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Les oracles : étude pragmatique de leur production et de leur réception

1.3 L’inscription du fonctionnement de l’oracle delphique dans l’énoncé oraculaire

1.3.2 Les instruments de la divination

Lucien dans la section 1 de son Δὶς κατηγορούμενος évoque le laurier, le trépied et l’eau de la source comme les trois éléments indispensables de la mantique apollinienne à Delphes :

Καὶ ὅλως ἔνθα ἂν ἡ πρόμαντις πιοῦσα τοῦ ἱεροῦ νάματος καὶ μασησαμένη τῆς δάφνης καὶ τὸν τρίποδα διασείσασα κελεύῃ παρεῖναι, ἄοκνον ἐχρὴ αὐτίκα.

Et en un mot, là où chaque fois il (Apollon) ordonne à sa prophétesse de paraître, après avoir bu l’eau sacrée, mâché le laurier et s’être assise sur le trépied, sans retard, il rendait l’oracle aussitôt.

Plutarque (Sur la disparition des oracles, 438A-B) témoigne de l’émotion qui s’empare de la Pythie quand elle est en contact avec les instruments du rite, trépied, laurier, eau de Castalie. C’est l’antre oraculaire, cet ἄδυτον vu plus haut, qui, selon Roux (1976 : 119), devait posséder un ensemble « d’étranges monuments qui étaient autant de vénérables reliques, instruments efficaces de l’inspiration divine : le trépied fatidique, le laurier sacré, l’omphalos ou nombril du monde, le tombeau de Dionysos, la statue en or d’Apollon ». Il est donc possible de savoir si ces « instruments » sont cités et utilisés comme références dans les oracles conservés. Mis à part l’omphalos, tous les autres, que nous venons de nommer, sont le décor que la Pythie rappelle aux consultants, pour donner plus de réalité à ce qu’elle prophétise, et dire aux consultants qu’ils sont dans un endroit consacré. N’oublions pas cependant que les oracles ne sont pas tous de facture historique et que certains fictifs ou plus ou moins arrangés ont dû faire appel à ces instruments pour mieux s’ancrer dans le contexte delphique, rendant la chose pour ainsi dire plus authentique, plus crédible.

1.3.2.1 Le laurier δαφνή

Le laurier, symbole fort de la consultation (Amandry 1950: 126-134), est nommé dans deux oracles connus comme PW470 et PW476142. Cet arbuste est fortement lié au culte d’Apollon et notamment au rite de la purification, qui rappelle que le dieu a été lavé de la souillure du meurtre du Python dans le bosquet de lauriers de Tempê. Les statues du dieu sont couronnées de laurier, la Pythie aussi et de plus, elle aurait mâchonné, selon la légende, des feuilles de cet arbre avant toute consultation. Une scène de la tragédie d’Euripide Ion rappelle

142 Cela semble paradoxal, étant donné le symbole que représente pour Apollon le laurier. On doit cependant

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que les consultants aussi sont en contact avec le laurier : Xouthos invite sa femme Créüse à respecter les rites afin d’obtenir une réponse favorable du dieu (Ion, v. 422-424) :

σὺ δ’ ἀμφὶ βωμούς, ὦ γύναι, δαφνηφόρους λαβοῦσα κλῶνας εὐτέκνους, εὔχου θεοῖς χρησμούς μ’ ἐνεγκεῖν ἐξ Ἀπόλλωνος δόμων.

Et toi, de ton côté, femme, autour des autels, portant à la main des rameaux de laurier, fais des prières aux Dieux que, de la maison d’Apollon, je rapporte des oracles prometteurs d’une descendance.

Le jeune serviteur du temple, Ion, fils caché de Créüse et d’Apollon, est vu balayant le parvis du temple, sans doute muni de branches de laurier, de ce laurier qui, d’après des recherches, aurait poussé dans un jardin près du monument143.

Le vers 4 d’un oracle rendu aux Athéniens fait directement référence au décor du sanctuaire :

κλύτε δαφνηρεφέων μυχάτων ἄπο θέσκελον ὀμφήν. (PW470)

Ecoutez l’oracle proféré par le dieu depuis l’antre souterrain orné de laurier.

Une tradition rapporte que lors de la consultation et au moment de prophétiser la Pythie aurait secoué le laurier planté dans l’antre oraculaire, si du moins l’on en croit une scholie d’un vers de la comédie d’Aristophane Ploutos (vers 213):

Φασίν ὡς πλησίον τοῦ τρίποδος δάφνη ἵστατο, ἣν ἡ Πυθία, ἡνίκα ἐχρησμῴδει, ἔσειεν.

On dit que près du trépied se trouvait un laurier, que la Pythie secouait, pendant qu’elle prophétisait.

