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Les oracles : étude pragmatique de leur production et de leur réception

1.4 Qui contribue à la parole d’Apollon ?

1.4.1 La question posée au dieu

1.4.1.7.3 Singulier ou pluriel?

Un autre trait caractéristique de la langue des oracles est le choix indécis entre le singulier et le pluriel, σύ ou ὑμεῖς. Cela donne au texte une valeur particulière, comme si dans son improvisation réelle, la Pythie s’adressait à la fois au consultant présent et à ceux qu’il est venu représenter et dont il est censé présenter officiellement la requête. Mais dans deux cas, c’est plus complexe. Voyons d’abord un oracle (Hérodote, 7.140.1) adressé aux Athéniens avant la bataille de Salamine : les deux premiers vers passent du pluriel au singulier,

165 Pour la traduction de φράζου, nous avons préféré la construction directe du verbe « méditer », pour marquer

l’idée implicite d’une réflexion, d’une concentration nécessaires. Il ne s’agit pas simplement de penser, de méditer à quelque chose, mais de se concentrer, en quelque sorte de se recueillir, sur les lieux évoqués par la réponse d’Apollon.

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ὦ μέλεοι, τὶ κάθησθε ; λιπὼν φεῦγ’ ἔσχατα γαίης δώματα καὶ πόλιος τροχοειδέος ἄκρα κάρηνα (PW94)

Ô les sots que vous êtes, pourquoi restez-vous assis ? Fuis, abandonne les dernières maisons de ta terre et les hautes cimes de ta cité bâtie en cercle.

Ce singulier est repris par un déterminant possessif à la clausule du vers 7, κοὐ τὸ σὸν οἷον, mais le dernier vers introduit d’abord un duel, puis reprend le pluriel de la deuxième personne :

ἀλλ’ ἴτον ἐξ ἀδύτοιο, κακοῖς δ’ ἐπικίδνατε θυμόν. Mais sortez, vous deux, du sanctuaire, et vous tous sur vos malheurs déployez votre courage.

Parke et Wormell font de cet oracle une analyse dont ressort un rapide commentaire stylistique sur ses « violent fluctuations in number between singular, dual and plural » (1956, II : XXV); « violent fluctuations », cette expression renvoie aux efforts de création d’un énoncé qui se veut à la fois politique et plein de compassion pour la grande cité d’Athènes. Ce va-et-vient entre le pluriel, le duel et le singulier donne le ton d’un oracle plein de conseils, qui prend le parti des Athéniens, tantôt comme s’ils étaient l’ensemble des citoyens de la grande cité, tantôt comme s’ils étaient liés par le sort que le destin réserve à chacun d’eux et qui prend à partie les consultants. Par le dernier vers est donnée la preuve que les consultants sont au nombre de deux. Il semble que l’on voit, que l’on entend la Pythie aller d’une situation réelle de consultation à l’exhortation du peuple dans son entier, et peut-être se ressent aussi le mouvement de ses yeux qui se fixent par moments sur l’un des consultants166,

à qui, au singulier, elle s’adresse en particulier! C’est un échange très vivant, sans doute l’exemple le plus évident de la vie réelle des oracles rendus à Delphes.

Dans un oracle (PW338, in Inscr. Magn. N° 215), adressé aux Magnésiens, venus demander l’explication d’un signe envoyé par les dieux - la découverte d’une effigie de Dionysos sur un platane abattu par le vent dans la cité - les six premiers sont au pluriel : ἤλθετε, ὑμεῖν (vers 3), ωἰκίσσατ’ (vers 6). On passe au singulier par le vocatif qui s’adresse, au vers 7, au peuple, comme entité politique et non plus aux hommes en particulier : ὦ δῆμε μεγάσθενες, ô peuple tout puissant, et les impératifs ἵδρυε, τίθει prennent la relève, avant de laisser de nouveau la place aux pluriels : ἐλθέτε, λάβητε, ὑμεῖν.

