rappelons-le, n’est pas le centre d’intérêt de cette situation), mais de recevoir le soutien d’un dieu, qui apporte sa contribution à la demande faite. Le «"dévoilement" produit par la parole oraculaire, affirme Suárez de la Torre (2009 : 108), ne conduit pas seulement à la connaissance d’une condition nécessaire de l’existence, mais peut avoir de surcroît une fonction purement didactique : la voix qui révèle nous guide aussi à travers les multiples circonstances de la vie et nous aide au moment de prendre une décision difficile. » Cela peut expliquer l’affluence des consultants dans les grands centres oraculaires connus de la Grèce antique, mais aussi dans les petits sanctuaires locaux, moins célèbres, mais sans doute plus proches des particuliers pour qui voyager loin représentait non seulement une dépense, mais aussi parfois un danger. On vient y régler des affaires personnelles, et non pas uniquement ou essentiellement politiques ; on vient y puiser des règles de vie et y rendre solides, du moins plus ou moins fixées, des décisions à prendre pour soi quand on est un particulier, pour l’ensemble des citoyens quand on est une cité. Ainsi l’oracle s’inscrit dans une réalité historique et dans la culture des mentalités. D’importants travaux ont été menés à ce propos, dont on peut tirer les conclusions suivantes : consulter un oracle appartient à une pratique et une tradition anciennes, dont l’influence va grandissant quand les grands centres deviennent suffisamment puissants et riches pour imposer leur rite et rayonner sur la culture grecque (disons entre le VIIème et le IVème siècles avant J.C.) ;

Delphes, qui nous concerne, a été le centre le plus impressionnant et le plus manifestement connu de toute l’Antiquité. La divination inspirée prend ainsi un statut privilégié et occupe une place de choix dans la culture grecque, parce que la mantique apollinienne se révèle la plus familière et la plus significative, encensée qu’elle est à la fois par les politiques et les collections apparues assez tôt de ses oracles réputés. Or l’histoire a ici du mal à se départir des emplois littéraires de l’oracle : se pose ainsi inéluctablement la question de l’authenticité qui préoccupe tous les historiens et qui est un faux problème. En effet ce problème est foncièrement moderne, car dans l’Antiquité, des oracles post eventum, c’est-à-dire ceux qui étaient forgés après coup pour faire coïncider l’oracle divin et l’événement annoncé, passaient pour authentiques et bénéficiaient aux yeux des Grecs d’une authenticité de facto. Tout dépend d’une définition de l’authenticité, l’intérêt étant de ne jamais mettre en péril ou de faire taxer de mauvaise foi un dieu en qui on avait confiance. On croyait au dieu et à ses pouvoirs divinatoires ; on évitait de le mettre dans l’embarras. Par exemple, Pausanias (8.29)118 rapporte un oracle de Claros à propos d’un sarcophage contenant des ossements de

plus de onze coudées de long ; peut-on utiliser ce document pour en déduire que le dieu

117 Dictionnaire Larousse de la langue française (édition 1976).

118 Τοῦτον τὸν νεκρὸν ὁ ἐν Κλάρῳ {ὁ} θεός, ἀφικομένων ἐπὶ τὸ χρηστήριον τῶν Σύρων, εἶπεν Ὀρόντην εἶναι,

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répondait parfois sans ambiguïté ou simplement pour y voir l’image que projetait l’oracle aux yeux de Pausanias et de ses contemporains ?

1.2.3.2 L’oracle inscrit dans la littérature

De façon plus générale et en dehors de toute considération historique et cultuelle, a été prise l’habitude de considérer les oracles dans leur solitude, leur unicité de textes dits oraculaires, parce qu’ils sont utilisés comme citations dans des textes littéraires grâce auxquels nous les connaissons.

Si nous nous intéressons aux sources des oracles conservés, nous sommes confrontés au caractère essentiellement littéraire de leur transmission, ce qui n’est pas sans influence sur la définition et la représentation qu’on en a. En effet, sont conservées très peu d’inscriptions qui authentifieraient tel ou tel oracle comme purement historique, du fait que l’usage delphique n’est pas d’inscrire durablement, sur des tablettes ou sur de la pierre, les réponses données aux consultants119. Les rares textes épigraphiques que nous avons conservés à propos des

oracles et qui ont été recueillis dans les fouilles à Delphes sont la plupart du temps des paraphrases ou des allusions. C’est pourquoi la majorité des textes classés comme oracles delphiques sont issus de la littérature, principalement de la littérature historique, philosophique, didactique et poétique ; Fontenrose (1978 : 11) s’en explique ainsi : « Quotations of responses, direct or indirect, complete or incomplete, and allusions to them, more or less informative, are found in histories and orations, in lyric and dramatic poetry, in philosophic and didactic works, in lexica and commentaries, and in both public and private inscriptions of every kind. » Parke et Wormell (1956, II: IX) ont fait une liste plus ou moins exhaustive des auteurs qui ont recueilli ces oracles ; ce sont les noms qui reviennent le plus souvent : « The extant authors who are most prolific in this sort of material are Herodotus, Diodorus Siculus, Strabo, Plutarch, Pausanias, and Oenomaus of Gadara as preserved in Eusebius ». Sans doute certains d’entre eux ont-ils eu des informations directes auprès des autorités de Delphes, comme le laisse entendre Hérodote120, qui se dit tributaire des récits des

Delphiens, des traditions locales ou d’élaborations partisanes impossibles à vérifier. Il avoue lui-même qu’il a eu ses informations par Delphes même : Δελφῶν οἶδα ἐγὼ οὕτω ἀκούσας γενέσθαι (1.20) ; la présence explicite du sujet (ἐγώ), la relation établie implicitement de bouche à oreille (ἀκούσας) et la connaissance (οἶδα) semblent mettre en valeur la véracité des renseignements obtenus. Hérodote fait aussi allusion à des archives, quand en 5.90121, il

raconte comment Cléomène avait rapporté d’Athènes des oracles que les Pisistratides avaient archivés sur l’Acropole. Plutarque nous est également précieux, puisqu’il a été un prêtre d’Apollon et a eu des responsabilités dans le culte apollinien, comme membre du personnel oraculaire. Son essai sur les oracles de la Pythie constitue un véritable « testament delphique »122. Il procède à des commentaires proches de l’analyse littéraire et linguistique

119: « The responses of the Pythia […] were not normally recorded verbatim on Delphic monuments. » (Parke et

Wormell, 1956, II: VII).

