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Les oracles : étude pragmatique de leur production et de leur réception

1.5 Qui transforme la parole d’Apollon ?

1.5.1 Les membres officiels du sanctuaire

1.5.1.1 Le prophète, aide de la Pythie

1.5.1.1.3 Quelles preuves de son existence ?

Reste à prouver son existence, attestée, semble-t-il, à cinq cents ans d’intervalle à la fois par Hérodote et Plutarque : le prophète est celui qui parle à la place du dieu et transmet ses oracles ; en ce sens la Pythie peut être un prophète, et Apollon lui-même est le prophète de Zeus au nom duquel d’ailleurs il prononce ses oracles ; le prophète est aussi un ministre du culte chargé d’assister au cours de la consultation la Pythie et de veiller au bon fonctionnement de l’oracle.

180 Nous reprenons une expression souvent appliquée au poète qui fait passer les mots du monde inspiré au

monde courant… (voir notamment René Char, le « passeur de justice »).

181 Phèdre (244A-B) : Ἥ τε γὰρ δὴ ἐν Δελφοῖς προφῆτις αἵ τ᾽ ἐν Δωδώνῃ ἱέρειαι μανεῖσαι μὲν πολλὰ δὴ καὶ

καλὰ ἰδίᾳ τε καὶ δημοσίᾳ τὴν Ἑλλάδα ἠργάσαντο, σωφρονοῦσαι δὲ βραχέα ἢ οὐδέν·

182 Pour d’autres références au rôle du prophète, voir Pindare fr. 137 ; Euripide, Ion vers 100, 369, 371, 413 ;

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Au temps de Plutarque, existent plusieurs prophètes (au moins deux) ; auparavant il en existait, si l’on en croit Hérodote (8.36) un seul, mais encore le texte est-il interprétable de diverses façons. Euripide dans Ion mentionne plusieurs prophètes aux vers 414-416 où Ion dit à Xouthos :

Ἡμεῖς τά γ' ἔξω, τῶν ἔσω δ' ἄλλοις μέλει, οἳ πλησίον θάσσουσι τρίποδος, ὦ ξένε, Δελφῶν ἀριστῆς, οὓς ἐκλήρωσεν πάλος.

Notre ministère s’étend au dehors : d’autres, qui siègent près du trépied, ô étranger, s’occupent des affaires intérieures, les plus distingués de Delphes, que le sort a désignés.

On aurait ici témoignage de deux catégories de prophètes : le prophète de l’extérieur qui régule le flot des consultants et Ion semble en être un, le prophète de l’intérieur qui, assisté des ὅσιοι, aide, guide et conseille.

Dans un article de la Revue des Etudes Grecques (1951 : 296), Legrand définit les rôles de la Pythie et du prophète dans l’élaboration de l’énoncé oraculaire. Il part du principe que la formulation improvisée de réponses en vers devant les consultants est chose difficile, voire impossible et affirme que « la rédaction versifiée suppose qu’un délai, nécessaire pour l’élaboration de la réponse, séparait le moment où cette réponse était communiquée au consultant de celui où la question avait été soumise à un ministre de l’oracle ». Pour lui, le prophète est prépondérant, personnage principal dont la Pythie n’est que le porte-parole ; sorte de « souffleur » qui dit à la Pythie ce qu’elle n’a qu’à répéter. Nilsson (1958 : 243-244) reprend cette idée, en précisant toutefois que « das Problem ist nicht zu lösen », puisqu’on n’a aucun texte qui en témoigne. Pour Fontenrose au contraire, le prophète s’identifie au prêtre, ἱερεύς : il n’est que l’organisateur et le président de session. Le prophète pouvait prendre connaissance de la question posée et la reformuler : la Pythie aurait eu alors un rôle assez effacé, représentante seulement du dieu qui la possède et c’est déjà beaucoup, mais peu au regard de la parole qui doit être communiquée. Le rôle du prophète était donc d’arrêter la teneur et les termes de la réponse, et si pour une raison quelconque, il s’agissait d’honorer le consultant, il avait à composer en vers ce que la Pythie avait déclamé. Donc chaque fois qu’intervient le prophète, c’est dans le cadre du sanctuaire que cela se passe, comme s’il était attaché à un dieu spécifique, avec comme mission de communiquer la volonté de ce dieu : ce serait pour reprendre une formule de Dillery (2005 : 171) un « dependent diviner », un devin fonctionnaire et officiellement mis en fonction dans un sanctuaire.