1.4.1.8 Le cas de ὅδε et οὗτος

La langue des oracles delphiques fait un usage privilégié de deux démonstratifs, ὅδε et οὗτος, des déictiques qui renvoient tous ces énoncés à un système d’énonciation explicite, clairement établie, dans une relation de communication évidente entre deux interlocuteurs, en l’occurrence celui qui pose la question de consultation et celle qui y répond au nom

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d’Apollon. Le premier, ὅδε, désigne ce qui est rapproché de celui qui parle et le second, οὗτος, ce qui se situe à une certaine distance du locuteur. À la lecture de ces oracles, ressort l’impression d’un contexte où tout se fait en direct comme si on voyait la Pythie pointer du doigt celui qui la consulte.

Voyons d’abord certains emplois de ὅδε167, présent à différents cas et à différents genres

dans quatre oracles. Il est employé au vers 2 d’un oracle adressé à Myscellos de Rhype (PW43) : […] τόδε δὲ πρότερον σὲ κελεύει. Suit alors l’exhortation à fonder la colonie de Crotone. Le démonstratif a ici sa valeur normale d’annoncer quelque chose. Il se retrouve au vers 3 d’un oracle adressé aux Athéniens (PW95) : σοὶ δὲ τόδ’ αὔτις ἔπος ἐρέω […], et encore

ce mot (le mien) je te dirai […]. Sa valeur est identique au vers 1 de l’oracle rendu aux

Thébains (PW273) : σημεῖον τόδε […], ce signe (que je connais et que je vous rappelle) et au vers 1 de l’oracle destiné aux Amphictyons (PW18) : […] τῆσδε πόληος […], […] de cette

ville (que je connais et dont vous m’avez parlé). Tout dans le contexte, d’après ces exemples,

semble désigner ces démonstratifs comme faisant partie de la sphère d’intérêt de celui qui parle, avec des valeurs très personnelles. La traduction, mise en valeur entre parenthèses, oblige à restituer parfois la précision du contexte, précision qu’on ne retrouve pas nécessairement dans les exemples cités en note 167.

Le démonstratif οὗτος est présent dans douze oracles, essentiellement au masculin168: pour

notre analyse, nous ne retiendrons comme exemples que l’oracle PW8 (v.1) et sa réécriture PW206 (v. 1) : ὄλβιος οὗτος ἀνήρ […] heureux cet homme (qui pénètre dans mon temple) ; les autres emplois renvoient aux valeurs anaphoriques du pronom. On sait que, grammaticalement et dans sa valeur pragmatique, il est employé pour interpeller quelqu’un, principalement pour l’arrêter dans sa marche et sa façon de faire : celui qui est désigné par οὗτος est bien connu de la personne qui parle, et souvent une valeur laudative se dégage des circonstances. Moins expressif que ὅδε, il est employé en concurrence avec ce dernier dans l’oracle PW44 et comme il est d’usage précède ὅδε.

αὐτός σοι φράζει ἑκατήβολος· ἀλλὰ συνίει οὗτος μὲν Ταφίασσος ἀνήροτος, ἤδε δὲ Χαλκίς. ἤδε δὲ Κουρήτων … ἡἱερὰ χθών. αἵδε δ’ Ἐχινάδες εἰσί· πολὺς δ’ ἐπ’ ἀριστερὰ πόντος. οὕτω σ’ οὐκ ἄν φημι Λακινίου ἄκρου ἁμαρτεῖν οὐδ’ ἱερᾶς Κριμίσης οὐδ’ Αἰσάρου ποταμοῖο. (PW44)

En personne, le dieu qui lance au loin ses flèches te donne l’explication ; mais écoute. Voici Taphiassos le non-labouré, voici Chalcis. Voici le pays des Courètes … le pays sacré. Voici les Échinades. A gauche, une grande mer. Je te dis aussi de ne pas manquer le cap Lacinion ni la sainte Orimisé ni le fleuve Aesarus.

167 Il existe aussi des emplois réguliers de ὅδε, sans signification particulière : τόνδε (PW487, v.7), τήνδε

(PW374, v.9), τόδε (PW133, v.5 / PW517, v.5) τῷδε (PW358, v.3), τῶνδε (PW100, v.7 / PW433, v.3).