120 Toutes les citations d’Hérodote sont empruntées à l’édition italienne BUR, Classici Greci e Latini, en 4

volumes, Milano, 13ème édition de 2008.

121 Ἐκτήσατο δὲ ὁ Κλεομένης ἐκ τῆς Ἀθηναίων ἀκροπόλιος τοὺς χρησμούς […] Cléomène s’était emparé des

oracles en les emportant de la citadelle d’Athènes […].

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d’oracles, en posant cette question fondamentale du passage de la réalité spirituelle qu’est l’oracle en lui-même à l’expression verbale concrète, une expression faite de mots, de phrases et qui se fait dans l’espace et le temps de la communication entre un locuteur (qu’il soit le dieu Apollon ou son truchement la Pythie) et un destinataire (celui qui est venu consulter l’oracle). On en vient alors à la seule et vraie définition de l’oracle, pris comme texte certes, pris comme manifestation historique d’une croyance et d’une pratique religieuses, mais recentré sur les questions de production et de réception dans le cadre d’une communication réelle.

1.2.3.3 L’oracle est un acte de parole : de l’énonciation à sa

réalisation

C’est avoir une vision faussée, du moins tronquée de ce qu’est un oracle en réalité : il ne doit pas être réduit à un texte. Or la tentation est forte de le faire, puisque l’écriture a pu isoler le texte de la réponse oraculaire, comme on isole une prière ou une formule magique. Cependant on ne doit pas oublier qu’il fait partie d’un ensemble plus vaste, puisqu’il répond en règle générale à quatre critères de réalisation :

 un motif – la raison qui pousse le consultant à s’adresser à l’oracle -,

 une question – celle du consultant -,

 la réponse proprement dite donnée par le dieu (et qu’on a l’habitude d’appeler l’oracle),

 et l’événement qui doit confirmer la vérité de la réponse et révéler sa performance123. L’assemblage de ces éléments - question, réponse, commanditaire, consultant, événement historique ou non - constitue la particularité de l’oracle, laquelle est alors transposée dans la généralité d’une interprétation codifiée par un énoncé textuel. L’oracle est à la fois énonciation, énoncé et histoire. Extrait, sorti de son contexte, l’oracle est alors mal interprété ou mal compris, et se confond avec d’autres formes qui s’apparentent à lui, comme le proverbe, l’aphorisme, la devinette.

Quand il est texte, et pris dans sa globalité, l’oracle se décompose en un énoncé (qui dit quelque chose pour quelqu’un : c’est le dieu qui parle) et en une performance (qui correspond le plus possible à l’événement prédit, annoncé, ou conseillé). Il est donc clairement un discours qui obéit aux lois de l’interaction entre des locuteurs et s’inscrit explicitement dans une situation d’énonciation. Des règles de communication sont strictement établies et ont été étudiées. Toutes les étapes de la réalisation de la parole oraculaire sont autant d’éléments de l’échange vivant entre le dieu et les consultants. De là, sans doute cette théâtralisation qui est caractéristique de la façon dont sont décrites les consultations, comme si on avait affaire à une représentation très bien rodée, dont les acteurs principaux, le dieu, le consultant, le

123 Il est alors possible d’appliquer à l’énoncé oraculaire les principes de la linguistique en distinguant les trois

principes de toute production langagière : comme ACTE LOCUTOIRE, l’oracle est produit selon des règles linguistiques appropriées, celles que notre étude se propose de recenser et d’analyser. Comme FORCE ILLOCUTOIRE, il provient d’un énonciateur qui a l’intention d’apporter des informations, en déclarant, en promettant, en interdisant, en ordonnant, etc. Comme EFFET PERLOCUTOIRE, il fait réagir le destinataire directement ou indirectement.

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truchement du dieu, les aides diverses apportées à la finalisation du processus oraculaire entrent en dialogue. La forme brève des réponses fait d’ailleurs penser à des formules théâtrales, répliques rendues sur la scène du sanctuaire, dans un décor approprié que conservent en eux les textes connus.

Chaque fois qu’ils abordent un oracle conservé de Delphes, Parke et Wormell envisagent l’identité du consultant (enquirer), la reconstitution de la question (enquiry), le texte de la réponse (reply), enfin le témoignage ou evidence dans la littérature, et plus rarement l’épigraphie ; ce dernier tient lieu de vérification quand l’oracle est cité dans un texte littéraire, ou retranscrit d’une inscription découverte par l’archéologie : l’événement annoncé par l’oracle a-t-il eu lieu, comment et dans quelles circonstances est-il connu et reconnu ? Fontenrose propose une présentation voisine en nommant l’identité du consultant (C ou

consultant), le motif de consultation (occ. ou occasion), la formulation de la question (Q. ou quotation), l’état de la réponse (R. ou reply), un commentaire (comment) pour contextualiser

l’oracle dans l’histoire littéraire et politique.

1.3 L’inscription du fonctionnement de l’oracle

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