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Les recueils d’oracles delphiques : étude systématique de leur constitution et de leur

2.1.1 Les recueils du XX ème siècle

2.1.1.3 La question des variations textuelles

Une différence notoire apparaît entre d’un côté Fontenrose, de l’autre Parke et Wormell, différence qui justifie le mieux leurs objectifs divergents : la question des variations et des variantes, présente dans le corpus anglais, qui s’en préoccupe avec soin, absente dans le corpus américain. Or, les oracles qui nous sont connus par la voie manuscrite ont été, avant de se fixer dans telle ou telle œuvre, flexibles et soumis à des variations. Et il est important de les signaler, pour la connaissance linguistique des textes eux-mêmes, et leur statut dans le contexte diachronique et synchronique de leur histoire. Maurizio (1997) relève deux voies possibles qui expliquent ces variations : les textes oraculaires peuvent avoir été altérés durant leur réalisation par celui ou celle qui les a prononcés ou par l’auditoire qui les a reçus. Ils peuvent aussi avoir été donnés en même temps à différents consultants, avec peu ou pas de changement dans leur forme. Nous introduisons une troisième voie, celle de l’altération par la lecture que les auteurs-citateurs font de ces oracles archivés, ou lus dans des collections, ou modifiés par leur propre volonté. Ce serait une sorte d’usure naturelle, due à une lecture rapide, à une lecture rendue difficile par la calligraphie du texte écrit, à des défaillances de la mémoire, qui, privée de notes, ne retient pas tout du texte lu. Il est possible aussi de compter sur la diffusion orale des oracles : le texte écrit s’empare d’un texte connu de bouche à oreille ; ainsi des éléments apparaissent différents d’une transcription à l’autre.

Or cette question des variantes textuelles est à l’origine de certains problèmes liés aux oracles qui sont passés par tant d’étapes divergentes de diffusion et de connaissance, de citation et de maintien dans le circuit des textes que des modifications se sont imposées, pour ainsi dire d’elles-mêmes. Les textes définitivement choisis par Parke et Wormell le sont en fonction de trois critères231.

 Certaines citations sont incomplètes à cause d’oublis ou d’omissions (volontaires ou non) : ainsi des vers entiers ne sont pas cités ; des vers sont incomplètement cités ; parfois un mot seul manque, ce qui entraîne une métrique faussée.

 Les différences lexicales sont prises en compte.

 Les différences morphologiques apparaissent aussi.

Sur les 252 réponses attestées, 121 ne sont pas concernées par des variations (ce qui représente environ un peu plus de 47%)232 ; c’est parce qu’elles sont citées une seule fois dans

231 Nous nous proposons de faire plus tard, dans cette partie, une analyse de ces remarques, appuyée sur des

exemples précis.

232 Il s’agit des oracles répertoriés ainsi : PW4, PW9, PW15, PW17, PW24, PW25, PW33, PW39, PW43, PW48,

PW53, PW65, PW68, PW69, PW70, PW81, PW92, PW96, PW106, PW109, PW122, PW129, PW131, PW135, PW154, PW169, PW170, PW173, PW198, PW202, PW222, PW225, PW226, PW229, PW230, PW232, PW233, PW235, PW236, PW242, PW243, PW245, PW250, PW256, PW257, PW259, PW260, PW262, PW266, PW270, PW273, PW279, PW280, PW283, PW291, PW292, PW302, PW310, PW311, PW316, PW326, PW329, PW339, PW341, PW361, PW366, PW372, PW375, PW377, PW378, PW379, PW380, PW381, PW382, PW383, PW388, PW389, PW390, PW404, PW408, PW409, PW414, PW418, PW420, PW421, PW422, PW423, PW424,

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une œuvre littéraire, ou une inscription ; elles peuvent aussi avoir été citées seulement deux fois, et dans ce cas, il est sûr que la source première, la plus ancienne, a été lue par l’écrivain qui cite en deuxième position.

Restent les 53% environ qui se lisent avec des variations. Ces variations s’expliquent (mais il n’est pas possible de le prouver constamment) par les choix de l’écrivain qui recense ou cite les oracles, choix qui, le plus souvent, ne compromettent pas le texte en tant que tel ; il existe cependant des variations qui déforment ou dénaturent, et vont jusqu’à une nouvelle version du texte. Ce sont les plus intéressantes qui font réfléchir sur la vie des textes et leur évolution dans l’histoire littéraire.

Prenons l’exemple de l’oracle adressé à Égée (PW110) ; si l’on restitue l’oracle avec ses variantes, on arrive à quatre versions :

Première version : celle qui est retenue par PW, issue de l’œuvre d’Apollodore (3, 15, 6).

ἀσκοῦ τὸν προύχοντα ποδάονα, φέρτατε λαῶν μὴ λύσῃς, πρὶν ἐς ἄκρον Ἀθηναίων ἀφίκηαι.

Deuxième version : celle que l’on trouve dans le Thésée de Plutarque (3, 5).

ἀσκοῦ τὸν προύχοντα πόδα, μέγα φέρτατε λαῶν μὴ λύσῃς, πρὶν ἐς ἄκρον Ἀθηναίων ἀφίκηαι.

Troisième version : celle que l’on lit dans l’Anthologie Palatine, 14, 150.