168 Les autres emplois sont : οὕτοι (PW96, v.2), αὕτη (PW233, v.2), ταῦτα (PW7, v.3 / PW329 / PW538, v.2 /

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1.4.2 La réponse donnée par le dieu

Plus de matière est abordable, en ce qui concerne les réponses que le dieu est censé avoir données aux consultants venus lui réclamer des conseils. Plusieurs problèmes se posent, associés notamment à l’identification du pronom de la première personne, qui renvoie tantôt à Apollon, tantôt à la Pythie, mais qui de toute façon est censé appartenir en priorité au dieu, la Pythie n’étant qu’un intermédiaire.

Parlant de Claros et de Didymes, Busine a ces mots pour désigner l’oracle devenant texte (2005 : 48) : « La genèse du texte sacré, considéré comme parole du dieu, est à situer au moment de l’inspiration divine, lorsque le médium était visité par le dieu qui se servait de l’enveloppe corporelle de celui-ci pour émettre un son et répondre aux questions qui lui étaient posées. » Les réponses étaient remises sous scellés selon la Souda ; un texte le rappelle clairement, mais nul ne sait si c’était valable pour tous les consultants, notamment les particuliers anonymes, ou réservé uniquement aux représentants des cités ; il est tout à fait compréhensible que dans ce cas précis, les gouvernements veuillent posséder une preuve officielle et incontestée de la consultation :

[…] ὁ μαντευόμενος ἐν Δελφοῖς σεσημασμένους ἐλάμβανε τοὺς χρησμοὺς, καὶ προείρητο αὐτῷ, εἰ λύσει, ζημία μία τῶν τριῶν· ἢ γὰρ τῶν ὀφθαλμῶν αὐτὸν ἔδει στερηθῆναι ἢ τῆς χειρὸς ἢ τῆς γλώττης.

[…] le consultant de Delphes emportait les oracles marqués d’un sceau, et lui était prédit, s’il le déliait, l’un des trois châtiments : en effet, on devait l’amputer soit des yeux, soit de la main, soit de la langue.

Parke et Wormell (1956, II : 178) citent comme un exemple une lettre envoyée par les Delphiens au γένος des habitants de Géphyra, leurs amis, dans laquelle ils rappellent non seulement le contenu de l’oracle, mais aussi une prescription importante le concernant, et qui dit (lignes 10-12)169 :

ὑμεῖς οὖν καλῶς [ποιήσετε ἀποδεξάμενοι αὐ]τούς καὶ εἰσαγαγόντες εἰς τ[ὸ χρηστήριον καὶ τοῦ ἀποδο]θέντος χρησμοῦ διαπεμψ[άμε]νοι τῶι γέ[νει τὸ ἀντίγραφον.] Quant à vous donc, vous agirez bien, après réception, après accueil au sanctuaire, et une fois l’oracle donné, après envoi au γένος de sa copie.

Cette copie, ou ἀντίγραφον serait bien la preuve que l’on conservait sous une forme écrite la réponse reçue et qu’elle était envoyée avec toutes les précautions d’usage aux intéressés. D’ailleurs Hérodote (7.142) rapporte ce fait que les envoyés d’Athènes (les θεοπρόποι dont nous parlerons plus loin), lors de la consultation de l’oracle sollicité sur les aléas de la guerre que mènent les Perses contre les Grecs, avaient eux-mêmes mis par écrit la réponse :

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[…] συγγραψάμενοι ἀπαλλάσσοντο ἐς τὰς Ἀθήνας. […] ayant transcrit la réponse, ils l’envoyèrent à Athènes.

Une autre question se pose sur le rôle joué par le consultant lors de la consultation et sur sa place dans l’ἄδυτον : le consultant est-il présent pour recevoir la réponse ? Plutarque laisse planer un doute : il décrit en effet une salle qu’il nomme οἶκος dans laquelle s’entassent les consultants (Sur la disparition des oracles, 437 C)

[…] ὁ γὰρ οἶκος, ἐν ᾧ τοὺς χρωμένους τῷ θεῷ καθίζουσιν, […] εὐωδίας ἀναπίμπλαται καὶ πνεύματος […]

En effet la salle où l’on fait asseoir les consultants du dieu, […] est emplie d’une bonne odeur et du souffle (prophétique) […]

Serait-ce qu’ils ne voient pas la Pythie, mais peuvent seulement l’entendre ?

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