Le second oracle qui mentionne le laurier a déjà été analysé précédemment : il s’agit de l’oracle de la « cabane » (répertorié PW476). Si l’on se souvient du vers 2, il y est évoqué le laurier « porteur d’oracles », μαντίδα δάφνην, laurier sacré propice à l’inspiration de la Pythie et symbole fort de ce culte qui est en train de disparaître peu à peu.

1.3.2.2 Le trépied τρίπους

Le trépied (étudié par Amandry, 1950 : 140-148) est nommé cinq fois dans notre corpus : il est sans doute plus essentiel et plus spectaculaire que le laurier, puisqu’une légende rapportée par les poètes le faisait parler et que l’expression ἀπὸ / ἐκ τρίποδος était devenue synonyme de ἀληθής, cet instrument étant comme une source de vérité144.

143 Voir Ion (1976) v. 112 – 124 et nbp 1 p. 187 ; voir Andromaque v. 1115.

144 Hésychius, s.v. τὰ ἀπὸ τρίποδος ; Souda, s.v. τάδε ἐκ τοῦ τρίποδος; Athénée (2.38A) : καὶ οὗτός ἐστιν ὁ τῆς

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Un oracle répond à l’envoyé des Sybarites de s’éloigner du sanctuaire : un joueur de harpe tué près d’un autel, un mauvais présage se répand dans la ville et la seule façon de se libérer de la malédiction, c’est de châtier les coupables. En attendant, la Pythie ne peut admettre que la souillure du crime soit en contact avec elle ; c’est pourquoi la réponse est cinglante (début du vers 1) : le pluriel s’explique par la forme du siège, doté de trois pieds et constituant le lieu d’où professent à la fois la Pythie et Apollon.

βαῖν’ ἀπ’ ἐμῶν τριπόδων […] (PW74) Eloigne-toi de mon trépied […]

Un autre oracle est aussi explicite que le précédent, quand il désigne le trépied qui dit les oracles ; il a la forme d’un proverbe et s’adresse à tout homme qui, impur ou malfaisant, a besoin d’une protection de Delphes pour se libérer de sa malédiction :

ταῦτά τοι ἐκ τρίποδος τοῦ Δελφικοῦ ἔφρασε Φοῖβος. (PW581)

Cela, c’est à toi que de son trépied de Delphes Phoibos l’annonça.

Un troisième oracle nomme en deux vers successifs deux fois le trépied. Aux Milésiens venus demander à qui appartient un trépied en or qu’ils ont découvert lors d’une pêche, la Pythie répond :

ἔκγονε Μιλήτου, τρίποδος πέρι Φοῖβον ἐρευνᾷς ;

τίς σοφίᾳ πρῶτος πάντων, τούτῳ τρίποδ’ αὐδῶ. (PW247) Fils de Milet, à propos du trépied, tu interroges Phoibos ? À celui qui, par sa sagesse, est le premier de tous, je donne par mon oracle le trépied.

C’est bien d’Apollon qu’il s’agit, remarquable par sa sagesse et maître incontesté du trépied. L’oracle répertorié PW248 est une continuation du mythe que le précédent porte en lui ; ce trépied, il faut le rendre à qui de droit, sinon l’enjeu est de taille, entre les Ioniens et les habitants de Cos en guerre :

οὔποτε μὴ λήξῃ πόλεμος Μερόπων καὶ Ἰώνων πρὶν τρίποδα χρύσειον, ὃν Ἥφαιστος κάμε τεύχων ἐκ μέσσου πέμψητε, καὶ ἐς δόμον ἀνδρὸς ἵκηται ὃς σοφίᾳ τά τ’ ἐόντα τά τ’ ἐσσόμενα προδέδορκεν.

Que jamais ne cesse la guerre des Méropes et des Ioniens, avant que le trépied d’or, qu’Héphaïstos se fatigue à façonner, vous ne l’envoyiez du milieu (de la mer), et qu’il n’arrive dans la maison de celui qui, par sa sagesse, prévoit ce qui est et ce qui sera.

(comme il convient) de la vérité. Par la suite, il appartient en propre à Apollon, à cause de la vérité qui provient de son art de prédire […].

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Signe de puissance et de force divinatoire, le trépied ne peut qu’appartenir à Apollon dont le dernier vers donne par périphrase une définition qui rejoint tout ce que nous avons vu précédemment de la chresmologie apollinienne : un dieu oraculaire, sage, qui possède la science du présent et de l’avenir. Le seul obstacle à cette interprétation est l’emploi du terme ἀνδρός qui désigne plutôt un mortel qu’un dieu ; dans ce cas il faudrait se ranger à l’avis de Savignac (2002 : 131) qui propose d’y voir la figure de Thalès ou de Solon, considérés comme deux des Sept Sages, lesquels seraient par substitut les représentants du premier sage d’entre tous, σοφίᾳ πρῶτος πάντων (PW247), Apollon145.

