• Aucun résultat trouvé

Les oracles : étude pragmatique de leur production et de leur réception

1.1 La divination delphique est une divination par enthousiasme

1.1.2 Les deux principaux enjeux de la divination chresmologique

1.1.2.1 Les enjeux religieux de la divination

1.1.2.1.2 La nécessité de la purification

Les oracles sont la manifestation régulière de ce qui est caractéristique des formes de la religion grecque antique : la nécessité d’une pureté irréprochable ; elle est seule garante de l’acceptation par le dieu d’un consultant digne de pénétrer dans le sanctuaire. Ainsi une série importante de réponses oraculaires delphiques comporte cette thématique66.

Le dieu lui-même est jugé pur et sans souillure, comme l’affirme un oracle :

τέμενος καθαροῦ [….] δαίμονος, (PW592, v.1) le sanctuaire du dieu pur.

C’est le point de départ obligé de toute manifestation d’une autorité crédible : Apollon est un dieu manifestement irréprochable.

La pureté est associée au caractère sacré de la religion. Cela se retrouve dans les recommandations visant à faire respecter le culte des dieux. Ainsi un oracle, rapporté par Oenomaos (Eusèbe, PE, 5.28), rappelle les qualités essentielles de ceux qui réclament l’aide des dieux :

ἁγνῶς καὶ καθαρῶς πρεσβηγενέας τιμῶντες

réponse suivante : ce signe, les dieux le font apparaître à tous les mortels, mais surtout aux Béotiens et à leurs voisins. Quant à l'oracle ancestral des Thébains, il fit cette réponse : la toile tissée est un mauvais présage pour les uns, un présage plus favorable pour les autres. Ce présage s'était montré trois mois avant l'arrivée d'Alexandre à Thèbes, mais, à l’arrivée du roi, les statues dressées sur la place publique parurent laisser suinter de la sueur et être couvertes de grosses gouttes. Outre cela, on vint annoncer aux magistrats, que le lac situé près d'Oncheste laissait s’échapper une voix semblable à un mugissement, et que sur la fontaine de Dircé, à la surface de l’eau, flottait une écume rouge sang. Enfin, quelques-uns arrivaient de Delphes en rapportant que le temple, que les Thébains avaient construit avec les dépouilles des Phocidiens, paraissait avoir le toit teint de sang. Voici ce que les hommes versés dans l'interprétation des signes dirent : la toile d'araignée indiquait que les dieux partaient de la ville ; la couleur de l'arc-en-ciel annonçait une multitude d’agitations politiques; la sueur des statues une terrible calamité ; le sang, qui apparaissait partout, des massacres nombreux dans la ville.

65 Scholia in Euripidem (Schwartz, 1887, Berlin, Vol. 1, Phéniciennes) ; v. 638, p. 313-314: […] ἔχει δὲ ὁ

χρησμὸς τοῦ Πυθίου θεοῦ οὕτως· Suit alors l’oracle dans son intégralité.

66 Il s’agit des oracles PW4, PW220, PW280, PW338, PW358, PW374, PW492, PW575, PW576, PW591 et

47 (PW220, v.3)

en honorant saintement et purement les anciens

Ces deux adverbes explicitement liés l’un à l’autre, comme si le caractère sacré des choses ne peut se concevoir et s’admettre sans la pureté et la purification, se retrouvent au vers 14 d’un autre oracle (cité par schol. Euripide, Phéniciennes, 638) où ils sont associés au sacrifice d’un animal :

καὶ τότε τὴν μὲν ἔπειτα μελαμφύλλῳ χθόνι ῥέζειν ἁγνῶς καὶ καθαρῶς, [...] (PW374)

alors même offre-la ensuite en sacrifice au sol recouvert de feuillages sombres, saintement et purement, […]

Une inscription en prose retrouvée à Cyrène (SEG, IX, 72) donne les codes du rituel attaché aux prescriptions delphiques67 :

Ἀπόλλων ἔχρη[σε

[ἐς ἀ]εὶ καθαρμοῖς καὶ ἁγνήιαις κα[ὶ θεραπ]ήιαις χρειμένος τὰν Λεβύαν οἰκ[έν]. (PW280)

Voici ce qu’Apollon fit savoir par son oracle :

habiter la Libye en se servant de purifications, de consécrations et de services religieux.

Aux Magnésiens venus s’informer de l’interprétation d’un signe, à savoir qu’après une tempête qui abattit un platane, on retrouva une effigie de Dionysos, il est répondu qu’ils avaient intérêt à bâtir des temples, et de plus qu’il

[…] ἱερῆα τίθει δὲ εὖ ἄρτιον ἁγνόν. (PW338, v.8) […] ordonne un prêtre bien justement pur.

Toute souillure mérite réparation, par une purification morale ou rituelle. La souillure peut provenir d’origines diverses, mais c’est plus particulièrement le meurtre qui en est la cause principale : dès que Calondas de Naxos, meurtrier du poète Archiloque, pénètre dans le temple, avant même la question qu’il veut poser, la Pythie lui rétorque spontanément en un seul vers :

Μουσάων θεράποντα κατέκτανες· ἔξιθι νηοῦ. (PW4) Tu as tué le serviteur des Muses ; sors de mon temple.

