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Les réorientations de la recherche delphique à la fin du XX ème siècle et au début du XXI ème siècle

Deux colloques importants ont eu lieu en 1995 et en 2012, « Oracles et prophéties de l’Antiquité », pour le premier, « Manteia. Pratiques et imaginaire de la divination grecque antique », pour le second, dont le thème général concerne les oracles et la pratique oraculaire en général ; les intitulés orientent la recherche, d’une part vers une meilleure compréhension des phénomènes oraculaires de l’Antiquité, d’autre part vers des liens à établir entre la pratique officielle de la divination et l’imaginaire qui en découle, l’oracle étant une forme de contact direct entre l’homme et les divinités à interroger. Le but est de percevoir les mentalités à travers des pratiques qui sont à la fois sociales et intellectuelles.

Les travaux actuels, qu’ils soient ceux des colloques ou ceux plus ponctuels d’articles publiés dans des revues diverses, envisagent de porter les efforts sur une nouvelle orientation, éloignée de l’intérêt historique longtemps attaché aux recherches oraculaires : il s’agit

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d’inscrire les oracles dans une perspective linguistique, générique, textuelle, poétique et communicationnelle, car l’oracle est considéré non plus exclusivement comme un événement historique et socio-culturel , mais aussi comme un acte de parole doublé d’un témoignage de l’écrit (littéraire ou non). Envisager l’oracle comme une production textuelle, qui a été conçue par et pour quelqu’un, c’est tenter de démonter les rouages de son fonctionnement interne, et de faire l’inventaire des moyens que la langue procure pour créer du texte.

Les uns s’intéressent à lier les oracles, que nous connaissons sous leur forme écrite, à des problèmes langagiers et linguistiques de l’oral : comment retrouver l’oralité des textes oraculaires dans la forme écrite reconnue aujourd’hui comme prépondérante. Ainsi les travaux de José-Antonio Fernández-Delgado analysent-ils les marques de l’oralité dans les textes oraculaires : marques syntaxiques dans les formules qui reviennent, rythme qui souligne une sorte de spontanéité ou d’improvisation, comme si l’on voulait rendre la façon dont la parole oraculaire a été prononcée. Est envisagée aussi une étude de la versification avec ses maladresses, dont parlait déjà Plutarque quand il commente quelques exemples d’oracles delphiques, et qui étaient connues comme des spécificités du style oraculaire delphique. Bryan Hainsworth étend ses hypothèses à l’ensemble de la poésie non homérique dont font partie les oracles écrits en vers ; des marques spécifiques concernant la métrique, parfois irrégulière, de ces oracles confirmeraient pour lui le caractère oral de cette langue, artificielle, créée dans les bureaux des sanctuaires.

D’autres s’attachent à démontrer les liens entre la poésie oraculaire et la poésie épique, notamment la poésie homérique. Jesús María Nieto Ibáñez démontre que bon nombre de formules fréquentes dans les réponses oraculaires proviennent d’une imitation de formules empruntées à la langue homérique, qui a servi de modèle aux chresmologues, prophètes et autres versificateurs du sanctuaire delphique, et que l’hexamètre oraculaire ne suit pas l’évolution ordinaire de l’hexamètre grec, très proche et resté toujours très proche de la métrique homérique et surtout hésiodique ; il insiste aussi sur le caractère populaire et didactique de la langue des oracles delphiques, une langue qui suit un modèle stéréotypé, d’allure « conservador y immobilista ».

Certains soutiennent que la forme même des oracles conserve en elle, de façon volontaire ou non, des aspects de son improvisation orale. Ainsi Luigi Rossi souligne-t-il que les réponses oraculaires conservées fournissent un document unique en son genre, « di improvvisazione estemporanea » ; l’oracle conserverait cet aspect d’improvisation, « legato alla memoria di moduli sclerotizzati, è cioè al modello epico ». C’est pourquoi, quand les oracles sont conservés sous forme écrite et archivés, donnés au consultant, on y trouve des imperfections techniques, ce qui signifierait qu’on a voulu conserver religieusement « la forma data originariamente al responso dall’improvvisazione ».

L’une des préoccupations les plus tenaces est celle de l’ambiguïté, notion que l’on ne peut éviter quand on parle des oracles : Georges Rougemont s’interroge d’abord sur l’authenticité des oracles, mais ne considère pas le problème crucial et absolument déterminant, car dans l’Antiquité est donnée à l’authenticité une valeur différente de la nôtre ; il s’attache alors à définir ce que l’on entend par « ambigu » : « suffisamment obscur pour autoriser – dans le meilleur des cas – plusieurs interprétations divergentes », dit-il ; il en vient à conclure que ces poèmes oraculaires sont plutôt alambiqués, contournés, comme des sortes de pots-pourris de figures de style et des réminiscences poétiques plus ou moins adroitement cousues ensemble.

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Hérodote en tire d’ailleurs un parti littéraire et apologétique, pour piquer la curiosité, pour amuser, comme plus tard Pausanias ou Plutarque, quand ils citent des oracles. Pierre Somville considère les jeux de mots présents dans les oracles non pas comme des jeux de langue gratuits, mais comme des moyens de parfaire la quête du sacré : il n’y a pas de contradiction entre jeux de mots et appel du sacré.

C’est ainsi que se pose la question du sacré, et liée à lui celle de l’écriture qui a transcendé le caractère ponctuel et aléatoire du texte oraculaire : les travaux récents de Renée Koch- Piettre vont dans ce sens, quand est posée la question du texte sacré, que l’écriture transmet. La transcription des oracles n’est pas toujours clairement attestée ; l’archéologie certes a livré des inscriptions sur pierre, la tradition littéraire fait connaître des traditions de collections privées ou publiques, qui ne nous sont pas parvenues. Faire collection de recueils d’oracles, c’est confirmer l’autorité intellectuelle d’Apollon delphien et augmenter la valeur sacrée des textes. La mise en relation des recueils possibles d’oracles et des activités de catalogage, d’archivage est une question intéressante ; ainsi les oracles deviennent supports pour les spéculations, les délibérations : archives de la mémoire, réservoirs d’arguments, canevas d’interprétations virtuelles, les recueils entrent dans la grande tradition de l’« édition autorisée ». La mise en relation des recueils d’oracles et des recueils sapientiaux, proverbes, paroles des Sept Sages, sentences tragiques, permet d’envisager l’existence de compilations à vocation ou à prétention littéraire. Jacqueline Champeaux a déjà envisagé cet aspect des choses, car l’oracle transcrit et conservé sous forme de texte écrit permet de réguler le discours surnaturel, de le « rationaliser », dit-elle, et de lui faire gagner en cohérence ce qu’il perd en spontanéité et en improvisation. Cette transposition écrite de l’oracle lui donne une dimension de parole prophétique, de savoir révélé, marqué de l’empreinte du sacré. De là s’explique l’importance des archives que l’on trouve dans nombre de sanctuaires : bureau des oracles ou χρησμογράφιον à Didymes, archives ou ζύγαστρον à Delphes.

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