ἀσκοῦ τὸν προύχοντα πόδα, μέγα φέρτατε λαῶν

μὴ λῦσαι πρὶν δῆμον (Ἀθηναίων ou Ἀθηνῶν) εἰσαφικέσθαι. Quatrième version : celle qui figure dans le commentaire du vers 11 de l’Hippolyte d’Euripide (Schol. Euripide, Hipp. 11). ἀσκοῦ τὸν προύχοντα ποδέωνα, φίλτατε λαῶν

μὴ λύσῃς, πρὶν γοῦνον Ἀθηναίων αφικέσθαι.

Les textes se ressemblent beaucoup et peuvent se regrouper deux par deux: Apollodore et Plutarque ont sans doute eu les mêmes sources, vu la grande similitude de leurs citations, notamment pour le vers 2 ; l’Anthologie Palatine cite le premier vers employé chez Plutarque, et il se trouve dans la scholie rattachée au vers euripidien des éléments présents dans les précédentes versions. Les changements s’opèrent au niveau du lexique dans le premier vers : pour décrire la partie resserrée de l’outre, ποδάονα ou ποδέωνα qui en désigne métaphoriquement le cou, est remplacé par l’image du pied πόδα ; or ce sont des mots de la même famille lexicale et sémantique ; la qualité que représente le superlatif (φέρτατε, le plus brave ou φίλτατε, le plus aimé) est renforcé par un adverbe intensif, μέγα : mais ces variations lexicales n’apportent aucune modification en profondeur au texte et au contexte. Le

PW428, PW429, PW432, PW434, PW464, PW466, PW467, PW469, PW471, PW473, PW474, PW475, PW488, PW490, PW501, PW507, PW514, PW515, PW517, PW539, PW577, PW579, PW580, PW581, PW597, PW598, PW607, PW608, PW610, PW611, PW612, PW613, PW614.

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vers 2 est celui qui a le plus de variations : apparaît une variante morphosyntaxique pour le verbe que l’on lit tantôt λύσῃς, tantôt λῦσαι : subjonctif aoriste, ou infinitif aoriste, pour exprimer une défense ; peu importe, puisque le sens ne se modifie que très peu, l’infinitif connotant davantage une prescription officielle ; le seul élement qui disparaît dans la version à l’infinitif est la désignation de la personne, mais la valeur impérative demeure. Une variante syntaxique occupe la construction de la subordonnée temporelle qui se présente tantôt au subjonctif (comme c’est la règle pour l’emploi de πρῖν précédé d’un verbe négatif), tantôt à l’infinitif (également possible dans les mêmes conditions, mais de façon plus rare). Le vers 2 est aussi marqué par une variation lexicale : tantôt le verbe ἀφικέσθαι, tantôt le verbe dérivé εἰσαφικέσθαι, ce qui n’entraîne aucune modification sémantique importante. La désignation d’Athènes est rendue par l’image de l’acropole ἄρκον ou son synonyme γοῦνον, ou bien par la référence au peuple athénien δῆμον (Ἀθηναίων ou Ἀθηνῶν). Les modifications n’entraînent aucune évolution du sens du texte. Le message est le même, même si le cotexte est modifié. Voici un autre cas, l’oracle rendu aux Ioniens et aux habitants de Cos dont la version retenue par l’édition PW est empruntée à Diodore de Sicile (9.3.2) :

οὔ ποτε μὴ λήξῃ πόλεμος Μερόπων καὶ Ἰώνων πρὶν τρίποδα χρύσειον, ὃν Ἥφαιστος κάμε τεύχων, ἐκ μέσσου πέμψετε, καὶ ἐς δόμον ἀνδρὸς ἵκηται

ὃς σοφίᾳ τά τ’ἐόντα τά τ’ἐσσόμενα προδέδορκεν.(PW248) Que jamais ne cesse la guerre des Méropes et des Ioniens, avant que le trépied d’or, qu’Héphaistos se fatigue à façonner, vous ne l’envoyiez du milieu (de la mer) et qu’il n’arrive dans la maison de celui qui, par sa sagesse, prévoit ce qui est et ce qui sera.

On trouve les variantes suivantes chez Diogène Laërce (1.32) :

οὐ πρότερον λήξει νεῖκος Μερόπων καὶ Ἰώνων πρὶν τρίποδα χρύσειον, ὃν Ἥφαιστος βάλε πόντῳ, ἐκ πόλιος πέμψετε, καὶ ἐς δόμον ἀνδρὸς ἵκηται ὃς σοφὸς ᾖ τά τ’ἐόντα τά τ’ἐσσόμενα πρό τ’ἐόντα.

Jamais ne cessera la querelle entre les Méropes et les Ioniens, avant que le trépied d’or, qu’Héphaistos a jeté à la mer, vous ne l’envoyiez hors de votre ville, et qu’il n’arrive dans la maison de celui qui est un sage par sa connaissance du présent, de l’avenir et du passé.

Le vers 1 offre un futur au lieu de subjonctif injonctif ; le vers 2 change de sens, puisqu’on passe de l’art de façonner le trépied à un geste indélicat, le trépied étant jeté à l’eau ; le vers 3 opère un changement lexical, le nom du milieu, μέσσου étant remplacé par celui de la ville, πόλιος ; enfin le vers 4 est modifié dans sa stucture, faisant apparaître un accusatif adverbial complément de l’adjectif σοφός et les trois dimensions du savoir divinatoire sont prises en compte, présent, passé et futur.

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