Un autre oracle (que cite Pausanias, 10.6.6) rappelle la nécessité de se purifier ou d’être purifié après que le sang d’un meurtre a coulé : il est rendu aux Delphiens, à la suite du meurtre de Python, fils d’un tyran d’Eubée et responsable du sac de Delphes :

67 « It is usually assumed, in view of the major importance of the document and the well-known connection of

Cyrene with Delphi, that the oracle was that of the Pythian Apollo and not of the local sanctuary. » (Parke et Wormell, 1956, II: 113).

48 […] φόνου δέ ἑ Κρήσιοι ἄνδρες χεῖρας ἁγιστεύσουσι. […] (PW492)

[…] des Crétois lui purifieront les mains du meurtre. […]

Le fait de ne pas porter secours à un mourant rend quelqu’un impur et la Pythie à un jeune homme qui a abandonné ses compagnons en danger répond impérieusement :

ἤλυθες οὐ καθαρός περικαλλέος· ἔξιθι νηοῦ. (PW575, v.2)

Tu es venu non sans souillure ; sors du très beau sanctuaire.

Un autre oracle, rapporté par Élien (Histoires diverses, 3.44) pose un problème de conscience, celui de l’homicide involontaire et Apollon tranche en faveur du coupable, qu’il ne juge pas responsable : c’est donc une affaire de conscience intime.

ἔκτεινας σὸν ἑταῖρον ἀμύνων· οὔ σ’ ἐμίανεν

αἶμα, πέλεις δὲ χέρας καθαρώτερος ἢ πάρος ἦσθα. (PW576)

Tu as tué ton compagnon alors que tu le défendais. Le sang ne t’a pas souillé, mais, quant à tes mains, te voici plus pur que tu ne l’étais auparavant.

Le meurtrier involontaire, qui s’est battu aux côtés de son compagnon et l’a défendu, l’emporte par ses qualités de vaillance.

Une autre source de souillure, c’est l’impiété, qui contribue à rendre la vie difficile et inacceptable, comme semblent l’indiquer deux vers d’un oracle68:

ὡς τὸ βαρυνόμενον τῷδ’ ἀνέρι καὶ τὸ βαρῦνον

γαίης ἔστ’ ἀσέβημα καὶ οὐρανοῦ ἠδὲ θαλάσσης. (PW358) Sache que le mécontentement qui pèse sur cet homme, que subit cet homme et qu’il supporte avec peine est un sacrilège sur terre, dans le ciel et sur mer.

68 Le contexte historique est rapporté par Plutarque dans la Vie d’Aratos (53) : les Sicyoniens souhaitaient

enterrer leur héros Aratos à l’intérieur de leur ville, au risque d’enfreindre une loi qui interdit les enterrements dans l’enceinte d’une cité. Consulté, l’oracle de Delphes leur donna cette réponse, que Fontenrose (1978 : 345) juge difficile à comprendre : « … the verse form and its obscure language are suspect. » Nous donnons ici deux traductions, l’une, très libre, de l’humaniste Jacques Amyot (1559): « Sache que qui de révérer empêche / Ce personnage, ou en est marri, pèche / Contre la terre et le haut firmament, / Contre la mer aussi ensemblement ». L’autre, plus prudente, est de Pierron (1843) : « Eh bien, toute offense commise contre ce héros / Est une impiété qui souille la terre, et le ciel et la mer. » Le jeu de mots est fondé sur les emplois en voix passive, puis en voix active de deux participes présents substantivés (verbe : βαρύνειν). Le sens est celui d’une contrariété que l’on ferait subir post mortem au héros, et de son mécontentement.

49

Terminons par un oracle très moralisateur, sans doute adressé aux visiteurs de Delphes, comme un avertissement, proche d’un code de législation ; on y retrouve rassemblées toutes les prescriptions impératives et obligatoires qui font la vertu du sanctuaire apollinien et qui assurent la qualité d’une chresmologie de bon aloi (AP, 14.74) :

ἱρὰ θεῶν ἀγαθοῖς ἀναπέπταται, οὐδὲ καθαρμῶν χρείω· τῆς ἀρετῆς ἥψατο οὐδὲν ἄγος· ὅστις δ’ οὐλοὸς ἧτορ, ἀπόστιχε· οὔποτε γὰρ σὴν

ψυχὴν ἐκνίψει σῶμα διαινόμενον. (PW591)

Les sanctuaires des dieux sont ouverts aux hommes bons, et je n’ai pas même besoin qu’ils se purifient ; aucune souillure n’a atteint la vertu ; toi, qui que tu sois, qui es pernicieux en ton cœur, va-t-en, car jamais un corps mouillé de larmes ne rachètera ton âme.

Le lexique employé couvre toute la thématique de la vertu et met en opposition deux systèmes antagonistes : les hommes bons (ἀγαθοῖς) et les hommes pernicieux (οὐλοός), la vertu (ἀρετῆς) et la souillure (ἄγος), la sincérité des sentiments (ψυχήν / ἧτορ) primant sur les manifestations ostentatoires d’un repentir de façade (σῶμα).

Outline

Documents relatifs