1.3.2.3 L’eau de la source Cassotis

L’eau est inséparable des lieux de culte et notamment des actes obligatoires de purification à accomplir avant toute consultation : à Delphes, deux sources sont connues, l’une nommée Castalie dans l’enceinte du sanctuaire et réservée aux ablutions des fidèles et de la Pythie, l’autre nommée Cassotis146, qui passait pour couler à l’intérieur de l’antre oraculaire et devenue le troisième symbole fort de la divination apollinienne, car la Pythie se devait d’en boire avant sa mission prophétique. Pausanias en porte un témoignage en ces termes (10.24.7) : […] ἐστὶν ἡ Κασσοτὶς καλουμένη πηγή· τεῖχος δὲ οὐ μέγα ἐπ´αὐτῇ καὶ ἡ ἄνοδος διὰ τοῦ τείχους ἐστὶν ἐπὶ τὴν πηγήν. Ταύτης τῆς Κασσοτίδος δύεσθαί τε κατὰ τῆς γῆς λέγουσι τὸ ὕδωρ καὶ ἐν τῷ ἀδύτῳ τοῦ θεοῦ τὰς γυναῖκας μαντικὰς ποιεῖν· […]

[…] on trouve la source nommée Cassotis ; il y a un mur peu élevé devant elle, et le chemin, à travers le mur, pour accéder à la source. On dit que l’eau de cette Cassotis plonge sous terre et que, dans l’adyton du dieu, elle rend les femmes aptes à la divination ; […]

Or ce symbole, comme le laurier qui l’a été deux fois, n’est nommé qu’une seule fois, du moins dans le corpus moderne et l’oracle concerné est de nouveau celui qui frappe par son mystère (PW476) ; le troisième vers lui est entièrement consacré :

οὐ παγὰν λαλέουσαν, ἀπέσβετο καὶ λάλον ὕδωρ

L’eau oraculaire a une importance capitale dans le fonctionnement de l’oracle : πηγὴ λαλέουσα, λάλον ὕδωρ, la source qui parle, l’eau qui bavarde, autant d’images qui renvoient à cette faculté qu’Apollon a de se faire entendre de ceux qui se déplacent pour le consulter. Or le caractère immédiatement et directement prophétique de l'eau n'est guère attesté à Delphes : en effet, au contraire de Dodone où l’on traduit les bruissements des feuilles du chêne de

145 Le PW365 ne concerne pas le trépied de Delphes, mais plutôt des offrandes de vases en forme de trépieds

faites à Poséidon. On ne le considère donc pas dans cette analyse.

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Zeus, ici, même si la Pythie boit de l'eau de Cassotis, l'importance en est secondaire. C'est toujours la Pythie qui parle, ce n'est pas l'eau. On ne peut trouver nulle part avec certitude aucun témoignage, à Delphes, portant sur la mantique par l'eau. Les poètes qui en parlent nous montrent le site de Delphes transfiguré par la présence du Dieu et rien de plus. Castalie réservée aux consultants qui se purifient n'y est pas plus spécialement prophétique que les roches du Parnasse. Il ne semble pas que les quelques indices décelés par Amandry (1950 : 72) sur le rôle de l'eau dans la cléromancie puissent rendre compte des expressions employées avec insistance dans notre texte147.

Si n’existaient que les textes oraculaires, sans les commentaires et les descriptions que la littérature offre du site delphique, si abstraction était faite des fouilles archéologiques, il y aurait quand même suffisamment de matière pour se faire une idée assez précise de Delphes :

 un ou plutôt deux noms devenus sacrés, Pythô et Delphes et inséparables de la mantique et du culte d’Apollon,

 un vocabulaire cultuel étendu qui nomme les lieux où réside le dieu et où ont lieu les rites du culte oraculaire, espace consacré, temple, antre souterrain, autel,

 quelques symboles du culte, empruntés à la végétation, à la géographie du lieu ou au mobilier.

Tout est simple, discret, comme s’il n’était pas besoin de développer tel ou tel élément ; la réponse oraculaire n’est d’ailleurs pas un lieu pour s’étendre sur des descriptions. Les consultants connaissent Delphes, et seule la désignation fait surgir dans l’esprit tout le décor, tout le décorum. Par-ci par-là, quelques détails viennent relancer l’intérêt pour rappeler ce qu’est Delphes à l’époque de son prestige : richesse, prospérité, réputation, influences diverses et aussi beauté des architectures et des trésors qui s’y accumulent.

Tout est là pour nous permettre de voir comment fonctionne la production de l’oracle : qui pose la question ? Qui répond ? Quels agents transforment peu à peu ce qui est un acte de parole essentiellement oral en une trace écrite ?

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