1.5.1.2 L’exégète

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Lévêque (mars 1995) appelle ἐξεγητής, exégète, celui qui est chargé de recueillir et de traduire les paroles de la Pythie. « Des propos incohérents, dit-il, sortent de [la] bouche frémissante [de la Pythie], qui sont recueillis par les exégètes, des prêtres qui fixent le sens à retenir de la consultation… Les exégètes ensuite « traduisent » les paroles divines de la Pythie. » C’est sans doute une extrapolation qui dépasse le sens à accorder à ce terme et qui

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ne correspond pas vraiment à la réalité de la situation. Bouché-Leclercq (1880, III, 4 : 612) a fait une étude intéressante de l’exégèse et de ses pratiquants : pour lui, les devins exégètes, rattachés à la pratique libre de la divination, comme les chresmologues, « avaient pour office d’interpréter, de combiner, d’appliquer aux cas particuliers des oracles émis par les organes de l’intuition prophétique, en un mot, de soumettre ces textes souvent énigmatiques à une analyse rationnelle ». Le problème vient du nom donné à cette catégorie de devins ; l’usage distingue trois sortes d’experts ou de conseillers qui ont pour caractère commun d’être des « explicateurs », mais qui appliquaient leur sagacité spéciale à des objets différents.

On applique dans un premier temps ce nom aux guides exégètes qui faisaient métier de montrer aux visiteurs les monuments célèbres, particulièrement les temples ; ils sont plutôt appelés περιηγηταί chez Plutarque et ἐξηγηταί chez Pausanias.

Il y a aussi les théologiens exégètes que des cités grecques comme Athènes avaient préposés à la garde des traditions religieuses garanties par l’Etat ; à l’époque historique, les exégètes athéniens formaient un collège de trois membres ; ils sont aussi connus sous le nom de Πυθαισταί, dotés de fonctions spéciales qui les mettaient en rapport avec l’oracle delphique ; Platon, par exemple, les installe dans sa cité idéale (Lois, 6). On les connaît dans des textes plus récents sous le nom de Πυθόχρηστοι. Sparte avait aussi ses exégètes, les quatre Πύθιοι nommés par les rois et faisant fonction d’ambassadeurs entre Sparte et Delphes : ils allaient y porter les questions en qualité d’envoyés de l’Etat, θεωροί ; ils rapportaient les réponses à titre d’envoyés ou d’interprètes du dieu, θεοπρόποι, et comme ils étaient chargés de garder ces oracles, ils étaient appelés parfois à les consulter, à les expliquer ou du moins à reproduire l’explication qui leur en avait été donnée par les prêtres de Delphes.

Il y a enfin les exégètes proprement dits : ce sont des devins libres qui, au lieu de se consacrer exclusivement à l’interprétation des signes extérieurs ou des songes, avaient eu l’idée d’employer leur sagacité à pénétrer le sens des textes révélés. C’étaient des commentateurs qui avaient recueilli un certain nombre de prophéties plus ou moins anciennes, émises par des oracles ou des prophètes inspirés et qui tiraient de ce fonds, où s’était immobilisée la pensée révélatrice, des indications relatives à des questions déterminées.

Roux reprend l’idée de Bouché-Leclercq, que dans les parages des sanctuaires devaient faire métier des exégètes chargés de traduire les paroles obscures de la Pythie, même si les prophètes les avaient mises en mots dans un premier temps. Amandry pense que les devins qui gravitaient autour de l’oracle n’y avaient aucune fonction officielle. Delcourt distingue, quant à elle, les exégètes et les chresmologues (qui se donnaient pour exégètes) : elle précise que, contrairement à l’idée reçue, ils n’étaient pas chargés d’interpréter les oracles ; les πυθόχρηστοι mettaient en forme les questions à soumettre à la Pythie ; les Πύθιοι, θεοπρόποι, θεωροί étaient des intermédiaires entre États et sanctuaires.

Ainsi la récapitulation des divers termes employés à cet égard donne le compte rendu suivant :

 Le θεωρός ou théore est un député officiel qu’une cité envoie consulter le dieu ; il a des responsabilités très importantes : présenter les offrandes, recueillir les paroles du

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dieu, les transporter dans la cité de façon confidentielle ; Théognis (Élégies, 1, 805- 808) en rappelle les principales vertus184 :

τόρνου καὶ στάθμης καὶ γνωμόνος ἄνδρα θεωρόν εὐθύτερον χρὴ ἔμεν, Κύρνε, φυλασσόμενον ᾧτινί κεν Πυθῶνι θεοῦ χρήσασ’ ἱέρεια ὀμφὴν σημήνῃ πίονος ἐξ ἀδύτου.

Il faut, Cyrnos, qu’il ait plus de rectitude que la règle, l’équerre et le compas, le jugement du théore à qui, dans Pythô, la prêtresse du dieu, en rendant un oracle, aura fait s’exprimer sa voix du fond du riche sanctuaire.

 Le θεοπρόπος est un devin à proprement parler, chargé de mandats précis, limités souvent à une seule consultation ; on le trouve dans cette charge chez Homère. Defradas en faisant le point sur les exégètes athéniens conclut qu’Apollon est l’exégète par excellence : dieu prophète, il s’exprime par la bouche d’un médium185.

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